Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

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soldes de la Saint Sylvestre

Bilan annuel dans mon carnet

Reconnaissez que je suis un commerçant précis. Comme chaque année depuis dix ans je fais un travail régulier : je solde la matière brute restée non élaborée dans mon carnet. C’est mon idée fixe qu’aucun thème, aucune pensée, aucune idée, aucun système philosophique universel (ce dernier est fait aussi dans la même matière solide et durable que les autres, donc il est pérenne) ne doit être repoussé à l’année suivante. Le monde change, ses exigences changent, c’est nous qui devons nous y adapter parce qu’il ne fera aucun effort pour s’adapter à nous. Comme chaque fois, je propose ces résidus à mes confrères écrivains pour un prix très avantageux, avec de très légers défauts de fabrication. J’avertis en particulier les débutants qu’une affaire pas chère, ouverte, est bien plus intéressante qu’une appropriation indue qui détruit la conscience.

 

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1. Article, nouvelle, poème, roman.

Rêve. Analyse plus élaborée, il n’y a rien eu depuis Freud. Suite de la construction de l’iconographie génialement déchiffrée ; Freud en a découvert les quelques signes comme Champollion les hiéroglyphes.

Loi et convention. Le criminel le plus véritable, le plus marquant est le tricheur aux cartes. Il a violé la loi non écrite la plus authentique qui gouverne en fait, la convention au service de laquelle et pour laquelle nous nous mettons une balle dans la tête plus facilement que pour les dettes protégées par les lois.

Jouisseur. Adepte de l’amour physique romantique, il idéalise certains organes, comme le musicien idéalise l’oreille, le peintre l’œil, le philosophe le système nerveux central.

Nationalités. J’ai honte devant les Anglais. Ils considèrent les autres nationaux comme des mineurs.

Grandiose nouvelle découverte. C’est en forgeant qu’on devient forgeron raté.

Histoire. De nos jours ce sont les journaux qui la fabriquent.

Survivances. Le corps n’est pas seul à posséder des organes rudimentaires, l’âme aussi porte en elle de vieux systèmes devenus inutiles (Aristote, Descartes, Hegel). D’une manière globale on pourrait dire que le corps lui-même n’est qu’une survivance, un mauvais habit de l’âme.

Philologie. Il serait intéressant qu’une espèce animale invente la parole devant nos yeux et nos oreilles. Très probablement le premier mot des chiens serait : ouah, ouah. Ils y entendraient peut-être : moi.

Poème. Ne me laissez pas embrasser, mais laissez-moi aimer, ne me laissez pas aimer, mais laissez-moi chanter, ne me laissez pas chanter, mais laissez-moi vivre, ne me laissez pas vivre, mais laissez-moi mourir.

Inspiration ? D’après Bergson c’est être distrait.

Ma dictature. De même que jusqu’ici les dictateurs punissaient l’expression de la vérité, sous ma dictature c’est le mensonge qui sera réprimé (la répression est aussi une violence, je le sais). Celui qui affirme quelque chose, n’importe quoi, doit le prouver, s’il ne peut pas le prouver, il sera puni.

2. Satire, humour, croquis.

Autographe. Je n’oublie jamais de noter l’endroit où je le donne. Si un jour quelqu’un les réunit, l’histoire de ma vie s’y trouvera.

Strindberg. Mari et femme improvisent une scène de ménage effroyable pour que les invités prennent peur et s’en aillent.

Point de vue féminin. Deux femmes parlent d’un homme. L’une le loue avec enthousiasme pour être le plus résolu des gigolos et des zazous, l’autre le vilipende et le décrie pour être un gentleman parfait.

Succès ou échec ? Un ami m’a prié de composer un poème d’amour qu’il aimerait présenter à sa belle comme sien. Je suis présent quand il le lui donne. Elle l’apprécie ; lui, par modestie, en dit le plus de mal possible : « oh, un mauvais petit bidouillage insignifiant, pas plus ! »

Comment je suis tombé dans un tournoi de bridge. Je me suis rendu par hasard au club. J’ai suivi le jeu de connaissances qui après d’âpres combats sont arrivées jusqu’à la finale. J’y suis resté jusqu’à six heures du matin pour connaître le résultat. J’ajoute que je ne sais pas bridger, je ne connais même pas les cartes.

