Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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civilisation

Pensées au cinéma

Ou plutôt en sortant du cinéma. On marche lentement vers la maison, comme après une partie d’échecs ou une partie de cartes, quand on voit encore le ballet des cartes ou des pièces d’échecs devant les yeux. Chaque carte est un personnage vivant, et chaque héros est une pièce, avec la désignation de son sort et de son destin – le metteur en scène et auteur de l’histoire rebat les cartes, bien sûr le plus souvent il triche (surtout s’il s’agit de drames cinématographiques), néanmoins les cartes restent reconnaissables, et il est laissé au plaisir et à l’imagination de l’expert de la vie de reconstituer le "happy end", de couper le paquet de cartes ou de les mélanger encore.

Selon son imagination, son goût et sa vision du monde. Évidemment tout cela est très personnel, il existe toutefois une certitude qui ne dépend pas des opinions multiples et bigarrées des spectateurs. Une certitude, donc en même temps une échelle aussi. Cette certitude est la sympathie et l’antipathie, un sentiment éveillé spontanément, avant d’avoir formé un avis, une horlogerie très fine qui réagit en ondes, qui a partout son écho à la fréquence convenable, l’un est sympathique alors que l’autre est antipathique, indépendamment de toute valeur morale. L’un est aimé et apprécié par tous, on l’applaudit, on lui souhaite du bien, l’autre est désagréable et méchant, dans le meilleur cas, comique, nous lui souhaitons tous sincèrement de mal finir, au bénéfice du "gentil garçon".

Oui, mais qui est le "gentil garçon", existe-t-il une loi au-dessus de la morale pour le justifier, qui appelle notre assentiment, car ce ne peut pas être un hasard que nous le reconnaissions même les yeux fermés ?

Je vais essayer de la trouver.

Dans l’histoire de ce soir ce gentil garçon est un escroc international, un gangster américain qui, avec sa maîtresse, se fraye un chemin dans la société anglaise élégante, en vue de s’y approprier un collier de grande valeur. Il se cassera les dents dans son entreprise, on le démasque, il est jeté en prison, mais sa complice s’en tire, l’amour du jeune lord fera des miracles, elle fera son entrée dans la haute société. Elle est jouée par Crawford, le garçon par Powel[1], ce splendide acteur américain auprès duquel toute la profession du cinéma pourrait prendre des leçons, tellement il est fin, artistiquement supérieur, simple et pourtant distingué.

Cette fois ils sont carrément charmants, adorables, tous les deux. La pièce est bonne, les dialogues sont excellents, une spiritualité rappelant les meilleures années d’Oscar Wilde, revues par les yeux perçants et l’intelligence de l’homme moderne. Une des principales caractéristiques de ce genre de gangsters, c’est les bonnes manières. Des bonnes manières avant toute chose, dans toutes les situations imaginables. Lorsque la belle intrigante est prise sur le fait au moment où elle veut lancer le collier volé à son complice dans le jardin, aux questions crues de son prétendant nerveux, perdant son sang-froid, elle répond de la façon la plus affable. Oui, en effet, je suis une voleuse. Ai-je joué toute cette comédie pour le collier ? Naturellement. Exactly, comme vous dites. Ce garçon est mon complice. Y a-t-il d’autres liens entre nous ? Oui, il est mon amant. Exactly. Je vous en prie, veuillez téléphoner à la police – me permettez-vous de composer le numéro ? Au demeurant, voici mon associé. Yes, I’m here, que puis-je faire pour vous, Messieurs ? Naturellement, tout en gardant à l’esprit les intérêts de la jeune dame, ma complice. Auriez-vous l’amabilité de m’offrir une cigarette – oh, merci beaucoup, je vous en prie, après vous – mais de quoi s’agit-il ? Et Powel de son petit doigt, avec une élégance inimitable, fait tomber la cendre de sa cigarette dans le cendrier.

De même, à police, il expédie l’affaire du greffier : après une courte réflexion, ayant accepté la prison pour assurer le bonheur de sa belle, il se retire à pas feutrés, donnant une leçon à toute la société fashionable sur une interprétation plus profonde et plus large du vrai gentleman.

