Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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"il prÉfÉrait BÖzsi[1]"

Dans la rue élégante où j’habite, un matin doré d’automne, des pas feutrés, des bruits assourdis – même l’autobus bourdonne plus discrètement et il sait même stopper en dehors de ses arrêts chaque fois qu’un monsieur bien mis, vêtu de noir, lève le bras.

Une dame âgée s’approche de l’abribus ou j’attends. Elle est talonnée par une petite servante de douze ou treize ans, éclatante de fraîcheur, un visage en pomme au sourire serviable, sa natte blonde se balance dans son dos. Elle s’empresse autour de madame, son excellence, comme un brave petit ratier – sa tresse blonde voltige comme si le chien remuait la queue.

La comparaison n’est pas due au hasard : la petite servante est talonnée, elle, par un ratier véritable – de temps en temps la jeune fille se baisse, arrange un peu le collier et la laisse, claque la langue pour encourager le chien. Dès le premier instant la situation se clarifie : la petite servante n’est pas directement au service de la vieille dame, elle est chargée en réalité d’accompagner le petit chien, de même qu’on voit parfois des bonnes d’enfants qui, accompagnant madame ou une préceptrice, veillent au landau dans lequel est allongé le prétendant au trône – elles l’extraient de temps en temps de son véhicule, elles le langent ou le gardent un peu dans les bras, l’appellent, l’apaisent s’il pleure, se chargent de le distraire.

C’est son rôle et sa fonction, mais il apparaîtra très vite qu’elle n’est que débutante dans ce métier, tout au moins dans cette famille.

Lorsqu’elle se penche pour la troisième fois pour dénouer la laisse entortillée, le fier petit ratier pousse un jappement énervé.

L’excellence hoche la tête. Elle observe l’opération sévèrement, presque avec hostilité. Elle dit :

- Il préférait Bözsi. – Des reproches et des réprimandes grincent dans sa voie.

La situation est claire. La petite servante est entrée en fonction ce matin même, chargée de servir le toutou, après que Bözsi qui la précédait a été renvoyée ou bien elle est partie, ou encore a été chargée d’un autre emploi. Cette promenade est en quelque sorte une répétition générale.

La petite servante le sent.

- C’est vrai ? – répond-elle dans un recueillement souriant, avec dans sa voix un tantinet de respect et d’admiration à l’égard de Bözsi qui, vraisemblablement en possession de meilleures capacités, a su éveiller une plus grande sympathie de la part du chien.

Au demeurant elle a répondu en parlant fort, illustrant que son excellence est sourde comme un pot.

Elle hésite un instant, apparemment elle fait le tour de la question. Mais aussitôt on voit qu’elle prend une résolution. Elle n’abandonne pas, elle relève le défi. D’ailleurs il se peut que chez Bözsi il ne s’agît pas d’un caractère plus adéquat, mais seulement de plus d’expérience.

- Il m’aimera aussi ! – hurle-t-elle, toujours souriante, mais téméraire.

L’excellence se drape dans un morne silence.

La petite servante louche sur le côté. Puis elle a une idée.

- Viens, courons ! – lance-t-elle au chien.

Et elle court. Le ratier court avec elle en jappant de joie.

- Hop, hop ! – l’encourage-t-elle. – Hop, courons !

C’est comme ça qu’ils courront, s’amuseront, se distrairons – elle va leur montrer, elle – pas question de baisser les bras, la chance sourit aux audacieux. Ce jeune monsieur chien apprendra à l’aimer autant qu’il aimait Bözsi – en avant, hop, courons !

Madame l’excellence ainsi que la pâle lumière d’automne les suivent du regard sans trop y croire.

 

Magyarország, 6 octobre 1937

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[1] Diminutif de Erzsébet (Élizabeth).