Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
inauguration d’un aÉroport à Pest
Pendant qu’il était
compressé dans la queue entre les barrières, pour acheter son billet de train
de banlieue (il y avait au moins vingt personnes avant lui), il constata qu’il
était inhabituellement calme. Les autres fois généralement il est nerveux,
impatient, il maudit les transports, pourquoi ne fait-on pas circuler plus de
trains, pourquoi y a-t-il toujours la foule ?
Il a aussitôt trouvé la cause de sa
relative bonne humeur. Il eut un peu honte (étant un homme de cœur, aux
sentiments sociaux), d’éprouver sinon une joie maligne ou de la malveillance,
un peu d’égoïsme bien senti.
Eh oui, se dit-il à mi-voix, ce qui est sûr
est sûr.
Dans son esprit il revoyait encore le
spectacle, cette cérémonie d’inauguration du magnifique nouvel aéroport,
excitante acrobatie casse-cou de ces fieffés oiseaux humains. Il avait encore
le torticolis pour avoir tourné sa tête durant des heures vers le haut, car la
scène de ce spectacle d’aujourd’hui était le ciel ; ça tonnait et ça
vrombissait – douze avions s’élançaient simultanément obliquement vers le ciel,
puis sur un signe repiquaient dans ce grand aquarium bleu, comme des canards
sauvages. Et puis cette autre production – à mille mètres d’altitude un petit
point se remarque en bordure d’une trentaine d’avions, il se sépare du groupe,
il amorce une courbe vers la chute libre. Quelques instants plus tard le petit
point noir se déploie, il étale ses pétales comme un volubilis au lever du
soleil, puis il poursuit sa trajectoire en se berçant, à un rythme régulier, il
flotte au-dessus des champs, se laisse entraîner par le vent qui joue avec lui,
qui le porte sur sa paume, prudemment, comme nous reposons un insecte sur le
sol. Des parachutistes.
Justement, les parachutistes…
Oui, c’est ça qui était un peu trop. Il y a
de nombreuses années, lorsque le premier objet lourd est passé par-dessus sa
tête en grondant, il sentait bien que ce n’était pas naturel, que ça ne pouvait
pas bien se terminer – une meule d’un quintal, affrontant la fureur de la
pesanteur ; non, non, l’homme est devenu très insolent dans ce
monde ! Pourtant il a fini par s’y habituer. Un jour il a même pris
l’avion jusqu’à Vienne, il est vrai qu’il a juré qu’il ne le referait plus, le
temps était venteux… Non, non, impossible de s’habituer à cette impression.
Puis vinrent ces voiliers, ces culbuteurs, sans moteur, sans équilibre – non,
lui, il en a eu assez ! Il l’a essayé, oui, il l’a essayé une fois pour
prouver qu’il n’était pas un lâche – mais jamais plus ! Il l’a même dit à
G. hier soir, en fixant le rendez-vous de ce matin à l’aéroport. Il lui a dit,
mon vieux, pour ma part, le temps qui me reste, je souhaite le passer sur le sol,
après tout on ne peut pas contraindre toute l’humanité à devenir des acrobates…
Ce qui est une exception doit rester une exception, ce qui est la règle doit
rester la règle…
Grrr… c’était vraiment horrible… ces quatre
loopings… et les parachutistes… on doit vraiment mal se sentir… s’éjecter… en
se demandant s’il allait s’ouvrir ou s’il n’allait pas s’ouvrir…
Alors là, non… la vie n’est pas une
roulette russe… il le dira à B. la prochaine fois.
Parce que ce n’est qu’un pur hasard
qu’aujourd'hui trente sur les trente se sont ouvert. Plus qu’un hasard – un
vrai miracle que tous aient atterri, puisque normalement ce genre d’attraction
fait toujours une ou deux…
Oui, oui, une ou deux victimes… et il se
souvient qu’il avait même parié avec B. (oui, c’est vrai, s’il est vite parti
c’est parce que B. avait gagné cette fois)… Alors je parie qu’il y aura
aujourd’hui aussi au moins une victime !
Mais pourquoi ce tocard de train de
banlieue s’élance-t-il aussi violemment… euh… de quoi il s’agissait déjà ?
Ah oui, j’ai dit à B… tu verras, il y aura un mort… quoi…
Et l’instant suivant, dans la collision,
une barre de fer pointue, latérale, surgit du wagon et lui transperce le
thorax.
Pesti Napló, n°8 - 1937