Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

écouter le texte en hongrois

écouter le texte en hongrois

un reptile en l’air

ou

La chenille et le papillon

(Mes souvenirs de vol)

Non seulement j’espère mais j’attends que le public apprécie les souvenirs de mes vols avec autant, sinon un plus grand intérêt, que si c’était Lindbergh ou le capitaine Eckener[1], ou même un officier de l’armée de l’air mort en héros qui raconterait ses multiples aventures. Pour eux c’est facile, ils ont passé toute leur vie en l’air ; la chose leur paraît si ordinaire qu’ils ont du mal à en dire un mot, tout comme j’aurais du mal à parler de la réalité la plus merveilleuse et la plus palpitante de la vie : quand une gigantesque boule ardente descend derrière l’horizon, je respire calmement et mon sang circule, or je suis témoin de ce grand événement universel chaque soir. Ces messieurs, si tu leur poses la question, ils n’évoquent guère autre chose qu’à Cologne la bière est bonne et qu’à Tokyo on joue bien au billard. Ils ajouteront à la rigueur qu’à cinq mille mètres d’altitude il est sage de se vêtir de doubles chaussettes. Tu n’apprendras d’eux guère plus, et c’est naturel. Si Monsieur le rédacteur ambitionne de décrocher d’autres articles ardents et prometteurs de succès, comme va être celui-ci, il n’aura qu’à faire appel au pilote régulier du vol de Budapest au Brésil, et lui demander quels sentiments il éprouve quand il marche dans la rue sur ses deux jambes. Même un hanneton pourrait parler de ses remarquables impressions autour de ce même sujet, sous réserve qu’on ne l’ait pas écrasé du pied.

Mais moi c’est autre chose. Je ne suis pas pilote, et si je me trouve en l’air, involontairement je me sens devenir ce héros de l’ancienne blague, le poisson dément, qui s’asseyait sur un arbre justement parce qu’il était dément. D’un autre côté, quand j’allais encore à l’école, l’avion n’existait pas, et quant aux objets lourds, tout ce que j’en savais était que si on les lâchait ils n’avaient rien de mieux à faire que retomber sans attendre sur le sol, en respectant une accélération de neuf virgule quatre-vingt-un mètre par seconde au carré. Dès que je me trouve donc assis à bord d’un avion, dans le ventre d’un tel objet pesant vingt ou quarante, voire cent quintaux, je m’étonne en permanence : comment est-il possible que cet objet ne réponde pas à son unique devoir, et j’attends constamment l’instant où il y répondra, car tel un poisson sur la terre ferme, lui non plus n’a rien à faire à cinq ou six mille mètres d’altitude, et s’il le fait quand même ce n’est pas chose naturelle, cela frôle la folie. Je remarque que je sens cela seulement si je suis effectivement assis à bord d’un avion. Vu du sol, en tant que fils de ce siècle, je considère désormais le vol comme chose aussi naturelle que n’importe quel commis voyageur en pétrole qui vole pour affaires de Londres à Athènes. Je sais aussi que les gens commencent à s’accoutumer à la chose, et que quatre-vingt-dix pour cent des personnes qui volaient avec moi lisaient un journal ou dormaient, pendant que moi je luttais contre l’anxiété ou m’enthousiasmais. La plupart d’entre eux refusaient de penser à ce que je n’arrive jamais à oublier : après des centaines de milliers d’années, la nôtre est la première génération de l’histoire de l’humanité qui circule en trois dimensions. En effet, c’est la première fois que l’homme chenille sort du cocon du transport bidimensionnel. Aussi difficile que soit pour moi de qualifier de papillon ce gros rédacteur de revues techniques qui se trouvait à bord et ronflait à mes côtés lors de mon dernier voyage, je suis contraint de reconnaître que par rapport à son grand-père décédé, le grand échalas Monsieur Meyer que j’ai bien connu, il est tout de même un papillon. Sans parler des femmes, qui depuis des millénaires tentent de marcher à pas menus comme si elles voulaient s’envoler (tiens, elles ne se sont jamais envolées), j’attribue leur courage charmant et légendaire de passagères aériennes tout simplement à ce qu’elles n’ont pas la moindre idée de la complexité d’une telle machine extraordinaire, elles font confiance à l’avion, construit, comme toute autre mécanique compliquée et dangereuse, par des hommes, à l’instar du pouvoir de l’argent, une autre structure tout aussi merveilleuse et impressionnante que l’avion.

