Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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conversation avec le nourrisson

Les journaux du matin ne l’ont pas encore écrit, ils ressentent une gêne à l’égard de l’événement, ils sont prudents, ils ne veulent pas se compromettre, mais un journal courageux de la mi-journée a diffusé le miracle appelé à redonner à la ville de Buda son ancienne gloire aux yeux du monde. En effet, on vient de trouver à Buda, à proximité du jardin Horváth, un nourrisson âgé de cinq mois, qui soutient couramment des conversations, donne des interviews, participe à des discussions sérieuses d’adultes, commente les événements, formule des avis argumentés sur tout ce qu’on lui expose.

Moi qui crois obstinément à tous les miracles, j’aurais naturellement dû courir aussitôt à Buda pour observer et écouter le cas, afin d’être parmi les premiers à en informer le lecteur dans les présentes colonnes. Mais au milieu du Pont aux Chaînes j’ai changé d’avis et j’ai fait demi-tour. Que risquerait-il de se passer ? – me suis-je demandé. Et si ce miracle n’est pas aussi grand que mon imagination échauffée le prétend ? Quelle déconvenue ! On a tant évoqué de miracles ces derniers temps ; quand on les a regardés de plus près, ils sont apparus plutôt être des illusions que la réalité. Il se pourrait que ce nourrisson ne parle pas aussi couramment que ça, il se pourrait qu’il reste de quelques points derrière Oscar Wilde qui était le causeur le plus étincelant de son temps, et me voilà dans de beaux draps, le lecteur pourrait me rétorquer que dans ce cas il préfère écouter ma conversation à moi. De toute façon les sciences modernes ont trop fait monter nos exigences en matière de miracles en exposant librement les bizarreries du monde réel. Celui qui est un peu hormonologue (un des monologues les plus intéressants de la physiologie) prend de toute façon soupçon dès la première nouvelle qu’il s’agirait simplement d’un cas de surcroissance du premier lobe de l’hypophyse (hupophusis), un cas fréquent de maturation précoce, plutôt une maladie qu’un miracle, qui va rarement de pair avec un épanouissement extraordinaire et disproportionné de l’intellect, même pas autant que dans le cas de Zarathoustra qui est bien venu au monde avec une barbe blanche, ça ne l’a pas avancé plus loin que devenir un des modèles intellectuels de l’Europe Centrale impérialiste moderne.

Mais comme je ne peux tout de même pas manquer une pareille opportunité, j’ai décidé de réaliser unilatéralement mon dialogue avec le Nourrisson dans cet état inspiré qui, avant de m’endormir ou d’écrire un article, ainsi qu’après le quatrième petit verre d’eau-de-vie d’abricot, exalte en général bien ma capacité d’observation et mes capacités intellectuelles.

C’est dans cet état d’esprit bien plus approprié que la réalité que j’ai frappé il y a une demi-heure chez le Nourrisson.

- Entrez – dit de l’intérieur une voix mélodieuse.

Je me présente, un peu confus, mais il acquiesce aimablement, il connaît naturellement mon nom et dès qu’il aura appris à lire, il étudiera avant tout autre chose mes dissertations encyclopédiques dont il a beaucoup entendu parler dans l’Au-delà (il prononce ce terme les yeux baissés), par une connaissance qui mourut de faim.

- Vous êtes probablement propre à… - je me racle la gorge

- Oui oui, m’assure-t-il aussitôt, ne vous inquiétez pas, on vient de me mettre des couches propres, et la tétée du matin est déjà derrière moi. Vous seriez aimable de retirer la tétine de ma bouche (mes doigts ne sont pas encore bien expérimentés, souvent j’attrape mes orteils alors que je voudrais toucher mon nez), et nous pourrons converser confortablement. Alors, comment va, quoi de neuf du côté des journalistes ?

- Merci, nous allons bien… cher, euh… cher Nourrisson… je ne sais pas très bien comment m’adresser à vous…

- À mon âge le caractère sexuel ne compte pas encore – me sourit-il pour m’encourager. – Moi-même je ne me suis pas encore intéressé à ce sujet. Dans l’Au-delà…

- Restez là-dessus ! Notre journal en général, et moi tout particulièrement, sommes très intéressés par cette partie de l’existence dans l’au-delà, la partie qui précède la naissance…

Il esquisse un sourire diplomatique.

