Frigyes Karinthy :  "Deux Bateaux"

 

 

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mon frÈre JÓska

Lettre sur mon frère 

Très chère Tante Helén !                       

            Je me soucie de savoir si tu recevras cette lettre, très chère tante aux yeux violets, pourtant j'espère vivement que tu la recevras. Le temps était à la pluie cet après-midi et j'en ai profité pour ranger ma correspondance. Une de tes lettres m'est tombée entre les mains ; tu y demandes des nouvelles de Jóska et tu demandes une réponse rapide. Je crains que ma réponse ait tardé un peu, puisque depuis tant d'années cette lettre traîne sans réponse dans le tiroir, et il me semble aussi qu'une ou deux choses ont changé depuis lors mais je ne peux l'affirmer avec certitude.

Toutefois je te réponds, d'une part parce qu'il pleut, mais aussi à cause du caractère pressant de ta lettre, encore que je n'ai pas compris le sens de toutes tes questions. Je dois un peu rassembler mes souvenirs : comment c'était déjà ? Jóska avait dix-huit mois quand tu l'as emmené à Vienne, quand notre pauvre maman est morte et tu es apparue chez nous pour la première fois avec tes cheveux blancs comme la neige (blancs depuis tes douze ans, à la suite d'une maladie, selon la légende familiale), tes yeux violets et la peau de ton visage plus blanche que la poudre de riz sous les cheveux blancs, tu es apparue comme une grosse et adorable princesse du dix-huitième siècle… Oh, ma chère et curieuse Tante Helén, jusqu'à aujourd'hui je me demande en vain quelle pouvait être la raison de cette amitié inouïe avec laquelle tous les six nous t'avons assiégée. Je crois pourtant que c'est ta voix, ce filet de voix mince comme la porcelaine qui fait qu'on est obligé de rire, comme si une goutte d'eau tiède nous dégringolait derrière l'oreille. Tu te souviens certainement que quelquefois nous riions aux larmes quand tu prétendais nous gronder. Parce que nous t'aimions énormément, parce que tu étais si énormément grosse et blanche et petite et si chère.

Mais ce n'est pas de cela que l'on parlait, mais de Jóska que tu avais emmené tout en déclarant que tu ne le rendrais pas. Vois-tu, chère tante Helén, je préfère ne pas disserter sur la question stérile de savoir si tu as oui ou non un peu gâté Jóska ; ça nous a valu déjà pas mal de disputes : maintenant que je t'écris, je pense que c'est peine perdue d'en discuter davantage. Même s'il faut dire que je n'ai pas changé d'avis et que selon moi un garçon de six ans ne doit pas porter des cheveux blond doré descendant jusqu'aux épaules parce que c'est mignard. Je dois en revanche reconnaître que cela a fait de Jóska un enfant très gracieux. Nous autres à la maison, sans mère, nous avons, c'est vrai, grandi un peu nature, à l'abandon, pendant que Jóska, chez toi, apprenait le piano et portait des petites vestes en velours. Devant le piano il y avait un tabouret très haut, et Jóska jouait vraiment bien la "valse minute", bien que je n'aime pas trop ces numéros d'enfants prodiges. Mais je le répète, j'ai comme une impression que toute cette affaire n'est pas tellement d'actualité, que j'arrive peut-être un instant trop tard. Je me souviens encore avec acuité du jour où tu as ramené Jóska en visite et qu'on ne lui a pas permis de repartir avec toi, il y a eu un grand tumulte, n'est-ce pas, tu as même pleuré, tu as menacé. À la fin, comme je le vois dans ta lettre, il a bien fallu que tu repartes seule chez toi alors que Jóska est resté ici.

Jóska est resté ici et maintenant ta lettre m'est tombée entre les mains, la lettre dans laquelle tu m'invites avec insistance, je dirais même avec véhémence, à te décrire dans tous les détails ce que devient Jóska. Je regarde, je regarde la lettre, hum, évidemment il n'y a pas de date dessus, comme d'habitude, me dis-je, rien que tes terrifiantes pattes de mouches… Mais je déduis de tes questions que la lettre date de peu, je le crains, après que Jóska est revenu chez nous. Que dois-je alors t'écrire ?

Très chère Tante Helén, tu nous demandes si Jóska a bien reçu l'habit de velours bien chaud avec le col en dentelle que tu lui as envoyé ; et si Jóska a grandi, et si nous soignons bien ses beaux cheveux longs ; si nous faisons bien attention aux bains du matin pour qu'il n'attrape pas froid ; si nous boutonnons bien le manteau de Jóska quand nous l'emmenons en promenade ; si Jóska travaille bien son piano… il ne faut néanmoins pas qu'il le travaille trop car il est un peu nerveux ; que je t'écrive précisément ce qu'il mange, et si Jóska a bon appétit ; que je t'écrive ce que Jóska raconte et s'il a l'habitude de parler de toi ; si nous avons montré ses yeux qui ont peut-être quelque faiblesse, à un professeur ; si dans la rue Jóska ne se fait pas trop bousculer par de vilains garnements… S’il dort avec nous ; si la porte de la chambre où il dort est bien fermée à clé parce qu'au rez-de-chaussée quelque malveillant a vite fait de se glisser dedans ; si nous tirons bien les rideaux et si nous allumons la petite veilleuse mauve à laquelle Jóska est habitué et que tu lui as achetée le jour où tu l'as laissé à Budapest…

Très chère Tante Helén, tu penses aussi à nous, tu demandes de nos nouvelles, tu veux savoir si nous fréquentons régulièrement l'école, si nous sommes bons élèves et si nous avons choisi une vocation.