Moi j’ai toujours été anxieux en vol, je ressentais mon origine larvaire. À ceux qui comme beaucoup de Budapestois n’entendent pas par humoriste un homme qui fait des blagues, mais un homme à qui tout le monde peut faire des blagues, et qui qualifieraient cette angoisse simplement de poltronnerie, je répondrai à la manière du colonel debout sous l’atroce mitraille : oui, Lieutenant, en effet j’ai peur à un point tel, que si vous aviez autant peur que moi, vous auriez déguerpi depuis longtemps.

Et moi je déclare que malgré toute mon angoisse je remonterai de nouveau à bord de cette horrible machine volante, chaque fois que j’en aurai l’occasion, et même si elle va jusqu’à la Lune.

Avant que l’avion n’existe, dans mon imaginaire et mon rêve d’enfant je tournais tout le temps au-dessus du Danube, et j’étais persuadé que c’est moi qui l’inventerais. Ensuite, lorsque la guêpe jaune furieusement bourdonnante de Blériot passa au-dessus de ma tête, en mille neuf cent dix à Tattersall, où je parvins à bord d’une charrette au milieu de la foule, je braillais en chœur avec les gens en liesse, émerveillé, en sons inarticulés, comme un sauvage, quand la terre s’ouvre sous ses pieds. Le soir même j’ai écrit une ode enthousiaste aux hommes volants, et déjà le projet de ma première et unique pièce de théâtre mijotait en moi[2], sur le "Lâche Héros" qui se libère de la peur qui le colle à la terre justement en s’en détachant, et qui découvre la cause de cette peur stupide et déraisonnable au milieu des nuages : ce n’est pas la mort qu’il craignait, il voulait tuer, c’est pourquoi il craignait d’être tué.

J’ai assisté naturellement aux débuts de l’aviation hongroise, à Rákos[3], scène des balbutiements et de l’époque héroïque de l’aviation hongroise. J’ai vu le dragon en toile défiant les dieux de Takács, de Székely et de Swahulay, j’ai volé avec Viktor Wittmann[4], le premier pilote hongrois instruit et érudit, diplômé à l’étranger. Le sien aussi n’était qu’un dragon de toile ficelé de fils de fer, mais à côté de son moteur léger et imparfait palpitait déjà un cœur calme et courageux, une machine aux normes d’une époque à venir, qui fonctionnait aussi parfaitement que cette autre qu’il pilotait lui-même. Il était mon ami, je l’aimais beaucoup. Je sais qu’un projet lui était très cher, il rêvait d’un vol transatlantique, et au cimetière de Kerepes son cœur s’est mis à battre encore une fois, lorsqu’un de ses successeurs tardifs, György Endresz, martyr comme lui, a pu réaliser son rêve.

Au demeurant notre première aventure à nous avait aussi un rapport avec le cimetière de Kerepes. Pendant un vol nous nous sommes aperçus qu’un fil tenant une aile était cassé. Il n’était pas possible de se parler, mais Wittmann s’est retourné vers moi, en me désignant ce fil de fer cassé des paupières. Son visage respirait le calme. En réponse à mon regard désespérément interrogatif il me montra simplement vers le bas. J’ai regardé le sol et j’ai constaté avec ahurissement qu’on survolait justement le cimetière. J’ai compris son allusion : si l’on tombait, on serait sur place, il ne serait pas nécessaire de nous transporter à grands frais en corbillard dans notre dernière demeure, où deux mètres sous la surface nous serions plus loin de la vie terrestre qu’aujourd’hui trois mille mètres au-dessus. Puis il passa en vol plané et nous atterrîmes sains et saufs. Je dois avouer que j’ai attendu cet instant, et c’est seulement une fois immobilisés que je me suis laissé aller à un rire élémentaire de sa bonne blague.

Une autre fois, par un jour de fort vent il a brusquement coupé le moteur, il s’est tourné vers moi en arrière pour crier quelque chose. J’étais mort de peur, j’ai commencé à défaire les sangles qui m’attachaient à la banquette : je me suis dit qu’on allait s’éjecter, au pire on se ferait mal dans la chute (personne n’était équipé de parachute en ce temps-là). Mais il s’est avéré que, si Wittmann avait coupé le moteur, c’était pour me demander de décliner en latin le mot "œuf", car il l’avait oublié. Dès que, les dents claquantes, je l’ai éclairé, il m’a remercié et remis le contact. On avait perdu entre-temps environ cinq cents mètres d’altitude.

