Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
l’inspecteur
J’ai rencontré Ödön après quelques années sans le voir. Le pauvre Ödön avait été un camarade de classe, je le
connaissais depuis l’enfance. Il a toujours
été nerveux, pourtant dans le fond c’était un bon garçon. Dès l’école il s’est
avéré que le symptôme caractéristique de sa maladie (des signes intermittents)
trouvait ses racines dans des malentendus permanents concernant la propriété
privée. Pour cette raison, dans son propre intérêt (et un peu aussi dans
l’intérêt des autres) la direction compréhensive l’a éloigné de l’institution.
Mais sa maladie n’a pas guéri. La société
aussi a été compréhensive et elle le plaçait de temps à autre, en vue d’un traitement,
au début pour un ou deux mois, plus tard pour un à deux ans, dans des
institutions de province. Cela faisait partie de la vie de Ödön :
tantôt il était dehors, jouissant de sa liberté transitoire, tantôt il menait
une occupation assise dans une de ces institutions mentionnées plus haut. On
peut dire qu’ils se comprenaient bien, Ödön et la
société, ils voyaient clair dans la nature l’un de l’autre, et dans une
certaine mesure ils respectaient l’un l’autre leur vision du monde pourtant
totalement opposées. Si Ödön se trompait dans
l’interprétation de la propriété privée, la société s’attelait à convaincre Ödön de son erreur, et Ödön ne se
plaignait jamais, il acceptait dans un baroud d’honneur les conséquences pour
lui défavorables du débat. Il prétendait qu’ils avaient toujours été quittes,
lui et les lois – on ne peut pas en dire autant de chacun de nous.
Cette fois, quand je l’ai rencontré, tout
m’est revenu à l’esprit – j’avais bien lu dans les journaux pourquoi on n’avait
pas pu le voir pendant deux ans et demi.
Comme d’habitude, il était cette fois aussi
dans un état d’âme apaisé, un homme chez lequel les avantages et les
inconvénients, les joies et les chagrins, les délits et les châtiments sont en
équilibre. C’est lui qui m’a hélé dans la rue ; sans fausse pudeur ni
appréhension. Moi j’avais plus d’idées préconçues, mais sa façon chaleureuse et
directe, sans mépris aucun pour les autres misérables comme moi qui ne payent
pas leurs péchés, par conséquent se sentent toujours un peu confus et coupables
(contrairement à lui), m’a vite désarmé. Il m’a aussitôt abordé.
- Alors, comment vas-tu ? Tu
peines, hein ? Je pense bien, ça doit être laborieux pour un écrivain
d’être constamment à la recherche de nouveaux sujets. Tu vis de rien, ou de ton
petit doigt qui te raconte tes histoires. Bon, mais au moins ce n’est pas
dangereux. Un homme comme moi encourt des risques d'autre nature. Tu veux
savoir pourquoi je viens d’écoper de deux berges et demie ? J’aurais honte
devant mes confrères si j’en étais capable. Tu sais seulement sur quelle peau
de banane j’ai glissé cette fois ? Si les mouises particulières
t’intéressent, alors écoute la mienne… Je me trouvais à l’étranger, en
affaires. Bon, l’oseille commençait à manquer, je me suis dit, deux briques me
feraient du bien… Mais je voulais éviter le foutoir… Je me suis décidé à taper
le carton. J’ai mis des semaines à chercher le bon pigeon à plumer, le soir je
traînais dans les meilleurs clubs ou cafés… En bon connaisseur des hommes j’ai
fini par trouver le cave idéal. Un gros, mal fringué, de province, on voyait au
premier coup d’œil qu’il était plein aux as et borné. Mais je ne l’ai pas
assommé tout de suite ; ça fait partie de l’art. Je l’ai suivi prudemment
d’un café à l’autre, inaperçu. Enfin le moment psychologique s’est présenté.
Je le trouve en train de reluquer une
grande partie, assis distraitement comme un idiot. Je me glisse derrière lui,
j’y prends racine une bonne demi-heure, puis enfin je m’adresse à lui
prudemment.
- Une partie intéressante, je lui dis.
- Oui, répond-il, méfiant.
- Vous connaissez ce jeu ?
- Je connais.
Nous nous taisons, puis je regarde ma
montre.
- Il me reste une heure et demie de
libre… Si le cœur vous en dit, je suis à votre disposition… Nous pouvons tuer
le temps autour d’un carton.
Il hésite. Il finit par se décider.
- Ben…
Je prends les choses en main.
- Garçon… Un paquet de piquet…
Peut-être dans la pièce latérale, c’est plus silencieux… - dis-je en me
tournant vers lui avec prévenance.
Il démarre, comme malgré lui, toujours
aussi méfiant. Un peu lourdaud, le type. Pas facile à cuire. Avant de nous
asseoir, je me prosterne devant lui avec l’élégance d’un homme du monde pour
qu’il voie qu’il n’a pas affaire à n’importe qui.
Je me présente.
- Ödön G.
L’effet est foudroyant. Sa figure
s’enflamme. Il me tombe dans les bras, il m’étreint, il m’embrasse. Il crie
presque dans son enthousiasme.
- Ödön
G. ! Mon cher ami ! C’est ce qu’on peut appeler de la chance… Ça fait
deux semaines que je te cherche, j’étais sur le point de renoncer et de rentrer
à la maison… Je suis S. H., inspecteur de la police nationale… Ça
alors ! D’accord pour jouer deux parties en l’honneur de cette rencontre,
ensuite ouste, au commissariat !
J’ai vite pris congé de Ödön,
sans lui dire que ce sujet méritait vraiment d’être écrit ; comme il a
déjà purgé sa peine, il pourrait même gagner quelques pengoes de droits
d’auteur. Je suis entré dans ce café et j’ai rédigé le papier. Je m’en vais le
vendre.
Magyarország,
13janvier 1937