Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Strictement confidentiel

Cest strictement confidentiel, l’information délicate ci-dessous, de nature politique, c’est pourquoi je prie tous mes lecteurs, chacun séparément, dès qu’ils prennent le journal en main avec dedans mon tuyau strictement confidentiel, de le fourrer immédiatement dans leur poche, de bien regarder autour d’eux si personne ne les observe, puis de se retirer dans un coin discret, de jeter encore un regard alentour, de le déplier prudemment, en se tournant vers un mur, le lire ainsi, et aussitôt après la lecture le remettre au fond de leur poche ou le déchirer en menus morceaux et les semer un par un, mais pas comme Hansel et Gretel, en zigzag pour mieux tromper les curieux.

Naturellement je souhaite prouver à quel point mes informations proviennent de sources fiables, c’est pourquoi je vais brièvement vous présenter Monsieur H., mon vieil ami, qui est l’expert le plus reconnu en matière d’informations confidentielles depuis vingt-cinq ans, et qui par ailleurs est mon fidèle admirateur – chaque fois que j’ai eu des informations confidentielles et politiques de nature délicate, cela provenait toujours de lui, il les partageait toujours avec moi en signe de respect, généreusement, sans exiger la moindre contrepartie – car qu’aurais-je pu lui donner d’autre que mon info intérieure en échange, la plus confidentielle. Qu’il aille au diable avec sa confiance, ça ne m’intéresse pas le moins du monde, surtout quand je pense à sa prolixité servie dans une mystérieuse et sibylline logorrhée, en général au moment où je travaille ou si j’attends quelqu’un.

Sa faconde ne manquait pas hier soir non plus, lorsqu’il m’a aperçu à la vitrine du café (j’avais pourtant demandé à Gusztáv de baisser le rideau !). Dès le trottoir il m’a fait de larges signes manifestant son intention d’entrer, car il avait des choses fort intéressantes et confidentielles à me communiquer.

Cela faisait quelque temps que je ne l’avais pas vu, je ne pouvais donc pas objecter l’urgence de terminer la lettre que je venais de commencer d’écrire. J’ai donc poussé un soupir, j’ai repoussé la revue d’économie politique et d’affaires coloniales intitulée "Vie Parisienne", et je me suis résigné à mon destin.

Déjà il était là, il a porté un regard circulaire, puis il a poussé sa chaise tout contre la mienne comme à son habitude.

- Penche-toi plus près, m’a-t-il dit, mais à ma surprise non en chuchotant mais en hurlant comme une sirène de bateau.

J’ai vite compris pourquoi il criait. Quand j’ai eu peur et je lui ai demandé en chuchotant « de quoi il s’agit ? », il tendit en cornet la paume de sa main sur son oreille et proféra en hurlant : « quel rapport avec la caisse ? »

Ah bon !

Je me doutais depuis des années que mon pauvre ami H. était un peu, hum, dur d’oreille, pour ne pas dire totalement sourd – apparemment le processus avait atteint un stade définitif. Et il subissait le sort de tous les sourds : il ne parlait plus qu’en hurlant puisqu’il n’entendait plus sa propre voix.

Mais ça ne le dérangeait pas et il attaqua :

- Alors écoute… J’ai une information telle que tu vas tomber à la renverse… Mais tu dois jurer sur la tombe de ton père et de ta mère que même à ton propre frère…

J’ai regardé autour de moi, gêné. Les gens ont sursauté comme si la sirène avait retenti pour signaler une attaque aérienne. Un couple d’amoureux s’est levé de la table voisine et a déménagé à l’autre extrémité du café.

Et mon ami H. m’a communiqué son info strictement confidentielle, politique, de nature délicate.

Selon laquelle… - Mais penchez-vous donc plus près.

Oh, pardon.

Tiens, je découvre que le journal que j’avais posé devant moi traitait justement le sujet en question.

 

Az Est, 18 mai 1938.

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