Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Skol, Olivecrona !
(Déjeuner et dîner avec le chirurgien volant)
Vingtième siècle, le
4 novembre, à deux heures de l’après-midi. Je souhaite me renseigner auprès du
concierge de l’hôtel au sujet du professeur ; je suis derrière un monsieur
grand, en manteau de fourrure, je suis impatient, j’ai failli le pousser
impoliment, lorsque j’entends mon nom : c’est moi qu’il cherche.
- God morgen, Herr Professor !
Il se retourne, il rit.
- Bonjour ! - répond-il en
hongrois comme il convient à un Budapestois de souche, puisque c’est sa seconde
visite chez nous. Il continue en allemand :
- On va déjeuner ?
- Volontiers ! J’ai lu avec
plaisir que vous resterez quelques jours, en vacances.
- Hélas, ce n’est plus possible. Je
dois rentrer cette nuit.
- Et le malade pour lequel vous êtes
venu… ?
Il a un air sérieux.
- Je ne l’opère pas, je l’ai vu ce
matin. On va tenter autre chose.
- Et déjà vous reprenez l’avion ?
- Eh oui. Dimanche ce sera
l’anniversaire de ma femme, je veux être avec elle samedi soir.
Il commande des plats et des boissons
hongrois. Ce qui lui plaît, il le note dans un carnet, je connais cette
habitude de l’année dernière. Il a très bonne mine,
une tête chauve allongée, une belle dentition, des yeux bleus ombellés,
brillants. Il me revient qu’à Stockholm, quand nous parlions entre nous, nous
l’appelions le Viking.
Je suis saisi d’une sorte d’émotion, une
gêne étrangère à ma nature. Comment l’expliquer ? La prêtresse grecque
devait se sentir ainsi face à l’homme qui l’avait vue nue. Entre les mains de
cet homme qui coupe des morceaux dans ce rôti lardé à côté de moi, mon cerveau
nu a pulsé, nu, pendant cinq heures.
- Quoi de neuf à Budapest ?
- C’est vous qui êtes aujourd’hui la
plus grande nouvelle ici, Monsieur le Professeur. Vous n’imaginez pas à quel
point vous êtes populaire chez nous. J’étais au cinéma hier, on a joué un film
anglais sous-titré en hongrois. Dans un des sous-titres, quelqu’un lance au
comique : « ça tourne pas rond dans ta tête, mon vieux, va voir
Olivecrona ».Savez-vous ce que ça signifie d’être aimé à Budapest ? Bien plus qu’ailleurs, où on est compris. Budapest a un instinct.
Il rit, il rougit. C’est admirable comme il
rougit facilement. Comme les adolescentes et comme tous les génies que j’ai
rencontrés. Il lève son verre :
- Skol !
Pardonnez-moi, comment faut-il prononcer : « debrői
hárslevelű » ?
- Vous l’avez parfaitement dit.
Il le note. Puis encore une fois :
- Skol !
Et je vous félicite !
- Moi ?
- Votre pays, pour le Prix Nobel[1]. Je me suis réjoui quand je l’ai lu.
On l’appelle au téléphone. Mon effort pour
le persuader de terminer tranquillement son repas reste vain. Il court, il
s’entretient, il écoute tout le monde. Il a probablement été appelé par le
médecin de "proches désespérés".
Nous sommes rejoints par l’aimable consul
suédois. La discussion porte sur la mort, en rapport avec les voyages en avion.
Il faut bien mourir un jour, objecte Olivecrona.
- Vous en êtes certain ?
Il rit, il rougit.
- C’est la seule chose dont je sois
certain.
- Sauf si un jour vous trouvez les
causes de cette mauvaise habitude entre les circonvolutions du cerveau. Ou si
vous trouvez cette autre chose qui rend inutile la vie terrestre. Qui la rend
inutile pour l’âme, qui doit tout de même nicher quelque part par-là.
- Qui sait ? Un professeur
allemand proclame ces temps-ci que c’était une erreur millénaire de prétendre
que le cerveau est notre organe le plus important.
- Mais ?
Il rit, il rougit.
- Comment vont mes chers amis
hongrois ? Le président Ch., Madame M., le professeur B. ? J’aurais
aimé inviter ce dernier pour dîner, cela me serait un grand honneur.
Nous l’appelons aussitôt.
Toute une armée de gens l’attendent dans le
hall, souriants. Des mères, des pères, des maris. Ils aimeraient juste échanger
un mot avec lui, lui montrer une radio… Il y a parmi eux certains qu’il a déjà
opérés un jour, ils aimeraient le revoir. La prochaine fois qu’il reviendra à
Pest, ils défileront avec des drapeaux.
Nous traversons le Pont François Joseph, il
tourne à droite, il diagnostique avec plaisir :
- Budapest a un nouveau pont.
Pour dîner, ma famille se joint à nous dans
une taverne de Buda, le respecté professeur B. est aussi des nôtres, il y a de
nouveau du debrői hárslevelű
sur la table, l’ambiance est excellente. De mon roman Olivecrona reconnaît
immédiatement ma nièce norvégienne, nos oreilles profitent un moment de la
douce mélodie de la langue scandinave, nous l’écoutons avec respect, mais aussi
avec inquiétude : quand on parle devant nous dans une langue non comprise,
on a toujours l’impression qu’on parle de nous dans notre dos. Le professeur R.
qui l’avait déjà assisté, me chuchote à l’oreille qu’il est rare d’entendre
Olivecrona prononcer des avis en plus de deux ou trois mots.
J’essaye d’amuser ces savants messieurs
avec des blagues sur le cerveau. Le professeur B. est mon meilleur public,
Olivecrona rit aussi, d’une voix légèrement éraillée. Il explique tout de suite
qu’il a pris un peu froid dans l’avion. Madame K., en consœur modeste, note
aussitôt en secret une prescription, elle envoie un garçon ; elle lui
offre le médicament, et quand Olivecrona l’accepte, elle constate
victorieusement : je vous ai bien dit, Professeur, que vous pourriez un
jour avoir besoin d’une aide de la médecine hongroise.
Silence soudain et recueillement : on
sert le dîner.
L’aubergiste s’est surpassé, j’ai rarement
participé à pareil festin. Chacun trouve ses morceaux préférés. Pendant
quelques minutes nous sommes tous devenus des prédateurs individuels qui
examinent la proie, sans prêter attention aux autres. Le professeur B.,
neurologue célèbre, envoie tout de même un regard sur le plat qui est devant
moi, au milieu duquel tremble une gelée blanche. Curieux, il me pose une
question :
- Qu’est-ce que c’est ?
- Vous ne reconnaissez pas,
Professeur ?
- Du ragoût de veau ?
- Hum, c’est étrange… Vous, Professeur
Olivecrona ? Regardez donc.
- Sûrement ce que vous avez commandé.
- Mais quand même…
Il regarde un temps, les yeux froncés. Il
reconnaît. Il tend les deux bras devant lui, avec dégoût.
- Brrr…
J’avais commandé de la cervelle au beurre
noir.
Az Est, 7 novembre 1937.