Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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ballade du chien perdu et retrouvÉ

« Jai trouvé deux chiens : un ratier noir avec collier marron et un vizsla[1] avec une tache noire sur le front. Leurs propriétaires peuvent les récupérer au 13, rue X., deuxième étage. »

J’ai lu les lignes ci-dessus dans les petites annonces d’un quotidien populaire. J’ai tout de suite pensé à Fifi, mon spitz nain – mon Dieu, pourrait-il se perdre lui aussi un jour ? Il n’est pas sûr qu’il tomberait sur une personne honnête qui n’épargnerait ni sa peine ni son argent pour rassurer le propriétaire inconnu. Des gens honnêtes, ça existe. Ce petit quotidien par exemple est probablement parrainé par une association cynophile, ses petites annonces en sont la preuve. Quelqu’un qui perd son chien, c’est là qu’il met une annonce, et ceux qui les trouvent se donnent également rendez-vous dans cette même rubrique. Les premiers promettent "une digne récompense" à celui qui le rapportera, tandis que les derniers sont modestes, ils n’attendent aucune rétribution.

J’ai mentionné le cas ce midi à mon chien Fifi, mais lui n’a fait que remuer les oreilles avec dédain. Tu as tort de prendre la chose de si haut, Fifi, je lui ai dit, nous vivons des temps troublés, un chien de bonne maison n’est jamais assez prudent, et puis, tu es d’un caractère passablement étourdi, tu cours partout – que se passera-t-il si un jour tu ne retrouves plus ta route ? Tu vois, c’est arrivé au vizsla qui est pourtant – pardonne-moi – d’une race autrement plus intelligente, quant au sens de l’orientation.

Fifi a mal pris mes observations, il déteste ce ton protecteur et raciste, c’est un chien moderne, humaniste, militant de l’égalité et de la fraternité en politique canine.

Et le malheur s’est quand même produit comme je l’avais pressenti. Et même sous mon nez.

Nous nous promenions sur l’Île Marguerite, je l’ai libéré un instant de sa laisse pour entrer dans une échoppe, je croyais qu’il m’attendrait. À ma sortie, Fifi n’était plus nulle part.

Imaginez mon désarroi. J’ai asticoté tous les gardiens, j’ai passé toute l’île au peigne fin. Aucun résultat, pourtant un brave homme m’a tout de suite proposé son aide, il s’est dit artisan au chômage. C’est avec cœur et dévouement qu’il a cherché avec moi, il a dit qu’il me comprenait, il avait eu lui aussi un chien tant qu’il pouvait se le permettre, il se rappelait à quel point « un stupide animal comme ça peut nous être cher, plus qu’aucun ami, croyez-moi ». C’est ainsi qu’il s’est exprimé. Sa compassion m’a fait du bien dans mon chagrin, nous nous sommes liés d’amitié, et c’est lui qui m’a suggéré de mettre une petite annonce dans ce quotidien et de proposer une honnête récompense, ça peut parfois réussir.

Ça n’a pas manqué.

Dès le lendemain de l’annonce un modeste employé s’est présenté le matin, avec Fifi. Il m’a dit que ce jour-là il se promenait sur l’île avec sa fiancée quand ils ont remarqué Fifi. Fifi était très triste. Ses yeux exprimaient une vraie tristesse, « vous savez, tous les chiens aiment ma fiancée », il les suppliait presque de son regard de l’emmener puisqu’il était perdu. Cela faisait deux jours que le chien demeurait avec eux, et il a avoué franchement qu’ils ont appris à l’aimer, ils s’y sont attachés, ils n’auraient jamais pensé s’en séparer s’ils n’avaient pas lu ma petite annonce.

Leur amour du chien m’a tellement touché que je lui ai offert le double de la récompense promise, ce que, après des protestations polies, il a fini par accepter.

Pendant la promenade suivante (en veillant à le garder en laisse) j’ai grondé sévèrement Fifi, n’est-ce pas, je t’ai bien dit que ça aller se terminer comme ça. Pendant un temps il s’est réfugié dans un morne silence, puis il a jappé un coup, secoué la patte, levé la tête et dit :

- J’en ai assez, je n’en peux plus, je me sens contraint de briser le serment que prête chaque chien avant sa naissance devant le saint protecteur de la gent canine, en jurant de ne jamais entrer en conversation avec les humains, même dans les cas d’importance. Mais je ne peux plus supporter d’écouter tant de balivernes. Il n’y a pas de plus grande poire que toi en ce monde. Tu me donnes des leçons, à moi qui connais mieux ta race que tu ne connais la mienne ? Sache qu’à Budapest agit une organisation gigantesque, avec capital social et filières, et une armée d’employés. Le salaud qui m’a ramené, est associé et complice de l’autre salopard, celui qui t’a aidé à me chercher sur l’île – son associé et non sa fiancée. C’est ensemble qu’ils m’ont volé, avec un lasso, à la minute même où tu tournais les talons pour entrer dans la boutique. Ce gangster m’a emporté à une "fourrière", où croupissent à tout moment plusieurs centaines de chiens en attente de la rançon que la bande de voleurs se prétendant honnêtes citoyens, travaillant avec les petites annonces, soutirera aux propriétaires attristés.

Je vous transmets les paroles de Fifi sans commentaire.

 

 Magyarország, 25 mars 1937

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[1] Braque hongrois.