- Excusez-moi, je ne peux pas faire de déclaration sur ce sujet, je n’ai pas reçu de délégation… Pour le moment un certain pessimisme règne dans l’au-delà et ils ont interdit tout contact… Une fois que j’aurai tout oublié, dans vingt ou trente ans, je pourrai en parler abondamment, sans être responsable de rien, je nierai probablement son existence… À l’heure actuelle c’est moi qui aimerais apprendre certaines choses sur le monde où j’ai débarqué, et où je devrai bien faire mon trou tôt ou tard. Je crains que dans notre conversation ce soit plutôt moi qui vous poserai des questions, et pas tellement vous. Je devrais m’informer sur les possibilités de gagner de l’argent en Hongrie et dans les autres pays européens. Cela me donnera peut-être le temps de m’adapter et de prendre des résolutions ; je respecte scrupuleusement votre théorie darwiniste de l’évolution et le principe de la nature matérialiste de l’histoire qui, par exemple, nie le soi-disant "conte de la cigogne qui apporte les bébés".

- Pourquoi "soi-disant" ? En connaissez-vous peut-être un autre ?...

- Laissons cela – fait-il, dédaigneux. – J’ai dit que je ne peux pas faire de déclaration. Je vous prie de me moucher le nez. Merci. Alors, comment vont les affaires ?

S’ensuit un assez long débat dans le cadre duquel je tâche d’esquisser les grandes lignes de la situation sociale, économique et politique. Il oriente mon exposé par des questions fréquentes. Ce qui a l’air de l’étonner le plus c’est la montée en puissance de la question raciale, rapprochée du problème des libertés individuelles. Mais il se sent rassuré lorsqu’il apprend que les trois principaux axes idéologiques actuels, c'est-à-dire la religion régnante, ainsi que le principe racial et la science sociale ont été formulés au siècle dernier justement par la race qui rend le problème actuel. En ce qui concerne les dictatures, cette idée lui plaît beaucoup, car il est en effet manifeste que les masses ignorantes doivent être guidées par l’homme le plus intelligent et le  plus juste. Cela garantit sans doute la solution idéale pour assurer l’égalité des personnes devant la loi, et permet à chacun l’épanouissement de ses talents et capacités, et permet donc à chacun de se réaliser dans sa mission.

Je réponds avec enthousiasme.

- Ah oui ! C’est justement cette remise en ordre qui est en cours partout actuellement. Mais beaucoup cherchent du travail, or il y a peu d’opportunités, le gouvernement organise donc des cours de formation, afin de rationaliser la répartition. Vu qu’on a besoin de tant et tant de jardiniers, tant et tant de savetiers, tant et tant de médecins, tant et tant de trapézistes, tant et tant d’étalagistes, or l’anarchie du début du siècle a délivré sans compter les formations conformes aux talents de chacun, maintenant on remédie à ce problème de façon efficace : si par exemple il n’y a pas suffisamment de pédicures, on prend ceux des astronomes qui sont superflus et on les forme au métier demandé. Je viens justement de croiser une de mes vieilles connaissances, c’était un excellent avocat mais la concurrence l’empêchait de bien réussir, alors il est en train d’apprendre le remaillage des bas, il est très content parce qu’il a de bonnes chances de dénicher un bon poste.

Ensuite nous nous tûmes un long moment. Le Nourrisson finit par briser le silence.

- Intéressant.

Puis nous nous tûmes de nouveau.

Le Nourrisson intervint encore.

- Hum, j’ai envie de demander quelque chose.

- Je vous en prie.

- C'est-à-dire… Quand j’envisage mes talents et mes capacités, j’ai l’impression que dans l’Au-delà on m’a formé à quelque chose qui… Bien sûr, je ne peux présenter aucun diplôme, mais justement… bref, j’ai acquis une qualification qui s’appelle ici : être vivant humain…

J’essaye de l’encourager, un peu gêné.

- Mais oui, je comprends bien. C’est reconnu.

Il essaye de se gratter l’oreille, mais se trompe et touche son coude.

- Oui, d’accord. Mais j’aimerais maintenant savoir… peut-être qu’il n’est pas trop tard, je suis encore si jeune… ne connaîtriez-vous pas par hasard une école où l’homme est formé pour devenir un veau sain et utile ?

 

Pesti Napló, 18 août 1938

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