Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Les Yeux

Révolution dans la science

Si je me rappelle bien, c’est Marc Twain qui a affirmé le grand principe du culte de la réclame au siècle dernier : « même celui qui distribue de l’or contre du fer ne trouvera pas d’acheteur, s’il ne sait pas le présenter comme il faut ». Dans notre siècle, sous le nom de propagande, c’est la politique qui a repris à son compte cette grande découverte de l’industrie – pas forcément pour distribuer de l’or, plutôt le contraire. Toutefois il est certain que si un jour, au-delà de l’industrie et de la politique, la science, culte des connaissances et des vérités, se résigne aussi à progresser par la voie de la réclame, la voie qui contourne le dernier rempart de vérification de la compréhension et de la conviction, qui se fraie un chemin à travers la jungle de l’imagination et qui pénètre dans la conscience humaine à conquérir, dans ses premiers combats, elle sera contrainte de recourir à la méthode de Marc Twain.

Car par exemple cette dernière découverte qui est née dans l’atelier d’un maître russe de la chirurgie, est manifestement de l’or pur dans le coffre de notre trésor le plus cher, la santé humaine. Il s’agit de ce qu’il est possible de rendre la vue à des gens qui l’ont perdue à la suite d’une nécrose de la cornée, par une simple greffe de tissus. En effet, c’est une découverte tout à fait extraordinaire. On avait déjà essayé de transplanter la cornée d’êtres vivants sains, mais sans succès. Or, le savant russe a compris qu’un tissu prélevé dans l’œil d’un mort peut prendre racine et servir d’organe dans l’œil malade d’un vivant.

C’est un acquis et un progrès gigantesque dans le monde de la connaissance, dont la volonté et le but sont le bonheur de l’individu. Toutefois, après de grands succès politiques, nous, misérables humanistes, sommes devenus plus prudents et soupçonneux, nous faisons entrer en compte des forces instinctives et génétiques avérées plus puissantes, qui ont leurs racines dans l’imaginaire et dans le sentimental et que l’on ne peut pas approcher par la raison et la compréhension. Pour ma part je crois désormais probable que les aveugles du monde ne sauteront pas de joie à la nouvelle de leur délivrance, mais se gratteront la tête et afficheront des moues dégoûtées – quoi ? On veut planter en moi une partie du corps d’un mort ? Merci bien, je préfère rester aveugle, comme l’a ordonné le dessein de la providence.

Il convient de reconnaître qu’effectivement une telle intervention, permise par l’opportunité d’une guérison à un tel prix, n’est pas ragoûtante. Cela amène une association d’idées, sous la forme d’une contradiction perverse, effroyable, à l’instar de jumeaux siamois quand il faut en tuer un et le découper du vivant pour sauver ce dernier. Dans notre cas il s’agit au contraire de recoudre du mort sur le vivant dans l’intérêt du vivant. Une transfusion sanguine terrifiante, une idée grand-guignolesque, le milieu des bas-fonds des romans policiers du romantisme déclinant, ambiance de morgue, puanteur de cadavre, un vent de cimetière en émane. Ossip Schubin et Dracula. Sans même dire que pour une âme un peu vive et mystique, la pensée de porter l’œil ou une partie de l’œil d’un mort dans son œil vivant peut évoquer diverses possibilités qui font frissonner. Sait-on jamais ce que j’apercevrai, quand on m’enlèvera le pansement, à travers cet œil qui avait, mort, déjà découvert l’autre rive ? D’accord, oui, je verrai de nouveau, mais avec quelles horribles lunettes ? Et si les yeux d’un mort ne voyaient que le pays des morts et les yeux d’un vivant seulement le pays des vivants ? Une perspective effroyable pour mon œil en train de se rouvrir, d’apercevoir autour de lui plutôt que la lumière d’une chambre d’hôpital ensoleillée, le brouillard jaune grisâtre – l’île du Bas-Monde et de la Déliquescence, comme le voyait Böcklin, ou les champs du Léthé, des "Danaïdes" de Mihály Babits. Des fantômes nauséeux, évanescents tournoient, surgissent du brouillard avec la souffrance accusatrice et perfide de leur regard – tout un univers sculpté de cette ouate graisseuse, cet ectoplasme auquel croyaient Schrenck-Notzing[1] – un horrible œil à rayons X qui ne voit, au-delà du cher et beau corps terrestre familier, que le corps lémurien gris, dilué et incertain de l’âme – non, merci bien, je n’en veux pas !