Le Zeppelin, je l’ai aperçu pour la première fois de nuit, en sortant du théâtre, il flottait dans la nuit de Budapest, gris et baveux, tel un gigantesque monstre marin. Son effet sur moi fut très fort, je me sentais comme un infusoire de mer profonde qui voit une baleine glisser au-dessus de lui. Je considère le Zeppelin, aujourd’hui encore, comme hors norme, un deuxième satellite de la Terre : un corps céleste qui diffère de la Lune en ce qu’il contourne la Terre plus vite.

Je ne tenais pas en place jusqu’à avoir un billet authentique en main, de Friedrichshafen à Budapest, à bord du Zeppelin. Le voyage promettait d’être fabuleux, mes amis attendaient jalousement avec moi le jour du vol : avec jalousie, mais aussi avec une petite joie maligne. Soyons justes, il y en avait aussi parmi eux qui craignaient sincèrement pour ma vie, par exemple mon tailleur qui voulait m’en dissuader, et qui ne s’est tranquillisé que lorsque je l’ai assuré que ma petite ardoise figurait bien sur mon testament. Un autre ami, aérostier pendant la guerre mondiale, a en revanche soutenu mon projet chaleureusement et de tout cœur jusqu’à la dernière minute, il m’a même accompagné à la gare pour me distraire dans mes appréhensions, il me racontait des anecdotes, divers cas dont il avait été témoin, et dans lesquels des aérostats avaient explosé et s’étaient anéantis en l’air comme des bulles de savon.

Oui, les gens sympathiques ça existe.

Et puisqu’on parle de sympathie, je ne peux pas manquer d’évoquer un autre ami pilote qui voyageait avec moi à bord du même Zeppelin. Ce souvenir me donne l’occasion de me laver enfin définitivement d’une désolante et pénible affaire de sandwich au jambon. En effet, à l’époque j’ai fait un certain scandale quand, arrivé à Pest en Zeppelin, à l’occasion de l’accueil solennel et des hommages rendus, planté devant le micro, à la question « qu’est-ce qui m’a fait la plus grande impression ? », j’ai répondu : « un sandwich au jambon que j’ai avalé à l’aube ». Le public budapestois a sérieusement condamné ma réponse, il m’a accusé tantôt de cynisme et de fausse originalité, tantôt d’être un glouton sans vergogne qui tient plus à son estomac qu’au progrès victorieux de l’esprit humain. Je reconnais qu’à première vue c’était une déclaration plutôt imbécile dans la bouche d’un homme public sérieux comme moi. Mais comprenez, on ne m’a pas laissé le temps de m’expliquer. J’étais effectivement en train de mordiller un sandwich au jambon à l’aube dans ce grand salon du Zeppelin, la plupart des autres voyageurs s’étaient allongés, néanmoins je n’avais pas l’intention de donner une grosse importance à cet en-cas ordinaire. C’est alors que mon ami pilote est apparu, s’est assis près de moi et m’a demandé ce que je pensais de la tempête de neige qui sévissait à l’extérieur. Une tempête de neige sévissait effectivement à l’extérieur, mais moi je n’aurais rien eu contre si mon excellent ami n’avait pas commencé à m’expliquer négligemment, comme accessoirement, que lui, en tant qu’expert et mon vieil admirateur, me choisissait comme confident, parce qu’il ne dirait pas la vérité aux autres qu’il n’admire pas autant, vérité selon laquelle nous n’avons plus qu’une demi-heure à vivre, en effet nous étions perdus au-dessus des Alpes, et il n’est jamais arrivé qu’un de ces coups de vent ne nous fracasse sur une crête rocheuse dans cette obscurité totale. Après qu’il m’a expliqué cela avec intelligence et réalisme, il m’a demandé pourquoi j’arrêtais de manger. J’ai poliment répondu merci, mais je n’avais pas trop d’appétit et le sandwich n’était pas très frais. J’ai attendu qu’il s’éloigne, puis je me suis rendu sur la pointe des pieds auprès du gentil et doux commandant Lehmann, qui m’a rassuré : tout d’abord nous n’étions pas au-dessus des Alpes, deuxièmement, même si nous y étions ça ne poserait aucun problème, et troisièmement lorsqu’un véhicule est dirigé par un aérostier allemand, non seulement à bord du Zeppelin, mais même à bord d’un cornichon mariné de la taille d’un Zeppelin je pouvais me sentir en sécurité. Après ces paroles j’ai regagné le salon où, à ma plus grande surprise, et c’est ce que je voulais exprimer dans le micro, j’ai retrouvé mon sandwich au jambon entamé, de mauvaise qualité, parfaitement rafraîchi et délicieusement savoureux.

