Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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csokonai et les nouveaux languissants

Cest seulement entre le paratonnerre évacuant la tension et le nuage chargé que l’on assiste, avant l’orage, à une relation saine semblable à celle qui a germé entre le public, la pièce de théâtre et les acteurs, sur ces tréteaux gentiment primitifs au Bois, où l’on joue désormais pour la quatrième fois à guichets fermés une œuvre de jeunesse de Mihály Csokonai Vitéz[1]. Le public en guise de paratonnerre fait comprendre par ses énergiques applaudissements que dans l’air d’un passé de cent cinquante ans "lourd d’idéaux" se blottissent des pensées redevenues modernes – quant au nuage chargé, alors cette comédie satirique avec son sourire en arc-en-ciel sert de fond et de cadre passablement tristounets aux rayons du soleil qui fait dorer les bordures, surtout si on n’oublie pas qu’en son temps le Jour de la Liberté se levait au lieu de décliner.

C’est ainsi que le public d’aujourd’hui du "Languissant Tempefői[2]" ne languit et ne rêvasse plus du tout sur les plaintes concernant la situation générale, mais il manifeste bruyamment son approbation, lorsque le poète lui-même, n’en pouvant plus de sa langueur, lève son bâton de mendiant sur les gendarmes, pourtant ceux-ci ne reprochent même pas "l’idéologie" de ses poèmes, comme cela deviendra la mode par la suite, mais ils ne font que protéger les intérêts financiers de l’éditeur, dont après tout c’est le droit de recouvrer les frais d’impression investis, du moment que l’on peut prévoir que les aimables lecteurs ne risqueront pas de s’arracher le livre. Car le public, le spectateur, l’auditeur, le peuple, la "foule" si vous voulez, dont tout tribun dès l’école élémentaire pense savoir qu’elle n’écoute que ses instincts primitifs et ses besoins éphémères, siffle toute "métaphore historique" et toute allusion lointaine – cette foule, rusée, comme si elle n’était pas une foule mais un individu doué de raison, voire de mémoire (« vous vous êtes levés comme un seul homme » disait Lajos Kossuth), cette foule regardait cette fois non le cas, elle n’avait pas de regard sur les aspects économiques selon lesquels « il est fou, celui qui se fait poète en Hongrie » (cette situation a d’ailleurs favorablement évolué depuis lors, en particulier dans les industries du roman et du cinéma), mais, avec la même ruse et malignité que l’auteur, le metteur en scène et les comédiens, elle a assimilé la notion de "poète" à la notion de liberté de l’esprit. Au siècle dernier, lorsque le représentant de la liberté de l’esprit, le poète, était de mèche avec le représentant de la liberté d’agir, l’homme politique, pour comprendre ses allusions il ne fallait effectivement pas beaucoup d’esprit – aujourd’hui la situation est différente, et c’est la raison pour laquelle je répète avec obstination que le public de Tempefői ne témoigne pas d’un esprit seulement ordinaire lorsqu’il n’embrouille pas les différentes notions.

Le spectacle s’est terminé tard. En sortant du Bois, nous étions en grande conversation autour de ce genre de sujet sur la route du retour sous la splendide lumière de la lune de mai. Nous louangions la représentation et l’extraordinaire Feri Hont[3] qui depuis décembre sculpte et façonne, ajuste dans le cadre de la scène, cette pierre précieuse brute de l’histoire de notre littérature, pour la faire briller aux feux de la rampe. Grâce à Dieu cette fois toute la presse semble satisfaite, même ceux qui à l’époque avaient dénigré la mise en scène de la Tragédie de l’Homme à Szeged, ont cette fois oublié d’émettre des reproches et ont bien voulu "révéler" un nouveau metteur en scène. (« Moi on me redécouvre en moyenne une fois tous les deux ans », a déclaré Feri Hont avec son humour noir. Citons Csokonai pour le consoler : « Tant pis pour toi si tu veux absolument être metteur en scène en Hongrie ».)