Probablement la susdite sympathie dépend justement de cette interprétation. Que cette sympathie, nous la sentions très souvent hors de la limite morale juridiquement cernée, en regard des catégories tombant sous le coup du droit pénal, nous avons beau le nier au cas par cas, ceci est prouvé par l’attirance, voire l’adulation des foules. En Amérique, durant une décennie et demie, cette attirance et cette adulation secrètes ont failli renverser l’équilibre de la société, menaçant le capitalisme d’un anarchisme pratique d’un nouveau genre, esquissant le spectre d’une nouvelle justice du plus fort, sous la forme d’un gigantesque et élégant gangster – cette image a fait son effet. Je ne crois pas qu’on puisse expliquer à fond cette ambiance par la bassesse du goût, l’infantilisme et la barbarie de la foule. Il y a dedans un trait qui permet d’y déceler au contraire des exigences plus élevées. Il faut seulement remarquer l’idéal authentique dissimulé derrière cette image d’idéal.

Cet idéal authentique n’est nullement la grandeur de la justice du plus fort, n’est même pas une surestimation écœurante, pédante, de la lutte pour la vie, comme le glorifie la folie de la dictature. Bien au contraire.

Essayez d’observer quel est ce trait commun apparemment superficiel qui dans la canaille révoltée contre la sécurité publique émeut justement, émeut au maximum justement ce bourgeois dont elle menace la fortune et la sécurité. Ce n’est pas l’intégrité physique, le mépris arrogant de la mort, différence individuelle et personnalité apparente, qui ont rendu les criminels romantiques du siècle dernier si intéressants pour le lecteur, Rinaldo Rinaldini[2] et Bas-de-Cuir[3], dans les rêves pervers d’une paix heureuse trop civilisée, saturée de civilisation. Non. Les Jóska Sobri[4] et Sándor Rózsa[5] modernes se caractérisent par une courtoisie exemplaire quasi académique et les bonnes manières : un sens social extrêmement développé, le tact, la réalisation pratique des nostalgiques désirs inavoués du siècle dernier selon lesquels notre propre personnalité se profile le plus clairement dans la considération que nous prêtons à la personnalité d’autrui.

En un mot : la civilisation.

La civilisation, brièvement : un homme archaïque dompté, et par l’exploitation la plus efficace de ses capacités, hissé au zénith de sa position. Performance jusqu’ici de la plus grande valeur, la plus fertile, de la coopération de l’espèce et de l’individu.

Selon le moraliste amer, ce n’est qu’un écrin vide peinturluré, une enveloppe superficielle, une "superstructure" bricolée, sous laquelle même au moindre dérangement ressort l’instinct mauvais, destructeur.

Selon l’optimiste allègre, une unique, simple défense générale contre les excès de l’instinct, un médicament prophylactique rendant toute morale inutile. Car la cape superficielle de la politesse recèle la bonté, l’affection, la compassion, que la morale recherche en vain, alors que la bonté et l’affection non civilisées conduisent dans un cul-de-sac à l’instar du pavage de la route de l’enfer.

Les fanatiques de la morale m’ont un jour maudit pour ma phrase : « je préfère être entouré d’assassins que de fous. » Sous réserve d’une interprétation correcte je maintiens aujourd’hui encore ma position. En effet, un assassin, par la reconnaissance sensée de son état de criminel peut encore être un homme civilisé, mais la folie est la négation définitive et sans espoir de tout ce qui est civilisation.

En voici la preuve :

Une maladie regrettable de notre civilisation européenne, qui s’est installée au début du siècle, n’incline pas les âmes saines à s’orienter inconsciemment vers la cornue de la morale, mais vers ces bonnes manières "superficielles" qu’en des temps défavorables un criminel en lequel il en reste un peu représente mieux, qu’un apôtre enthousiaste en qui elles manquent.

Récemment, dans ma méditation à propos d’un autre film, j’ai attiré l’attention du lecteur sur des Anglais qui tirent, juchés sur le dos d’un singe attaqué par un sauvage, provoquant la liesse générale des spectateurs. En effet, dans le cas donné ce singe, pour défendre la civilisation humaine, se bat contre l’homme fou et primitif livrant combat à la civilisation. C’est animé de ce même sentiment instinctif que le public enferme dans son cœur et prend la défense du gangster, héros du film que j’ai vu ce soir ; par ses bonnes manières, il représente une civilisation supérieure face à la haute société assujettie à la loi.

 

Pest Napló, 22 août 1937

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[1] Joan Crawford (1905-1977). Actrice américaine. William Powel (1892-1984). Acteur américain. Il s’agit du film  The last of Mrs. Cheyney (1937).

[2] Héros de l’écrivain allemand Christian August Vulpius (1762-1827).

[3] "Histoires de Bas-de-Cuir", roman américain de James Fenimore Cooper (1789-1851).

[4] Jóska Sobri (1810-1837). Brigand au grand cœur entré dans la légende en Hongrie.

[5] Sándor Rózsa (1813-1878). Brigand charismatique, devenu un héros en 1848 dans l’armée hongroise de libération.