Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

écouter le texte en hongrois

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la vie de cini

Pourquoi tourner autour du pot, la chose est devenue une très mauvaise habitude chez nous à la maison. Qui plus est, je suis contraint de moucharder ma femme, la jeter aux fauves en public, elle a été à l’origine de cette mauvaise habitude. Cini était petit à l’époque, il n’avait que deux ans – ce n’était pas un ange de Murillo, ni une réclame de farine de tapioca pour bébé, pas du tout. Soyons objectifs, l’honnête langue populaire hongroise qualifie un tel enfant de chétif. Seul son visage déterminé et ses oreilles décollées comme deux voiles gonflées par le vent permettaient de deviner le champion de water-polo à venir.

Cela n’empêche que c’était Cini, et au demeurant chacun sait que l’orgueil maternel ne connaît pas de limites.

Oui, seulement, chez certaines mères cet orgueil se retourne contre elles, dans certains cas.

Dès le début je n’ai pas beaucoup aimé cette formulation :

- Je te jure sur la vie de Cini !

C’est Madame qui déclara cela, les yeux étincelants, alors que personne ne la forçait à prêter serment dans l’affaire. L’affaire avait par hasard une certaine importance, et le fait de jurer a naturellement dissipé les doutes à juste titre.

Le problème commença quand la formulation revint sur le tapis également dans des affaires de moindre importance. Ceci bientôt non seulement devant l’étroit plénum familial, mais aussi en présence d’amis et de ses amies.

- Quoi ? – Sursautait Madame devant des invités. – Que mon île flottante ne respecte pas la recette ? Je jure sur la vie de Cini que j’ai cassé neuf œufs dedans !

À l’époque j’ai tenté d’élever la voix fermement et vigoureusement contre ce genre d’exagération, et Madame m’a d’ailleurs promis d’exclure désormais la vie de Cini du dictionnaire de ses argumentations.

Mais il était trop tard.

La vie de Cini est devenue tournure courante chez nos connaissances.

Un jour j’entends depuis la table du bridge, dans la bouche d’un monsieur, extérieur à la famille, juste un "passant" :

- Je jure sur la vie de Cini qu’il y avait quatre piques !

- Allons, voyons ! – lui ai-je murmuré, plein de reproches dans la voix.

Ceci a provoqué une liesse générale, mais ça n’a pas empêché le virus de se répandre. La vie de Cini s’est bientôt mise à jouer le rôle de la barbe du prophète sur laquelle jurent tous les bons musulmans. Des hommes ayant porté les armes se mettaient à remplacer le fier "je jure sur mon épée !" (ou sur mon panache ! comme Cyrano) par la vie de Cini.

L’autre jour dans le tram j’entends discuter deux dames inconnues.

- Eh bien, moi je réponds qu’il n’y a rien eu entre eux ! – dit la première.

- Arrête tes bobards, comment sais-tu cela ? Il n’y a pas de fumée sans feu…

- Comment ? Je le jure sur la vie de Cini…

Trop c’est trop. Je suis intervenu.

- Pardonnez-moi, Mesdames, savez-vous qui est ce Cini ?

La prêteuse de serment haussa les épaules.

- Nous l’ignorons. Mais c’est comme ça qu’on dit.

Il était temps d’y mettre un terme, avant que l’expression n’entre officiellement dans les usages. Ce matin j’ai convoqué mon fils au rapport.

- Ferenc – lui ai-je dit avec sérieux. – Tu sais que ton petit nom d’enfant est passé en un dicton gênant, voire pénible. Il convient d’y remédier, au nom de l’honneur de notre famille.

Ferenc haussa les épaules.

- Je ne suis au courant de rien – répondit-il. – Il doit y avoir une erreur. Pour ma part je n’ai jamais entendu nulle part que quelqu’un prenne le nom de la famille sur les lèvres à la légère ou irrespectueusement. Si je l’entends, c’est à moi que la personne aura affaire. Je te le jure sur la vie de Cini.

 

Magyarország, 20 juillet 1938

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