Naturellement, au-delà des théories dramaturgiques, nous discutions surtout du public, analysant la mise en scène tardive de cette pièce de Csokonai comme événement de société. Si je me rappelle bien, "Nyugat" y avait déjà songé un jour, mais alors finalement c’est "Dorottya[4]" qui avait été choisie. Nous étions d’accord pour dire que du point de vue de la saison le choix actuel était heureux, les fleurs de tout temps interdites de l’arbre "de la liberté et de l’amour" supportent manifestement bien le temps frisquet, les vers charmants de Csokonai, « les boutons de rose aimablement souriants », éclosent et arrosent de leur parfum la salle d’odeur douteuse, comme bercés par « des zéphyrs ingénus batifolant dans les branches ». On jouait à des citations, chacun connaissait de beaux vers de Csokonai, quand brusquement la querelle éclata.

C’est probablement moi qui fus le fautif lorsque j’ai cité à mauvais escient ses trois vers contenant des allusions politiques autour de l’idée que les Hongrois sont malheureux. Mon aimable et excellent collègue qui, proportionnellement à sa corpulence optimiste et bien nourrie, est d’humeur charmante et ludique dans toutes les honnêtes "banques de bagout" (comme nous disons, nous, les anciens), devint tout à coup furieux et m’accusa de me complaire dans ces choses uniquement pour la raison qu’elles sont contraires à la perception lucide d’aujourd’hui – cette perception range ce que nous appelons "liberté politique" parmi les chers souvenirs du passé, et considère comme importantes les exigences plus claires et plus pratiques de la réussite. Pour mon malheur j’ai relevé le défi et engagé le débat avec lui ; en l’espace de quelques minutes nous en étions aux notions de base, à l’individu et à la foule, aux besoins de l’individu et à l’intérêt public, et tout ce qu’on voudra. M’étant livré sans préparation à cette joute, en l’absence d’armure appropriée, j’ai tendu devant moi pour me protéger le bouclier de thèses philosophiques éprouvées, mais à mes dépens. Mon collègue qui, lui, n’était pas d’humeur mélancolique, fut dédaigneux et supérieur, et il déclara que j’étais d’esprit d’une part naïf et dépassé et d’autre part hors des clous, je ferais mieux de reconnaître les faits.

Après cela la société s’est disloquée, me laissant seul avec ces critiques discourtoises lancées à ma tête. Je décidai aussitôt de ne pas les ranger dans ma poche, afin de ne pas gâcher le souvenir de la belle soirée. C’est donc par le présent billet que je fais savoir à mon excellent collègue que j’ai l’honneur de lui retourner son opinion, qu’il en fasse bon usage. Quant aux perceptions "dépassées et naïves" – attendons dix ou vingt ans, nous comparerons alors une nouvelle fois nos fourches : laquelle de nous deux sera devenue  plus longue ou moins longue, dans une optique archéologique. Quant à savoir si j’avais un esprit hors des clous…

Veux-tu savoir, camarade, ça, je l’assume. Je te demande seulement en toute modestie d’éviter de mépriser les vis. Pour serrer durablement et vigoureusement deux planches ensemble, c’est un équipement bien plus approprié que ton clou de fer droit et cavalièrement frappé sur la tête.

 

Pesti Napló, 18 mai 1938

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[1] Mihály Csokonai Vitéz (1773-1805). Grand poète hongrois, visionnaire éblouissant de la situation politique et sociale de la Hongrie d’alors.

[2] Comédie de jeunesse de Csokonai sur le jeune poète qui ne peut pas vivre de sa plume.

[3] Ferenc Hont (1907-1979). Directeur de théâtre, metteur en scène. Élève de Gémier à Paris (1925-1927).

[4] Pièce en vers de Csokonai : les tribulations d’une vieille demoiselle pendant le carnaval.