Frigyes
Karinthy :
"Deux Bateaux"
Le PÉchÉ[1]
Je
suis horrifié à l'idée que cela puisse
éventuellement devenir une nouvelle humoristique sous ma plume. Maintenant
que je suis capable de l’écrire, je vois le cas avec
objectivité et si j'écoutais mes sentiments, pour traiter le
sujet je choisirais un genre des plus lugubre et des plus angoissant, la
ballade peut-être, et je la commencerais ainsi : "Honorable
cour, je plaide coupable !" Mais quelle chance qu'avant
d'écrire j'aie mâché ma plume pendant cinq bonnes
minutes ; cela m'a permis de découvrir pourquoi je sens
derrière cette histoire un fond tragique digne de Rembrandt : c'est
à moi que c'est arrivé, véritablement et
réellement.
C'est à moi que
c’est arrivé : le cœur lourd j'ai aimé sans
espoir la femme de mon prochain et je lui ai demandé que, puisqu'on
s'est rencontré, je puisse l'accompagner jusqu'à la station des
fiacres dans le mail, là elle monterait dans une voiture et rentrerait
chez elle à la cité Mariska, oui, à la cité
Mariska. L'heure était tardive et j'étais indiciblement
triste ; j'étais pauvre, très pauvre en ce
temps-là ; toute ma fortune était cette pauvreté et
d'aimer sans espoir. Je veillais jalousement sur ce trésor, et elle ne
songeait même pas à m'en priver. Bien qu'elle m'enviât pour
ce sentiment supérieur d'aimer une personne qui ne pourrait être
mienne, ça, elle ne le comprenait pas et m'en respectait
énormément. Pendant de longues heures nous parlions de mon amour
comme d'une maladie curieuse et intéressante mais non contagieuse, que
l'on peut tapoter, tripoter. Tantôt nous en parlions avec excitation,
tantôt avec indifférence, tantôt avec regret, mais toujours,
tous les deux, avec supériorité. C'était il y a longtemps.
Mais ce soir-là
j’avais complètement perdu confiance. Il y avait aussi certains
problèmes dont je ne pouvais pas parler, je devais aller à
l'hôtel en abandonnant précipitamment mes affaires. La rencontre
avec elle a fait sur moi l'effet d'un coup de grâce. D'autant plus
qu'elle était très belle, la misérable, l'ingrate, et
quand nous sommes arrivés au mail elle m'a dit tout à coup
"pouf" et elle a fait une grimace.
- Je dois rentrer sous ce
portail, mon porte-jarretelles…
Elle m'a planté là,
le dos tourné, devant le portail… de là, j'ai entendu un
frou-frou dans mon dos… le frou-frou de quelque chose de blanc, de blanc
et de mauve clair… des tissus insolents, goulus, honteux, étouffés,
des dentelles… De petits monstres sournois, dépravés,
malins, qui avaient l'air de dentelles alors que je savais très bien,
moi, qu'ils avaient des oreilles, un nez, une bouche et qu'ils faisaient
semblant de n'être que de la soie douce, innocente, caressante. Une violente
amertume me serra la gorge et quand elle ressortit et me dit quelque chose, des
sons inarticulés comme le sang jaillirent de moi en guise de
réponse.
Il n'était plus temps de
feindre : je me rappelle, j'ai observé avec étonnement le
caractère comique, impossible, des sons que génèrent les
poumons et les cordes vocales quand un homme pleure de désir. Elle fixa
son regard devant elle sans trouver de mots, c'est ainsi que nous
déambulâmes au long de l'allée jusqu'à la station
des fiacres. Alors seulement j'ai pu reprendre haleine : ce hennissement
dégoûtant a pris fin et j'ai enfin pu éclater de rire. Elle
en fut soulagée, nous avons discuté et plaisanté sans
retenue. Un mendiant en haillons passait par là et il offrait des petits
chiots à la vente : deux d'entre eux sortaient la tête de ses
poches des deux côtés, il en présentait un troisième
sur la paume de sa main. C'était un jeune chiot tout petit qui
léchait volontiers avec sa petite langue rouge et large tout ce qu'on
lui tendait. Elle rit aux éclats et prit le chiot dans ses mains. Cela
rendit le petit chiot carrément fou. Il se mit à grimper de ses
quatre pattes sur son visage, sa poitrine, son cou, il se
déchaînait, couinait, mordillait et voulait lui arracher son
corsage de soie. Enfin il attrapa son menton et de sa petite langue rouge avec
la rapidité d'un éclair il lécha son visage, ses yeux,
avant qu'elle pût l'en empêcher. Elle poussa des cris, je tendis
mon bras et le saisis. Mais le petit chiot était complètement
fou, il voulait recommencer, il tendait ses petites pattes, il me flattait mais
différemment d'elle, par ruse, pour retourner vers elle. C'est à
ce moment-là que j'ai serré sa gorge une première fois.
