Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse : 1938

 

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Un petit pinaillage

Daccord, c’est du pinaillage, je sais, mais élégamment. Je pinaille d’habitude le matin, dans la baignoire, ou en me rasant je coupe les poils en quatre, ce qui revient à peu près au même, c’est une sorte de réflexion inintéressante et sans but sur n’importe quoi qui me tombe sous la main.

Ce matin j’ai commencé à couper en quatre le rasage lui-même. C’est-à-dire que j’ai remarqué qu’à un certain point de cette opération privée, dont chaque homme est l’unique et meilleur spécialiste, à un de ces points très délicat, à la commissure des lèvres où le rasoir a facilement tendance à tailler dans la chair, depuis ces dernières années j’ai involontairement mais régulièrement tendance à fermer les yeux, car j’affronte ainsi plus facilement et plus sûrement ce geste risqué.

Cela m’a d’abord surpris, puisque dans une interprétation superficielle de la physiologie, plus d’organes sensoriels participent à l’exécution d’une opération, mieux celle-ci réussit : selon la science de l’évolution les êtres vivants d’ordre supérieur doivent leur aptitude à mener à bien des travaux plus riches et plus complexes à la possibilité de contacts plus riches avec le monde extérieur, grâce à la diversité de leurs organes sensoriels. Mais j’ai pensé ensuite que justement dans les opérations répétitives, là où tout est une question d’exercice, la coopération des organes sensoriels est souvent plus nuisible qu’utile, ils se dérangent dans la mise en œuvre, simplement parce qu’un des sens (mettons, le toucher) exécute plus mécaniquement un geste qu’un autre (mettons, la vue), et un déséquilibre apparaît dans la coordination.

Mais en fait l’expérience ordinaire tient compte de cela depuis longtemps. « Ferme les yeux et saute ! » - a-t-on l’habitude de dire et je remarque que cela n’a rien d’une invitation à un acte de désespoir, mais une méthode extrêmement pratique et de bon conseil : mes muscles exécuteront avec plus de précision la tâche qui leur est confiée si rien ne les éblouit, aucun vertige ou aucune perspective erronée, etc., qui risquerait de provenir de la perfection de nos yeux. Un autre dicton amusant : « ses yeux l’empêchent de voir », fait nettement allusion au fait que nos autres organes sensoriels, voire souvent même pas les organes mais les nerfs, « voient » de façon plus fiable que les yeux, et s’il s’agit de me repérer dans le monde extérieur avec une précision millimétrée, il est plus rassurant de nous fier au fonctionnement archaïque, instinctif des nerfs. Un de mes ancêtres encyclopédistes (et mon guide dans Reportage Céleste) Denis Diderot, rend compte dans un reportage extrêmement fascinant d’une conversation profonde qu’il a eu quelque part avec un aveugle de naissance. Cette personne est un professeur universitaire de mathématique et de physique, un savant de premier rang de son époque, et la Science de la Réalité, la science naturelle, lui doit toute sa gratitude. Ce savant aveugle, prudent et modeste afin de ne pas offenser son ami voyant, lui fait pudiquement savoir que ce n’est pas malgré sa cécité, mais au contraire grâce à elle qu’il se sent particulièrement prédisposé à la science. « Sur la base de vos informations, dit ce savant à Diderot, j’ai acquis une notion suffisante de ce que signifie voir, et je dois avouer que dans la légèreté des abstractions j’ai trouvé la cause d’un grand nombre d’erreurs et de malentendus dans le monde de la physique : or à cette légèreté vous êtes entraînés par une situation trop confortable, en l’occurrence, si je peux m’exprimer ainsi, celle que de longs bâtons ou des antennes s’érigent de vos yeux, qui vous permettent de toucher même ces objets lointains que nous, aveugles, n’atteignons pas avec nos mains. Ne me comprenez pas mal : je ne vous prends pas pour des infirmes, j’affirme seulement que dans une science aussi sérieuse que la physique le cerveau sachant combiner est un instrument bien plus fiable que l’Antenne appelée œil, dont l’imperfection cause des troubles dans la perception des formes. » Il énumère ensuite toute une série de preuves irréfutables dont il ressort qu’il n’aurait pas pu parvenir à ses découvertes les plus précieuses si d’aventure il était venu au monde avec des yeux voyants.

 

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L’utopiste enthousiaste qui imagine l’Übermensch comme heureux détenteur de non cinq ou six, mais au moins une douzaine "d’organes sensoriels", aurait-il tort ? Il est certain que le sentiment de sécurité du monde animal et végétal, sentiment avec lequel on se repère dans le monde extérieur complexe et hostile, on vit et se reproduit, on agit et exécute des productions difficiles avec presque la bravoure d’un trapéziste, ce sentiment de sécurité n’est pas proportionnel au nombre et à la perfection des organes sensoriels. L’expérience amère nous enseigne que les bactéries n’ont besoin ni d’yeux ni d’oreilles, ni de toucher, ni même du nid de l’instinct sexuel, ce "sixième sens", pour repérer avec une sûreté damnable les sécrétions grâce auxquelles elles jettent à terre et offrent notre corps en décomposition à leurs parents répugnants, les miasmes de la putréfaction. Ou bien les arbres et les fleurs, quel besoin ont-ils d’organes sensoriels ? Celui qui a déjà observé quand une plante grimpe prudemment mais avec une sûreté supérieure sur un mur raide, doit honteusement reconnaître l’infériorité de son intelligence, ou disons, de son talent sportif, en comparaison avec cet autre outil simple. Quant à moi je n’aurais même pas remarqué avec mes fameux yeux cet objectif sur lequel Mademoiselle Béby Futó a lancé la balle de tennis avec une grande précision, cette petite boule à laquelle elle s’accroche pour ensuite courir plus loin, gracieusement et tout simplement.

 

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Sachant cela, tu ne tiendras pas pour artifice ou originalité d’un savant si par exemple Einstein t’assure que le plus grand désordre autour de la compréhension de ses enseignements a été causé par ce qu’on appelle "l’Anschaulichkeit", l’attitude scandaleuse du profane d’être incapable d’oublier ses yeux quand ils lui offrent le monde de la réalité. Lui, il avait suffisamment de respect et de dignité humains pour fermer les yeux, comment aurait-il pu autrement ouvrir dans son âme et dans sa raison la porte à la source archaïque de l’intuition ?

 

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Fermer les yeux !

Est-ce que cette façon de parler ne signifierait pas la même chose dans le monde moral que dans la conscience collective ? C’est la bassesse politique de l’opportunisme qui s’est approprié le terme – est-ce que ceci n’est pas plutôt digne d’entrer au glossaire de la sagesse supérieure, est-ce que nous ne comprenons pas le mieux la présence insupportable et pourtant nécessaire de la vilenie et du crime dans le monde, si nous fermons les yeux dessus ?

Goethe dans ses dernières années a beaucoup réfléchi sur l’enthousiasme de ses contemporains de ne vouloir se débarrasser pour rien au monde de l’adjectif "divin" accolé à son nom. « Je crois, disait-il, s’ils me comparent à Dieu, c’est parce que j’interviens aussi peu dans leurs petites affaires que Lui. »

 

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Retournons le proverbe « Même une poule aveugle trouve des graines. »

Affirmons, sur un ton bien budapestois « C’est seulement la poule aveugle qui trouve des graines. »

 

Pesti Napló, 17 juillet 1938.

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