Très chère Tante Helén, je te fais savoir par la présente que nous avons terminé l'école, nous sommes rentrés à la maison… Puis nous sommes repartis de la maison. Et nous nous sommes tous éparpillés, cela fait belle lurette que je n'ai parlé avec mon frère et mes sœurs.

Moi, mes bulletins scolaires étaient assez bons. Mais il faut croire que les bulletins ne prouvent rien et j'ai constamment de nouveaux devoirs à faire ; en outre ma matière préférée, l'histoire, est aujourd'hui enseignée tout autrement.

Très chère Tante Helén, je te fais savoir par la présente que Jóska n'a pas reçu l'habit de velours bien chaud avec le col en dentelles que tu lui as envoyé. Oui, Jóska a bien grandi, il est même devenu un grand échalas et on lui a coupé ses beaux cheveux longs. Jóska est devenu un garçon plutôt pâle, renfrogné et si je me rappelle bien il était peu bavard quand je l'ai vu la dernière fois.

Quand j'ai vu la dernière fois Jóska, il portait un habit rêche, gris et bleu, et j'ai oublié de vérifier si on lui a bien boutonné son manteau. Sa tête était un peu penchée en avant car il portait un sac très lourd sur le dos. Il ne m'était pas possible de lui adresser la parole, et je n'ai pas pu lui demander s'il avait un message pour toi parce qu'il n'était pas seul, il était avec beaucoup d'autres, et dans sa main il serrait convulsivement une bretelle.

 Jóska marchait comme ça. Il faisait encore chaud alors, mais ils ont beaucoup marché, infiniment longtemps et plus tard des vents se sont levés derrière les montagnes. Ils ont infiniment longtemps marché à travers champs et déserts, Ils ont ensuite grimpé sur des routes sinueuses de montagne caillouteuses. Les pieds de Jóska sont fatigués et sa gorge est desséchée. Vers le soir souffla un vent glacial et le monde s'obscurcit. Mais d'un seul coup, comme si le jour pointait, une bande rouge apparut au bas de l'horizon, derrière les montagnes caillouteuses ; le ciel se mit à flamber rouge incandescent. Les villages sont en feu, proféra une voix brutale, et ils poursuivirent leur marche. Le chemin conduisait entre des murailles rocheuses abruptes, au bout du chemin n'éclairait plus qu'une unique colonne de feu. Leurs pas faisaient sonner les faubourgs feu et flamme ; des ruines fumantes grésillaient des deux côtés des rues. Jóska marchait difficilement et une fois il a trébuché. Quand il a regardé vers le bas il a vu deux bras humains déployés sous ses pieds et il a marché dans quelque chose de mou… À l'aube ils avaient traversé la frontière, ils se sont arrêtés. Des cavaliers galopaient devant eux, ils leur firent des signes en criant. Sourds tonnerres au loin. Des mots courts et rapides zigzaguaient alentour. Ils avançaient lentement, et dans leur dos un effroyable orchestre se mit à hurler et à tambouriner. Ils se couchèrent dans la boue glacée et tendirent l'oreille. Quelque chose se mit à crépiter comme le pop-corn. Jóska ouvrit de grands yeux étonnés : un jeune paysan couché tout près de lui poussa un grand cri et Jóska vit qu'il lui manquait la moitié de la tête. Alors Jóska ne s'étonna plus, juste son visage conserva un tic nerveux encore quelque temps. Plus tard il a fait froid, des flocons de neige voletaient et ils frissonnaient. Ils se sont creusé des trous profonds et ils ont vécu là pendant des semaines. Ensuite ils se sont levés, ont repris la marche, de nouveau ils se sont couchés, ils se sont enterrés et ils ont attendu. Plus tard les yeux de Jóska se sont habitués aux villages feu et flamme, ses oreilles se sont habituées à la permanence des tonnerres comme si cela faisait partie des bruits éternels de la nature, et comme si au-dessus de sa tête il n'y avait jamais rien eu d'autre que cette cloche noire de nuages froids et comme s'il avait toujours vécu ainsi, dans des fosses en terre gelée où traînaient des cadavres humains survolés par un corbeau. Puis je ne sais plus ce qu'il y a eu. Le fossé dans lequel il était couché a peut-être été approché par un chevalier à brandebourgs dorés qui a demandé qui aurait le courage d'entrer dans cette forêt. Quelques-uns se sont levés, et Jóska était parmi eux. Et par une morne nuit, dans une tempête de neige, ils se sont dirigés vers la forêt où les arbres chuchotaient fantomatiquement. Ils atteignirent la forêt, ils l'examinèrent baïonnette dressée, puis ce fut encore le soir et ils étaient fatigués, la lune monta, ils se couchèrent, et ils plantèrent là Jóska pour qu'il monte la garde.

Alors peut-être, Jóska se trouve-t-il là en ce moment, debout, l'arme au pied, à la lisière de la forêt et il observe le champ enneigé. Le vent souffle et il resserre un peu mieux son manteau. À sa droite se terre une petite colline et il ne la voit pas. Pourtant un soldat étranger est couché à plat ventre derrière cette colline, il appuie la crosse de son fusil sur son visage et il vise en clignant des yeux à la lumière de la lune. Il vient de poser son doigt sur la détente… Une seconde, il va tirer.

Jóska !… Fais attention !… Écarte-toi !

Je n'aimerais pas que tu sois touché.

 

 

Suite du recueil