Eh oui, le grand découvreur doit apparemment vaincre des difficultés pour être reconnu. S’agissant d’aveugles, on ne doit pas compter sur la lumière qu’au milieu du siècle dernier, la science en lutte pour la clarification et la clarté avait élue pour aide et compagnon qui l’aiderait dans sa campagne lancée contre les superstitions et les préjugés. Non, il convient ici d’emprunter les magnifiques enseignements qui ont assuré des résultats retentissants aux mouvements de propagande politique. À la différence près que s’agissant cette fois effectivement d’or, il nous faudra professer la chose comme s’il ne s’agissait pas d’or mais d’un autre métal plus utile dans la pratique : du fer ou de l’acier dont on peut forger des armes ou des jouets amusants. (Au demeurant, si j’y pense, on ne peut pas appeler riche un homme qui possède de l’or, mais rien d’autre : dans la vie on a besoin d’autres matières plus utiles ; un Robinson qui se perdrait dans une mine d’or se trouverait dans une situation fort désagréable, il serait contraint de se tailler en or des bretelles pour son pantalon, son couteau et ses cure-dents. C’est pourquoi on a inventé que l’or se contente d’être un moyen d’échange – sous cette forme il est très utilisable.)

Après tout cela, j’ai donc l’honneur par la suite de proposer mes services au savant russe, en qualité de chef de publicité ou de manager de presse, qui, avec les moyens adéquats,  créerait un marché pour la nouvelle découverte devant le grand public – je ferai de la "publicity" pour l’article – plus tard, si l’affaire marche bien, je ne refuserai pas un modeste rang et un titre non plus, non par vanité naturellement, mais dans l’intérêt de la propagande – en tant que commissaire gouvernemental à la réclame, ou ministre des affaires étrangères, peu importe, ça m’est égal.

Ci-joint quelques pistes, à titre d’exemples.

À l’attention des suicidaires ! Ne jetez pas avec votre vie vos yeux usagés – les régies du Docteur Iatchitchorna vous les achètent un bon prix et régleront le montant au bénéfice de votre famille.

Celui qui voit la vie en face et non la mort – comprend que seule l’entreprise industrielle partisane à but patriotique "RC-SA" (Société Anonyme de Réquisition des Cadavres) peut rendre la vue à ses yeux.

Droit dans les yeux si tu m’aimes, je ne transplante que des yeux de cadavres sous licence.

Les morts chevauchent vite – mais pas aussi vite qu’on ne puisse pas les rattraper si on a besoin de leurs yeux.

Œil pour œil – vendrais pas cher à un journaliste ambitieux mes yeux libéraux en bon état après ma mort et après l’insuccès de mon parti, pour un clin d’œil à droite.

Jeter de la poudre aux yeux de qui nie qu’il réapprend à voir seulement à travers nos yeux préparés et bien conservés.

Et enfin :

N’est pas une foi aveugle - la foi du citoyen moderne, éclairé, conscient du Miraudlande en notre Président et Chef, le Docteur Corbeau, qui crève les yeux des vils exploiteurs, pour nous les octroyer – vive le Socialisme Personnel s’Opposant à la Vision du Monde des Aveugles et Crachant dans les Yeux de l’Insolente Impudeur !

 

Pesti Napló, 2 juillet 1937.

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[1] Albert von Schrenck-Notzing (1862-1929). Médecin allemand, pionnier de la psychothérapie et adepte de la parapsychologie.