Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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(à la suite de "Bêlements d’agneaux sur le boulevard"

lettre d’amour[1]

Lettre d’amour d’un homme d’affaires très occupé

 

Honorable destinataire !

En réponse à votre honorée parvenue le dix courant dans laquelle notre commissionnaire, Monsieur Bogdányi… Euh, excusez ma distraction, chère Madame, oh pardon, ma chère Vera, tu vois, je t’ai bien dit, mon petit oiseau abricot, mon bonheur, je me méfie des relations épistolaires que vous préconisez ; vous expliquez toujours que sans cela rien n’a aucun sens, que sans cela tout n’est que bassesses ! Or il est évident qu’au contraire, c’est justement parce que l’âme s’émeut, qu’elle ne trouve pas ses moyens dans les mots, plus exactement en possession du formulaire de paiement partiel exécuté le mois dernier… Et voilà ! Je suis encore tombé dans le piège ! Et je n’ai même pas le temps de biffer tout ça, c’est-à-dire rayer les mentions inutiles, pour recommencer ; d’ici une heure je dois poster le courrier, sans quoi je rate le transport, alors je veux encore t’écrire rapidement, mon petit lapin blanc, ce que tu es pour moi, que tu dois biffer toi-même les expressions d’affaires qui se seraient glissées dans mes lignes amoureuses, nous avons donc l’honneur de joindre le tableau des barèmes… Tu vois bien, Fülöp, que je suis pressé, j’ai tapé jusqu’ici ou dicté trente-deux lettres, celle-ci est la trente-troisième, et il m’en reste vingt autres à faire, alors je ne peux répondre que brièvement à ta petite carte rose parfumée, qui ne contient que deux signes, un point d’exclamation – comme c’est une idée originale, et quel doux parfum émane de tout cela ! Et avec quelle concision tu arrives à t’exprimer ; je sais bien à quoi se rapportent ton point d’interrogation et aussi ton point d’exclamation : à ce que nous nous sommes dit l’autre soir sur l’Île, au bord du Danube, que tu es heureuse, et que je suis heureux aussi, je veux bien le croire, et que tu serais satisfaite de tout, une seule chose seulement te manque, que tu n’as jamais reçu de lettre d’amour de moi, une véritable lettre d’amour, telle que tu en as rêvé quand tu étais jeune fille, des lettres que l’on garde et que l’on noue plus tard avec un ruban bleu, et qu’on cache dans le placard à linge avec des brins de lavande, si possible entre les serviettes de table, pour que Maman, ou plutôt dans notre cas cet imbécile de Ödön, ne les trouve pas – de véritables lettres d’amour, comme toutes tes amies en ont déjà toute une voiturée, sauf toi, ma souris rosée, justement toi ! Dont je ne répète pas assez souvent que tu dois être la plus heureuse parmi tes amies, plus heureuse que Sári, car aucune d’elle n’est aimée autant que toi par son chevalier ou son galant – oui, oui, je le maintiens, même Rezső n’aime pas autant sa Wanda que je t’aime toi. Et si malgré cela, et j’affirme fermement ce que je dis, je ne t’ai jamais écrit jusqu’ici de lettre d’amour, d’après toi une insolence de ma part, parce que tu sais fort bien que je sais écrire des lettres d’amour, puisque tu l’as vu de tes propres yeux, bon d’accord, mon Edmée, laissons enfin cette maudite affaire de Lili, tu n’as pas raison, je te jure qu’il s’agissait d’un malentendu et ce n’était pas vrai, ce n’était pas alors mais deux ans plus tôt à Teplice, c’est seulement Rózsi qui t’a menti par jalousie, pour me mettre en colère – tu vois ! Et je ne nie pas que dans ma jeunesse j’ai écrit aussi des poèmes ; est-ce que ma main se briserait si je pondais deux ou trois misérables lettres d’amour pour toi ? – dis-tu. Alors Eszter, écoute-moi bien ! Je suis vraiment, mais vraiment très pressé, je veux seulement te dire ce que tu sais, que tu as raison ! Mais j’aurais une bonne idée, une magnifique solution, tu en seras enchantée ! Écoute Róza, c’est toi qui es la mieux placée pour savoir quel genre de lettre d’amour tu aimerais recevoir de moi – je te propose, vu que je suis submergé de travail, toi en revanche tu as du temps, écris toi-même les lettres d’amour que j’adresserai à toi telles que tu les imagines, et le mercredi, jour de bilan et de clôture, envoie-les moi pour signature, tout le paquet hebdomadaire, que naturellement, par retour du courrier, munies de ma signature manuscrite authentique, je te restituerai, alors que dis-tu de cette idée géniale, j’espère que tu en es enchantée ; c’est dans cet espoir que je t’envoie mille millions de baisers et mes salutations cordiales, dans l’attente respectueuse de vos prochaines commandes.

 

                                                                                                                                 Signature

 

Színházi Élet, n°35, 1938

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[1] Texte très proche d’un texte de 1934 paru dans le recueil "Trucages" sous le titre : "Épistolier amoureux 1934"