Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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on remet mon billet en jeu

On remet en jeu mon billet de loterie. Je m’explique : on peut remettre un billet de loterie en jeu, lorsqu’on gagne la somme minimale qui, après impôts, couvre très exactement le prix d’achat du billet. C’est-à-dire qu’on n’a ni gagné ni perdu. (Je dois observer ici que la promesse faite par l’État qu’un billet sur deux serait gagnant, n’est pas tenue, car la mise rendue n’est pas un gain.)

Le marchand à qui j’avais acheté le billet m’a suggéré de ne pas me contenter d’un remboursement. Pour le prix de la mise je pourrais acheter un nouveau billet et continuer le jeu, presque la moitié des numéros restent encore dans l’urne, ce "billet de consolation", comme on le nomme officiellement, pourrait me permettre de gagner même le gros lot.

J’ai refusé cette offre et je me suis fait rembourser mon premier billet.

Non parce que j’avais un besoin brûlant de la somme, mais parce que mon envie de risquer s’était entre-temps éteinte.

Je ne souhaite plus participer à ce tirage. Tout simplement, je me sens offensé.

Bien plus que si mon billet n’avait pas été tiré du tout, et j’aurais perdu la mise.

Je ressens cette offense comme symbolique de la part de mon grand adversaire, Sa Majesté la Chance, Sa Majesté le Hasard.

Si je perds la mise, d’accord, j’ai perdu. En tout cas je garde le sentiment que Sa Majesté avait relevé le défi, a livré combat contre moi dans ce grand duel qui court entre nous depuis un quart de siècle, et dans lequel c’est toujours moi le perdant. Il a relevé le défi, nous nous sommes battus, et j’ai une fois de plus perdu, de même que beaucoup d’autres, la majorité, de laquelle, chaque fois que j’achète un billet, je veux m’extraire, avec la secrète conviction que j’en ai le droit, j’en suis digne.

J’ai perdu, j’ai perdu de nouveau, mais selon les règles de la chevalerie. Je peux marcher la tête haute, je peux recommencer n’importe quand, une millième fois, je peux assiéger les cents têtes du dragon Alea, la mille et unième fois je réussirai peut-être à couper celle de ses têtes qui décide de mon Destin, refuse obstinément et résolument, de me laisser approcher de la source de l’Indépendance, de la Liberté et de l’Honneur – l’Argent.

Mais de cette façon ?

Comme si on m’avait giflé.

Sa Majesté la Chance a tout simplement refusé de me parler. En tant que cas, je ne l’intéresse pas.

Elle ne me hait plus comme avant, simplement elle m’ignore, elle regarde par-dessus ma tête, elle ne me connaît pas, je suis transparent pour elle.

Elle ne relève pas le défi.

Elle me renvoie ma lettre de rappel suppliante et menaçante, sans l’avoir ouverte, avec la remarque "Refusé par le destinataire".

Elle m’interdit de participer à la compétition.

"Tout ou rien" – j’avais crié vers elle avec l’orgueil d’un mendiant, mais elle n’a pas réagi.

Elle n’accepte pas le sacrifice que je lui ai offert, ma pauvreté.

Elle n’accepte pas que je partage ma dernière bouchée avec elle. Elle ne me laisse pas vivre, mais elle ne veut pas non plus que je meure pour elle.

Cette femme ne m’aime plus. 

 

Az Est, 17 avril 1937

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