Commérage. Le matin Sándor médite : il serait intéressant que Bandi Pörge gifle Karcsi Hetyke. Il le raconte comme un fait. Le matin,  quand la nouvelle du scandale lui revient, il s’écrie : « C’est fou ! Je me doutais bien que ça se terminerait comme ça ! ».

Haut et profond. Seul le bon pilote sait que ces notions n’existent pas. Là où je me trouve, c’est le centre, la position normale. Je ne suis jamais ni en haut ni en bas, c’est seulement le sol qui est en dessous de moi et le ciel au-dessus. Il n’y a que les mauvais pilotes et les poètes ou les penseurs narcissiques qui se font croire qu’ils sont "hauts" ou "profonds".

3. Aphorismes.

Pédagogie. Il n’a pas eu le temps d’apprendre parce qu’on l’enseignait sans cesse.

Le public de l’art (lecteur, spectateur, etc.) Des voyeurs masochistes du plaisir de la création.

Mariage. Lutte dans laquelle l’une des parties finance les frais de guerre de l’autre partie, veille à son équipement, voire parfois à ses cris de guerre.

Avion. Je dois me trouver à haute altitude. Tel que je le regarde dans mon télescope, plus personne ne tourne la tête vers le haut. Ils ne me voient plus, même le petit point que j’étais a disparu.

Tu n’es plus ce que tu as été ! Moi, je ne le suis plus ? Mais si, seulement je suis passé dans un autre état de la matière : la vie m’a cuit, m’a rôti, m’a pétri et m’a comprimé jusqu’à ce que je devienne liquide – encore heureux si je ne m’évapore pas. Mais l’or liquide est toujours de l’or et l’air liquide est toujours de l’air.

Société. Il n’y a pas d’autre solution : il convient de faire le travail physique collectivement et le travail intellectuel individuellement. Cent hommes soulèvent cent fois plus facilement un poids qu’un seul. Mais un problème mathématique ne peut être résolu plus vite par cent que par un. Plutôt moins vite, parce qu’ils se dérangent avec leurs murmures. La valeur de toute création intellectuelle est inversement proportionnelle au nombre de ses créateurs.

Propriété privée. Seul ce que tout le monde ignore nous appartient. Ça, je l’ai déjà dit l’année dernière. Maintenant j’ajoute : nous vivons dans un temps où cette constatation vaut désormais aussi pour les biens intellectuels.

L’art pour l’art. En bon hongrois : impuissance.

À l’attention de Don Juan. La vengeance sexuelle est une vengeance abjecte.

Philosophe. Il a le même rapport à la vie réelle que "le joueur à martingale" dans les grands casinos (Monte Carle, etc.) qui est convaincu que la chance aux cartes a ses règles, et quand il les aura découvertes, il fera sauter la banque.

Vie. Par n’importe quel chaînon que je la soulève, j’ai toujours soulevé toute la chaîne. Il dépend de la force du soulèvement combien je peux changer sa position.

Je m’abêtis. Oui, on raconte à mes dépens que mes facultés intellectuelles, ma mémoire, mon jugement baissent. C’est parce que je commence à savoir quantité de choses (ou je les juge intéressantes à soulever), que je suis seul à savoir et que les autres ne connaissent pas. Le spectateur n’a donc pas le moyen de les vérifier, et petit à petit il en déduit que je ne sais plus rien.

Générations. Elles arrivent, elles viennent, elles se suivent. Chaque nouvelle génération me fait l’effet de repousser la réponse à la question : à quoi sert la vie ?

La différence essentielle. La femme est amoureuse par affection – l’homme aime (ou déteste, si c’est un lâche) parce qu’il est amoureux d’elle.

Défense aérienne. Voici que le genre humain évolue dans une direction "naturelle", comme je l’ai expliqué dans mon encyclopédie. L’espèce "utilise" l’avion créé par l’individu, comme une souris devenue chauve-souris. Attendez de voir ce qu’elle deviendra si l’espèce reprend la direction de son destin de la main de l’individu.

 Lumière cachée. Nous, Hongrois, n’allumons pas une bougie sous le boisseau, mais une lampe à arc.

 

Pesti Napló, 30 décembre 1936.

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