Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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dÉfense aÉrienne

En rentrant chez moi après l’exercice de défense, je suis câliné par un doux petit souffle sortant d’une rue latérale – j’ai cru à un hasard mais la petite brise ne me quitte plus, elle m’accompagne, et en lui prêtant davantage attention j’entends son bourdonnant chuchotement discret.

- Tu ne me reconnais pas, ce n’est pas gentil de ta part. Si ces derniers temps je suis un peu enrhumée et je pleure souvent, tu supposes que j’ai vieilli. Évidemment au printemps, quand je m’embaumais de parfums d’acacias pour ton plaisir – tu t’empressais auprès de moi, tu me dégustais comme le miel.

Oh pardon – je cherche des excuses – ne m’en veuillez pas, Madame, mais euh… c’est moi qui ai dû changer, au point de ne plus vous reconnaître…

- Bon, ça ne fait rien. Je suis Climata, l’Atmosphère de Budapest.

- Oh… très heureux… félicitations ! Bien sûr, nous avons célébré votre jour aujourd’hui, la défense aérienne ! Vous étiez au centre des événements, l’héroïne de l’instant pour laquelle la ville s’est levée comme un seul homme, comme pour nos rois et nos empereurs dans l’histoire, pour leur offrir notre vie et notre sang !

Elle me tape fraîchement le visage.

- Bon, d’accord, merci… Je reconnais la bonne volonté. Mais qu’il me soit permis de remarquer que vous avez une drôle d’idée de la chose. Vous dites : défense aérienne. Si l’on raisonne, ce terme voudrait signifier, n’est-ce pas, que vous protégez l’air. Comme nous protégeons et soignons d’habitude les biens du patrimoine commun que l’autorité recommande à l’attention du public. C’est ainsi que nous protégeons les jardins, les parcs, les pelouses interdites. Pardonnez-moi la métaphore mais l’écriteau sur les cages du zoo « veuillez ne pas toucher aux animaux » est aussi une sorte de manifestation de ce genre d’attention et de tact. Tout au moins c’est ainsi que j’imaginais la défense d’un être tendre et raffiné tel que moi en lisant toutes les affiches. En réalité, que s’est-il passé ? Une minute après avoir sonné l’alarme, les jets se mirent à fonctionner,  mais ce n’est pas d’eau de Cologne qu’on m’a frictionnée ! On m’a jeté des flammes, on m’a soufflé dessus des fumées jaunes et noires, on m’a lancé des boulets sales – si vous me pardonnez la contradiction, toute Atmosphère que j’étais, j’ai failli suffoquer. C’est ça que vous appelez défense aérienne ?

Je suis gêné.

- Pardon, vous n’avez peut-être pas bien compris le but de l’exercice, Madame – il s’agissait en réalité de ce que dans l’éventualité d’une attaque aérienne…

Elle me tape encore, avec plus d’énergie.

- Oui, nous y sommes. C’était effectivement le sujet. Mais alors pourquoi vous n’êtes pas sincères, pourquoi ne parlez-vous pas clairement ? C’est vous-même que vous défendez, c’est votre peau que vous sauvez, pas la mienne – la vôtre, à mes dépens. Vous vous fichez de moi, pour vous je suis transparente !

- Vraiment… pour ma part…

Elle me tape pour la troisième fois.

- Vous, vous… Précisément vous, si personne d’autre, vous aviez le devoir de me défendre… Vous qui depuis au moins vingt ans vivez d’amour et d’air frais…

Je suis vexé.

- Excusez-moi, Madame, mais une telle affirmation… vous permettez… est une insulte à ma virilité et à mon honneur… la pureté de mon amour…

- Votre amour, laissez tomber… ce n’est que de la fumée comme les autres… ça me fait tousser… méchant homme, vilain égoïste…

- Moi qui ne ferais pas de mal à une mouche ?

- Non, mais vous la rendez malade… jetez-moi cette cigarette puante…

Elle fait froufrouter sa robe, siffle dédaigneusement et file.

 

 Magyarország, 11 décembre 1937

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