Par ailleurs de tout ce voyage en Zeppelin je ne me souviens plus que d’un cycliste qui, non loin de Tétény, pendant que Budapest admirait déjà bouche bée notre arrivée, et qu’à la jumelle je pouvais bien voir mon fils Gabi courir sur le balcon, ce cycliste pédalait sous nos pieds et à ma plus grande fureur n’a même pas levé la tête, nous ne l’intéressions simplement pas, il s’en fichait, considérant que nos routes ne pouvaient pas se croiser.

Les gens sont comme ça. Ils se passionnent pour les records, mais avec quoi un record est battu, ça leur est complètement égal.

En constatant l’ingratitude et  l’indifférence du public, je suis devenu moi-même blasé par la suite, ou au moins je n’extériorise pas l’effet qu’exerce encore sur moi cette aventure. Lorsqu’il y a un mois on m’a prié de voler à Londres, visiter la ville et faire le voyage de retour le lendemain, j’ai reçu cette invitation avec un flegme total, comme s’il s’agissait de me rendre au Zoo en métro. Un jour, il y a quelques années, il était question que je prenne l’avion géant dénommé Do. X[5]., j’avais déjà mon billet en poche. Cette aventure m’excitait encore à l’époque. Je mijotais le projet qu’arrivé à Paris je descendrais de l’avion avec les mots de Lindbergh : « I am Karinthy, where I am ? ». Mais le voyage a été annulé, le Do X. avait été endommagé au grand dam de mes collègues qui étaient déjà partis plus tôt. Je me suis donc comporté comme si, enfant, on m’avait fouetté quand je n’avais pas envie de prendre mon petit-déjeuner à dix heures du matin au café Parisette, ni mon goûter à sept heures et demie à Piccadilly. Toutefois la veille mon compère Bakos et moi avions fait secrètement un tour à l’aéroport pour repérer le site et inspecter la machine. Nous piétinions sans mot dire, tels deux experts ; et lorsque l’hélice se mit à faucher l’air et des flammes jaillirent du moteur, nous nous sommes regardés sans mot dire, sachant que nous avions tous les deux la même pensée : à quel point ces flammes étaient proches de la surface des ailes. Nous n’avons pas répondu lorsque mon secrétaire Dénes se mit à expliquer, le visage rayonnant, que nous avions de la chance : selon les statistiques d’accidents d’avion, cinq avions tombent chaque année, or cette année il ne peut plus y avoir d’accident, on a dépassé le quota, dix étaient déjà tombés.

À partir du soir de la veille du départ a commencé alors le défilé des amis et des donneurs chroniques de conseils : quoi emporter comme produit sûr et expérimenté contre le mal de l’air en cas d’orage. Ils nous ont conseillé une trentaine de produits différents. Bien sûr, moi, tel un vieux phoque, j’ai tout refusé, puis en secret je me suis procuré les trente. En comptant ces trente-là et les quarante-cinq autres qui m’ont été offerts en cours de route, au moment des montées à bord ou dans l’avion, par mes compagnons voyageurs ou mes amis terrestres, un joli sac de voyage s’est rempli de ces panacées ; je les ai rapportées intactes, sans y toucher, puisque pour ma part en vol je me guérissais exclusivement à l’eau-de-vie de prune.

J’ai déjà fait le compte rendu de mes vols à Londres dans les journaux. Ici j’ajouterai seulement quelques moments intéressants et instructifs, en tant qu’observations originales.

Après le décollage, en faisant un tour à bord, ma première découverte était une sorte de porte ronde dans la paroi, avec l’écriteau : "Sortie de secours". Je me demande encore dans quelle direction on doit sortir par cette porte, alors qu’il n’est pas question de parachute ; en outre un autre écriteau attire notre attention aux gilets de sauvetage placés sous les sièges. Ce dernier, je l’ai compris, vu que nous survolions la mer, et cela m’a rappelé une de mes inventions, qui protège le patrimoine contre les cambrioleurs en préparant un échiquier à proximité du coffre-fort. Cet échiquier se met à sonner dès qu’on actionne une pièce. Ainsi, si les deux cambrioleurs sont des amateurs d’échecs, l’appareil est à même d’alerter tout l’immeuble. Sinon, non.