Elle rit et demanda combien coûtait le chiot. Moi je n'ai rien demandé
mais quand le mendiant annonça le prix, sans mot dire j'enfonçais
la main dans ma poche et, tout en tenant fermement le cou du chiot d'une main,
je l'ai payé avec mes dernières couronnes. Elle applaudit de joie
et voulut prendre le chiot mais je ne l'ai pas donné et j'ai dit
brutalement que je ne l'ai pas acheté pour elle mais pour moi. Puis vite
je lui ai tendu la main sans baiser la sienne et nous nous sommes
séparés. Cent pas plus loin je me suis retourné pour la
regarder, elle était en train de monter dans un fiacre.
Et moi je n'ai pas
dîné ce jour-là, j'ai fourré le petit chiot dans la
poche de mon manteau comme un chiffon, je l'ai bien caché et je suis
rentré à mon garni. J'ai monté les étages en rasant
les murs, dans le couloir il faisait déjà noir, j'ai
pénétré dans ma chambre sur la pointe des pieds et je me
suis couché. J'ai posé le chiot par terre. Il était agile,
il courait partout, il flairait les murs. Brusquement il s'arrêta et se
mit à geindre timidement comme un nourrisson. J'ai sauté de mon
lit, j'ai lancé mon oreiller dans un coin, j'ai attrapé le chiot
et l'ai posé dessus. J'ai allumé la lampe sur la table de nuit,
laissant le coin dans le noir. Le chiot s'est tu. J'ai essayé de lire,
en vain. Mes yeux fixaient l'obscurité, mes jambes tendues se mirent
à trembler.
Il commença au
début timidement, en gémissant, attentif comme un petit enfant.
La nervosité qui courait de haut en bas dans ma colonne
vertébrale m'empêchait de bouger, cela l'encourageait et il
entreprit de pleurer plus fort. Je l'entendis se traîner, se retourner,
tomber de l'oreiller, se cogner au mur. Il pleura dès lors plus fort sur
un lamento exigeant. J'entendis soudain qu'il grattait la porte. Il la grattait
et couinait. Je m'assis dans mon lit, j'allumai le plafonnier, oui, il
était bien là. Il flairait une fente dans la porte et il la
grattait.
- Que cherches-tu
là ? - lui ai-je demandé.
Mais il ne se tut pas, il ne se
retourna même pas, il couinait avec entêtement à intervalles
réguliers. J'ai sauté du lit et je l'ai pris par le cou. Il
couinait encore. Je l'ai flatté, caressé, je l'ai levé
contre mon visage – il a tourné la tête et continué
de couiner. Je l'ai posé par terre, lui ai versé de l'eau dans
une assiette pour qu'il boive. Il s'est bouché le nez et s'est mis
à éternuer. Il s'est sauvé, a couru à la porte,
recommencé à la gratter à coups redoublés et il
pleurait de plus en plus fort.
- Qu'est-ce que tu
veux ? Où tu veux aller ?
J'ai senti le sang me monter
à la tête.
Je l'ai soulevé et
porté dans mon lit. Il s'est tu pendant une minute. J'ai éteint la
lumière, essayé de dormir, sachant bien que c'était peine
perdue. Quand doucement, prudemment, il a repris ses miaulements, je savais
déjà ce qui m'avait fait monter le sang à la
tête : ces bruits, ces vilaines plaintes animales honteuses,
insupportables, ces hennissements et ces vagissements, je les avais
déjà entendues… dans l'allée… cet
après-midi… C’était moi, c'est moi qui avais
pleuré ainsi…
Je fus pris d'une colère
sourde. Ce petit corps de chien chaud, palpitant, tremblait là à
côté de moi. Je l'ai attrapé avec dégoût et je
l'ai jeté à terre avec rage. Il a cherché sa respiration
puis s'est mis à courir dans la chambre et la minute suivante il
était déjà à la porte. Tout a recommencé.
Mais alors je n'ai plus
hésité, j'ai sauté du lit. J'ai avalé ma salive,
j’étais secoué d'un rire nerveux pendant que je
hurlais :
- Tu restes ici ! Ah,
mon colon ! Attends donc ! C'est pour où, cette
hâte ? Du calme, mon bonhomme. On dirait que tu ne m’en veux
pas trop de t'avoir jeté du lit. Même que tu serais content que je
te chasse carrément, hein ? De la porte à la rue… pour
aller courir… et flairer… retourner là d'où tu
viens… suivre le fiacre… hein ? Charogne !
Je l'ai repris, je l'ai
rapporté au lit. Je l'ai mis sous l'oreiller. J'avais les nerfs en
pelote. Le petit chiot sautillait sauvagement, il se débattait, il
hurlait, cette fois ouvertement, passionnément, en colère, il ne
suppliait plus, il exigeait d'être relâché, d'être
posé par terre, il trépignait.
Et alors dans le silence de la
nuit, entre les murs froids et muets, j'ai décidé de le tuer.
Je m'expliquai ma décision
par le gémissement du petit chien qui m'empêchait non seulement de
dormir mais allait bientôt ameuter tout l'hôtel. Déjà
on devait l'entendre, bientôt on allait entrer, me rappeler qu'il est
interdit d'introduire des animaux, on allait me mettre à la porte. Que
deviendrais-je ?
