Frigyes
Karinthy :
"Deux Bateaux"
La ville engloutie
I.
- Le
voyez-vous au-delà de l'eau ? Là-bas, au pied du monticule
de laves… Un trait régulier…
Les
disciples se penchent à l'extérieur de l'appareil. Les
équipements branchiaux avalent l'eau en gargouillant.
L'électricité est coupée pour un instant.
Radion 23, le jeune
savant, pointe le bras et désigne une masse imprécise dans le
lointain. Elle se trouve à environ vingt-cinq kilomètres de
là.
- Voilà
la ville.
Entre
eux et la ville l'eau verdoie, mais elle est suffisamment fluide et
transparente, les points désignés restent nettement
repérables, même sans projecteur.
Radion 23 fixe son
regard scrutateur vers l'avant, puis il ajuste tranquillement son
équipement branchial sur le front. Il se tourne en souriant vers ses
disciples et leur dit :
- Eh
bien, faisons un résumé de nos connaissances avant de
débarquer à la gare.
Ils
se regroupent.
- C'est
il y a trois ans que j'ai repéré les premières
traces… Si nous ne retrouvons pas le nom original de la ville, la
prononciation des caractères originaux est hypothétique, alors
tout me permet de penser que la ville engloutie portera mon nom. Car on doit
savoir, et c'est le plus important, qu'avant moi, durant trois mille ans
personne n'a vu car personne n'a pu voir la moindre brique de cette
ville…
Ils
le regardent interloqué. Radion 23
dessine devant lui d'un large geste la chaîne de montagnes
semi-circulaire qui apparaît à travers l'eau.
- Pensons
seulement, mes amis, que nous nous trouvons ici à environ mille cinq
cents mètres sous la surface de l'eau. Ceci est un socle volcanique, une
couche vieille de dix mille ans calculé au plus juste, une
conséquence de cette éruption effroyable que notre histoire
géologique place au vingtième siècle après
Jésus-Christ. La zone sur laquelle nous nous trouvons était alors
la terre ferme à une altitude honorable au-dessus du niveau de la mer.
L'éruption a poussé une moitié du continent sous l'eau en
l'espace de quelques minutes, l'autre moitié a mis des siècles
pour s'enfoncer. Ici, à l'endroit où nous sommes il y avait un
plateau, une cuvette fermée – c'est justement là-dessus que
je voulais attirer votre attention. Cette cuvette a été
totalement envahie en à peine quelques minutes par la coulée de lave
éruptive, tout ce qui était ville ou civilisation ou agriculture,
s'est trouvé dessous et s'est pétrifié. Il y a à
peine dix ans un nouveau tremblement de terre a secoué cette
région, la couche supérieure de lave a glissé,
basculé au-dehors par le détroit du nord elle s'est
séparée de l'humus tel un masque de plâtre mortuaire que
l'on détache du cadavre, exposant son impression en creux à la
lumière. La plaine a été libérée et l'eau a
envahi sa surface. Je suis passé par ici il y a cinq ans envoyé
par l'université n° XX pour étudier la structure de ce sol
inconnu, quand je suis tombé sur cette ville. Je l'ai découverte
il y a cinq ans, elle gît ici sous la mer depuis dix mille ans, et cela
fait dix ans qu'elle a été débarrassée de la
croûte qui l'avait dissimulée jusque-là. Vous pouvez lire
le reste dans mon livre où j'ai longuement traité la question.
Il
lève prudemment à ses yeux le dispositif électrique
agrandisseur. Puis il poursuit.
- Voyons
clairement en quoi consiste notre tâche. Cette fois ce ne sont pas les
aspects géologiques qui nous intéressent. L'université
nous a mandatés pour déterminer l'âge exact de la ville. Si
l'état des matériaux le permet encore, une restauration totale
n'est pas à exclure. Nous savons bien que l'État Public souhaite
construire à cet endroit désert ; l'idée est de placer
les universités des sciences théoriques complètement sous
l'eau… Et il n'est pas impossible…
Tout
à coup il est surexcité, il n'arrive pas à poursuivre. Sa
voix tremble un peu.
- Mes
amis… Mes amis, l'instant est solennel… L'homme n'a pas posé
le pied dans cette ville depuis dix mille ans… Des poissons et des
araignées ont pris possession des rues, ils ont pointé leur nez
par les fenêtres… Ce que j'ai vu ici il y a cinq ans est
passionnément intéressant… Oui… Intéressant…
Je ne voulais pas vous en parler durant le voyage car je voulais que vos
premières impressions soient fraîches et spontanées. Je ne
veux pas gâcher à l'ultime seconde notre surprise et notre
recueillement. Physique 14, va, allume la lumière, et en
avant !…
Une
lumière froide étincelle entre les engrenages. Des poissons
grouillent dans la vase. L'eau vire au rouge opale, dans le coucher du soleil.
La machine s'élance dans l'eau en chuintant et crachant des
étincelles.
II.
Au-delà
de deux monticules de lave, brusquement l'horizon se dégage. Le premier
instant cela paraît n'être qu'une masse rocheuse, grise et floue,
mais plus tard on distingue les détails. On voit immédiatement
que la Vieille Ville se compose de deux parties, une baie plate comme une
assiette densément plantée de maisons, séparée par
un profond sillon d'une autre, vallonnée et piquée de-ci
de-là de vieux bâtiments sur ses collines[1]. Une clarté
incertaine arrose le tout – oui, le soleil lui à travers l'eau
limpide de la mer.