En ce qui concerne le mythique mal de l’air, il n’y a pas un seul mot de vrai. Le vent a passablement ballotté notre avion au-dessus de la mer, pourtant personne n’a été malade. S’il m’est tout de même arrivé d’avoir vu des scènes de ce genre, cela s’est passé exclusivement entre Budapest et Vienne, le jour où une dame a bel et bien rendu son petit-déjeuner. Mais ça ne compte pas, je reste persuadé que le vol n’y était pour rien, notre avion glissait harmonieusement par très beau temps. Je soupçonne qu’elle devait penser à quelque chose, ou plutôt à son mari, ou de là-haut elle aurait minutieusement examiné la vue des logements pour nécessiteux dans les faubourgs, raison pour laquelle son estomac s’est retourné.

Entre Leipzig et Cologne, pendant qu’on volait à très haute altitude où même les nuages flottaient sous nos pieds, une mouche s’est assise sur mon nez. Comment elle est montée à bord, cela reste un mystère pour moi. Elle avait dû s’imaginer membre de l’équipage et voulait mettre un collègue débutant à l’essai, qui plus est, voyager gratis. Drôlement insolent, cet animal.

La carte que l’on voit de là-haut est celle des reliefs et des fleuves ; je n’ai pas vu trace des taches rouges qui symbolisent les emplacements politiques dans nos cartes scolaires. En outre il manque l’indication des noms de villes, pays et rivières. Il conviendrait d’y remédier.

La mer n’est pas si grande que ça, je m’impatientais lorsqu’on volait depuis cinq ou six minutes au-dessus de la Manche, toujours sans atteindre l’autre rive. Je trouvais la vitesse de 350 km/h trop petite. Mais Londres est gigantesque.

Pendant qu’on était ballottés dans le brouillard et la tempête, un monsieur allemand à côté de moi a failli me tomber dessus, si fort il criait. J’ai cru qu’il me communiquait ses dernières volontés ou qu’il voulait se confesser. J’ai fini par comprendre qu’il criait qu’un terrible malheur s’était produit : dans le filet ma serviette avait glissé sur son chapeau.

À Londres j’ai cru une minute que j’étais à Pest et je voulais relier l’antenne à la terre : à quelques pas de moi Big Ben s’est mis à sonner. J’ai attendu qu’on souhaite ensuite « Good night everybody », mais j’ai réalisé que c’était le matin.

Enfin, une curieuse découverte. À mon départ de Budapest, il y avait à l’aéroport délégation, banquet, discours et salutations, même le gouvernement s’était fait représenter, des petites filles tout de blanc vêtues m’offraient des bouquets. À mon retour, à six heures du soir, la seule personne qui m’a accueilli était un douanier. Même ma famille ne s’est pas dérangée.

Je me suis traîné tristement jusqu’à la maison. Mais en cours de route je me suis consolé, la philosophie est toujours là pour aider. J’ai songé avec une joie maligne que ceux qui pensent que voler n’est qu’un effort superflu et un snobisme révolutionnaire, volent en réalité eux-mêmes non pas à trois cents mais à cent mille kilomètres à l’heure, à bord de notre grand avion, la Terre. Et même pas dans un but précis, mais en tournant continuellement en rond, autour du soleil, parce qu’un jour, quand ils étaient enfants, on les a fait tourner en bourrique et depuis lors ils ne parviennent pas à se déshabituer de ce voyage monotone.

 

Ünnep, 1938, n°1

Article précédent paru dans Ünnep



[1] Hugo Eckener (1868-1954). Dirigeant de la Luftschiffbau de Zeppelin, le constructeur allemand de dirigeables ; commandant du célèbre "Graf Zeppelin"..

[2] Pièce intitulée "Demain matin"

[3] Banlieue de Budapest où se tenait le premier aérodrome.

[4] Sándor Takács (1886-1912), Mihály Székely, Sándor Swahulay, Viktor Wittmann (1889-1915), György Endresz (1893-1936). Pilotes et constructeurs d’avion hongrois des années héroïques.

[5] Hydravion civil allemand construit par les usines Dornier. Le plus grand avion de son époque.