J'ai pesé froidement les
possibilités. Avec un couteau je n'irais pas loin : le sang, la
saleté ; ça n’allait pas. Peut-être avec
l'oreiller – mais je n'arriverais pas à l'étouffer, il
saute.
J'ai pris le chiot sous
l'oreiller, je l'ai caressé, je lui ai parlé, lentement j'ai
commencé à lui serrer le cou. Sa gueule s'est ouverte, ses yeux
se sont légèrement exorbités en me fixant. Je sentais sous
mon pouce la pulsation de l'artère.
Des pas se firent entendre dans
le couloir.
Quelqu'un passait devant la
porte, peut-être le garçon d'étage. J'ai lâché
le chien, je me suis mis debout et j'ai couru à la porte. Mon cœur
battait la chamade. Le chien m'a couru après.
J'ai attendu que le silence
revienne, je suis allé à la fenêtre et j'ai regardé
la cour fermée en bas. Un petit paquet traînait sur le rebord de
la fenêtre ; prudemment j'ai dénoué la ficelle, elle
est restée en deux morceaux entre mes doigts. Alors je l'ai pris dans
mes mains et je lui ai parlé :
- Chien… petit chien.
Pendant que je lui caressais la
tête j'ai installé avec l'autre main la ficelle à son cou.
J'ai fait une boucle et j'ai
tiré d'un coup sec. Alors je fus envahi d'horreur. Mon manteau
était sur le canapé, je l'ai attrapé, j'ai fourré
dans une manche le chien qui étouffait et la main tremblante j'ai
attaché cette manche avec l'autre bout de ficelle. J'ai roulé mon
manteau en boule et j'ai jeté le tout dans un coin.
J'ai éteint la lampe,
tiré la couverture sur ma tête et attendu. J'ai calculé que
cinq minutes devaient suffire pour qu'il étouffe. Le silence
était mortel et j'ai senti dans ce silence que ma respiration allait
lâcher, j'étouffais moi-même. "Sottise !" me
dis-je, j'ai essayé de rire mais mes dents claquaient.
"Autosuggestion !" me dis-je encore.
Cinq minutes plus tard j'ai
sauté du lit, en cherchant ma respiration je me suis
habillé… j'ai laissé le manteau par terre… J’ai
mis mon chapeau et j'ai ouvert la porte. J'ai descendu les escaliers lentement,
incroyablement lentement. J'ai croisé la femme de chambre, alors je me
suis mis à toussoter et à fredonner. J'ai été
salué par le portier, moi aussi j'ai légèrement
levé mon chapeau. J'ai fait dix pas tranquillement, ensuite j'ai couru.
J'ai couru le long de sombres
rues transversales, des ombres douteuses passaient près de moi. Un
apache en pantalon large, un œil au beurre noir m'a croisé, il
s'est retourné pour me regarder. Moi aussi je me suis retourné,
nos yeux se sont rencontrés. Ça l'a troublé, il s'est mis
à siffloter et moi à rire. Je tremblais du besoin de rire aux
éclats. J'aurais aimé parler avec lui, faire un bout de chemin
avec lui, prendre un verre ensemble ou l'abattre, mon poing se serrait.
Comment je suis arrivé
jusqu'à la villa, je l'ignore. Des boules lumineuses clignaient de leurs
yeux entre des parterres de fleurs, je m’en souviens. J’ai
grimpé sur une pierre et frappé à une fenêtre.
Une lumière s’est
allumée, puis elle s’est éteinte. C’était
elle, elle est venue à la fenêtre, elle l’a ouverte.
- Attendez, je vous
soulève pour vous faire sortir, ai-je chuchoté.
Elle s’est laissée
faire. Je crois qu’elle était à demi évanouie de
frayeur. Elle a complètement ouvert ses jeunes lèvres, j’ai
senti ses dents, comme si mes lèvres avaient touché
l’humidité fraîche d’un gâteau de riz. Nous
n’avons pas parlé, j’ai tout juste prononcé quelques
mots doux mais impératifs. C’est ainsi que dans une bataille de
minuit des soldats couchés à plat ventre derrière des
buissons se passent les mots d’ordre, doucement mais fermement.
Le matin le portier de
l’hôtel m’a rencontré entre les chaises
retournées du café. Il savait où me trouver. Il m’a
apporté mon manteau que j’avais oublié dans ma chambre. Il
m’a demandé ce qu’il devait faire avec le chien. Ce petit
animal douillet s’était installé dans une manche de mon
manteau et il y avait tranquillement dormi toute la nuit. Le matin on lui avait
donné du lait.
Toute la matinée
j’ai vaqué à mes affaires. À midi j’ai pris
mon déjeuner dans la petite auberge que fréquentent les
employés de bureau du quartier. L’après-midi je l’ai
rencontrée sur le boulevard. Elle a rougi un peu et pris congé,
ils allaient partir en voyage, a-t-elle dit. Deux minutes plus tard je ne
savais plus de quoi parler avec elle.
[1] Cette nouvelle a
été publiée aux Éditions des Syrtes dans le recueil
"La ballade des hommes muets"