Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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ballon rouge À pois blancs

 

À bord du Csobánc, le 18 juillet

Cela s’est passé ici et parmi nous – en fidèle chroniqueur de mes voyages aventureux que je suis, je note tout aussitôt. Le Csobánc a appareillé sur la Sió[1] à quinze heures dix, pour accoster à seize heures cinq au môle de Füred.

Nous avons une merveilleuse traversée. Un voile léger recouvre le Balaton, il filtre le reflet du soleil, il l’estompe en quelque chose d’invraisemblable. Cela donne la chair de poule au miroir du lac. À gauche ni à droite on ne voit guère la rive, tout le paysage s’est élevé comme le rêve d’un aquarelliste anglais ; un voilier à l’horizon semble grimper à la voûte céleste.

Nous sommes complets, au moins cent quarante passagers, la capacité maximale qu’affiche un panneau sous la cabine du commandant. Nombreux sont les Allemands et les Italiens. Ceux qui n’ont pas trouvé place sur les bancs, s’adossent au bastingage et fixent l’horizon. Le silence règne, un silence recueilli comme à l’église – le cadre féerique ordonne le respect.

Dix minutes plus tard ce silence est brisé par un hurlement déchirant.

Tout le monde se réveille et tourne la tête vers un garçonnet de cinq ans qui s’agrippe et désigne quelque chose, dans un hurlement libéré, évoquant quasiment l’ivresse du plaisir.

En suivant les gestes de son petit bras nous découvrons tous un point rouge flottant au-dessus de l’eau à une distance de cinq cents mètres derrière nous.

Un ballon rouge à pois blancs que l’enfant a laissé tomber. Le temps que les premiers accords vigoureux de la symphonie de ses hurlements retentissent dans sa bouche grande ouverte, il est déjà loin.

Des rires, pour partie compatissants, pour partie sainement goguenards. De la proue du bateau nous courons au milieu, nous nous penchons au-dessus du bastingage, nous guettons le ballon qui s’éloigne le bec dans l’eau, qui s’étonne et danse tout seul. Les hurlements du garçonnet ont atteint l’apogée de la composition artistique, en soulignant le motif de base dans un fortissimo endiablé.

J’aperçois alors que le capitaine et le barreur chuchotent.

L’instant suivant nous devons constater que la rive de Füred se penche, bascule sur le côté.

Le bateau tourne lentement.

Sur les lèvres de cent quarante personnes le rire s’éteint, nous attendons, tendus, curieux.

On a fait demi-tour. À toute vapeur. Objectif : un ballon rouge à pois blancs. Ce ballon se rapproche.

Une minute plus tard un matelot hâlé produit une longue épuisette, il trace un sillon dans l’eau. Les hurlements sont momentanément suspendus, avant de se transformer en un éclat de joie. Le ballon vole en décrivant un arc large de l’épuisette jusqu’à bord.

Tumulte, bruits, applaudissements. Cent quarante personnes crient en trois langues. Chacun pousse des vivats dans la sienne. Ils saluent le capitaine. Pas un seul des cent quarante, ne serait-ce que par son silence, n’afficherait un mécontentement et ne réprouverait la modification imprévue du trajet.

Le bateau fait un nouveau demi-tour. Une ombre blanche semble courir dans la brume à la place du ballon rouge à la surface du lac,  c’est ainsi qu’elle frissonnait jadis sur le lac de Génésareth.

 

Magyarország, 21 juillet 1937.

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[1] Rivière où se déverse le Lac Balaton. Füred se trouve en face sur le lac à une dizaine de km.