III.
L'appareil
bloque brusquement ses roues devant le monticule de lave du milieu, et il
s'élève verticalement d'environ deux cents mètres. C'est
en naviguant qu'il traverse le détroit. Alors, à peine trois
cents mètres plus loin devant le premier immeuble d'une taille imposante
il redescend au fond et poursuit sa route sur roues.
Des
alignements de maisons taciturnes sur les deux côtés, des poissons
virevoltent devant l'appareil, des algues phosphorescentes pointent sous les
porches obscurs. Tous se taisent, saisis par l'angoisse. Sur le pavement solide
des poulpes lascifs éclatent avec un claquement sec sous le passage des
roues. De temps en temps une masse lourde et difforme barre leur chemin au
milieu de la chaussée.
- C'étaient
des véhicules.
Les
disciples restent comme médusés, aucun d'eux n'ose visiter
l'intérieur de ces carcasses de véhicules. L'appareil file plus
loin.
- Des
immeubles de trois ou quatre étages. Une belle architecture, de la belle
ouvrage… Oui… Voici la marque du vingtième siècle
après Jésus-Christ… Toute une époque qui durant dix
mille ans est restée dissimulée sous une couverture de lave, sans
laisser de trace visible… Une tranche d'histoire manquante…
Radio
23 fixe l'espace devant lui.
- Une
tranche d'histoire, oui, une grande civilisation… Car ils avaient une
grande culture, mes amis… Ils connaissaient l'électricité
comme ces câbles et ces fils primitifs en témoignent… Ils
connaissaient l'image vivante qu'ils projetaient sur un écran plat, pas
sur un écran spatial comme nous. Mais tandis que le fil rouge de
l'histoire nous relie à nos ancêtres chinois, ce continent est
resté isolé de tout le reste, il s'est enterré sous
l'eau… Il ne subsiste rien qui nous remémorerait leur
civilisation. Je vous montrerai leurs merveilleux livres que nous essayons de
déchiffrer depuis cinq ans pour trouver la clé de cette
langue… De cette culture qui voilà dix mille ans a
évolué en parallèle avec la culture de nos ancêtres
chinois, au milieu de cette Europe d'alors… Celle d'un peuple qui, paraît-il,
était à l'époque tout aussi évolué et
cultivé que l'immense Chine de nos ancêtres.
- C'est
vrai qu'ils faisaient déjà des images vivantes ? –
demande Physique 15.
- Des
images vivantes, oui, je viens de le dire, mais projetées sur un
écran… J'en ai retrouvé quelques-unes, je les ai
restaurées et remises en état, et en les plaçant dans une
boîte de Plaston on a constaté qu'on
peut très bien les projeter dans l'espace.
Il
enfonce son bras dans un étui d'aluminium et il en sort une curieuse
pellicule.
- Venez
voir, regardez ça… Je l'ai trouvé parmi les ruines d'un
vieux théâtre… Je vais vous le montrer…
Dans
les rues latérales des véhicules immobiles sont alignés
ensevelis sous des algues et des passerelles de coraux. Que se passerait-il si
l'un d'entre eux s'ébranlait et se mettait à filer à toute
vitesse, face à l'appareil !…
IV.
L'appareil
redémarre et regagne en une manœuvre la rue principale. Ils
resserrent les branchies. Puis ils filent dans une rue latérale sombre.
Ensuite Radion 23 stoppe les roues.
- Descendons
ici. Entrons dans une maison, n'importe laquelle, là où on se
trouve – dit-il en enfilant ses gants.
Ils
descendent tous. Ils se taisent ; une excitation angoissée leur
serre la gorge. En file indienne ils montent sur le trottoir qui longe les
maisons. Ils s'arrêtent devant un portail. Radion 23
éclaire la porte, une plaque étroite apparaît, avec des
caractères écrits.
Radion 23 gratte le
goémon, il examine attentivement les signes d'écriture. Il sort
une lamelle de sa poche, il les recopie les uns après les autres…
"8-4-r-u-e-R-á-k-ó-c-z-i"
- Qu'est-ce
que cela peut bien signifier ?
- Nous
ne le savons pas encore. Mais nous trouverons. Vraisemblablement le nom du
propriétaire.
Puis
il ajoute sur sa lamelle :
"B-u-d-a-p-e-s-t"
- C'était
le nom de cette ville.
Avant
de pénétrer par la porte Radion 23
parcourt la rue des yeux. Face à eux transparaît dans l'eau la
ligne gris bleu du contour pétrifié de la Gare de l'Est.
V.
Ils
montent lentement l'escalier l'un derrière l'autre. L'un derrière
l'autre ils franchissent la porte et pénètrent dans ma chambre.
Des poissons lèvent le museau. Radion 23
soulève sa lampe et dans le crépuscule s'assombrissant il
éclaire mon bureau. Ses branchies sifflotent nerveusement.
- Une
tête de femme…
Il
saisit sur mon bureau le portrait en relief de mon amie et l'examine
attentivement. Dans un coin Physique 13 trouve la moitié frontale
de mon crâne blanc calcifié.
Il le manipule entre ses doigts puis le retourne pour mieux l'examiner.
Nous nous faisons face ; je lui fais face – lui calmement et
attentivement – moi les dents serrées, ma haine est impuissante et
incommensurable.