Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
dÉfense aÉrienne
En rentrant chez moi après l’exercice de
défense, je suis câliné par un doux petit souffle sortant d’une rue latérale –
j’ai cru à un hasard mais la petite brise ne me quitte plus, elle m’accompagne,
et en lui prêtant davantage attention j’entends son bourdonnant chuchotement
discret.
- Tu ne me reconnais pas, ce n’est pas
gentil de ta part. Si ces derniers temps je suis un peu enrhumée et je pleure
souvent, tu supposes que j’ai vieilli. Évidemment au printemps, quand je
m’embaumais de parfums d’acacias pour ton plaisir – tu t’empressais auprès de
moi, tu me dégustais comme le miel.
- Oh pardon
– je cherche des excuses – ne m’en veuillez pas, Madame, mais euh… c’est moi
qui ai dû changer, au point de ne plus vous reconnaître…
- Bon, ça ne fait rien. Je suis Climata, l’Atmosphère de Budapest.
- Oh… très heureux…
félicitations ! Bien sûr, nous avons célébré votre jour aujourd’hui,
la défense aérienne ! Vous étiez au centre des événements, l’héroïne de
l’instant pour laquelle la ville s’est levée comme un seul homme, comme pour
nos rois et nos empereurs dans l’histoire, pour leur offrir notre vie et notre
sang !
Elle me tape fraîchement le visage.
- Bon, d’accord, merci… Je reconnais
la bonne volonté. Mais qu’il me soit permis de remarquer que vous avez une drôle d’idée de
Je suis gêné.
- Pardon, vous n’avez peut-être pas
bien compris le but de l’exercice, Madame – il s’agissait en réalité de ce que
dans l’éventualité d’une attaque aérienne…
Elle me tape encore, avec plus d’énergie.
- Oui, nous y sommes. C’était
effectivement le sujet. Mais alors pourquoi vous n’êtes pas sincères, pourquoi
ne parlez-vous pas clairement ? C’est vous-même que vous défendez, c’est
votre peau que vous sauvez, pas la mienne – la vôtre, à mes dépens. Vous vous
fichez de moi, pour vous je suis transparente !
- Vraiment… pour ma part…
Elle me tape pour la troisième fois.
- Vous, vous… Précisément vous, si personne
d’autre, vous aviez le devoir de me défendre… Vous qui depuis au moins vingt
ans vivez d’amour et d’air frais…
Je suis vexé.
- Excusez-moi, Madame, mais une telle
affirmation… vous permettez… est une insulte à ma virilité et à mon honneur… la
pureté de mon amour…
- Votre amour, laissez tomber… ce
n’est que de la fumée comme les autres… ça me fait tousser… méchant homme,
vilain égoïste…
- Moi qui ne ferais pas de mal à une
mouche ?
- Non, mais vous la rendez malade…
jetez-moi cette cigarette puante…
Elle fait froufrouter sa robe, siffle
dédaigneusement et file.
Magyarország, 11 décembre 1937