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deux rÊves

(1923)

 

Jeu cinématographique en trois actes et trois films.

 

Personnages :

 

Léon

L’empereur (c’est la même personne)

Paulette

Joseph

Madame Colbert

 

Les scènes se passent en 1785 et 1809.

 

La première et la troisième partie cinématographiques ainsi que le premier acte théâtral se passent dans un bosquet en Corse, près d’Ajaccio. Les deuxième et troisième parties théâtrales se passent dans un château, près d’Aspern[1]. La deuxième partie cinématographique se joue dans le cadre d’un rêve fantastique.

 

PremiÈre partie cinÉmatographique

 

Ajaccio, en 1785. Vue générale. Maison de Madame Laetitia, de près. Aube. Le premier rayon de lumière étincelle sur les montagnes. Une voiture postale passe devant la maison. Chambre de Madame Laetitia. Laetitia quitte son lit, allume une bougie, sort sur la pointe des pieds. Autre chambre, celle de Léon. Laetitia entre doucement, s’approche, lève la bougie au-dessus du lit. Le lit est vide, non défait. Laetitia frappe des mains : « Léon a découché – pour la première fois ! » Elle sort précipitamment de la chambre, réveille une domestique qui, endormie, se frotte les yeux, puis elle sursaute, étonnée, enfile un vêtement. Elles se rendent dans le jardin où tout est encore dans la pénombre. Elles fouillent dans le parc, sous les arbres. Elles croisent deux domestiques sur un chemin. On allume une torche. Quand Laetitia passe devant une fenêtre, Joseph, vingt ans, sort sa tête, encore endormi. Laetitia lui rapporte : « Ton jeune frère Léon n’a pas passé la nuit à la maison ! » Joseph sort, les accompagne. Chambre de Paulette. Paulette est une belle jeune fille de seize ans, parente éloignée de la famille, en visite à Ajaccio. Paulette dort doucement, sourit en rêvant, serre son oreiller contre elle. La lumière de la torche entre dans sa chambre. Elle se réveille, elle écoute. Elle s’approche de la fenêtre. Du dehors un domestique lui explique la cause du remue-ménage. Elle rentre, revêt une robe légère, descend pour rejoindre les autres. Ils sont déjà cinq à chercher Léon autour de la maison. Ils se divisent en deux groupes. Paulette et un domestique se dirigent vers un bosquet à proximité. Joseph se trouve derrière un arbuste, les remarque, les rejoint. Il prend la torche du domestique, il l’envoie vers l’autre bout du bosquet, il reste seul avec Paulette. Dans l’aurore montante, Paulette avance, Joseph la suit, la couve des yeux. Ils soulèvent les feuillages, scrutent les clairières. Joseph cherche les occasions de s’approcher de Paulette, sous prétexte de chercher, la robe de Paulette s’accroche à une branche, elle se baisse pour la libérer, Joseph l’aide. Quand ils se redressent, il tente de l’embrasser. Paulette l’écarte, presse le pas. Joseph baisse les yeux, la talonne honteusement. Ils arrivent devant une clairière, Paulette retient brusquement Joseph, place l’index devant sa bouche pour lui intimer de faire silence, esquisse un sourire. Elle écarte prudemment deux arbustes. Au milieu d’une minuscule clairière, sous un vieux chêne, dort Léon, presque seize ans, un adolescent brun, maigrichon, boudeur. « C’est ici qu’il a passé la nuit ! » Léon porte l’uniforme de l’école des cadets de Paris, avec l’insigne de sous-lieutenant, il a déboutonné sa veste, son rêve ne doit pas être calme car il a les épaules agitées. Paulette fait signe à Joseph de ne pas le réveiller ; ils s’approchent du garçon sur la pointe des pieds.

 

PremiÈre partie thÉÂtrale

 

Clairière d’un parc. Léon est couché sous un vieux chêne, il dort. Côté cour Paulette et Joseph s’approchent prudemment sur la pointe des pieds. Tous les deux ont les yeux fixés sur Léon. Paulette le regarde, pensive et souriante, tandis que Joseph plisse les yeux, sans trop de bienveillance.

 

PAULETTE : C’est inouï ! Il a dormi ici – et pas dans ses draps soyeux.

JOSEPH (il hausse les épaules).

PAULETTE : On le réveille ?

JOSEPH (ironiquement) : Je ne suis pas l’ordonnance de monsieur le sous-lieutenant ! Que son ordonnance le réveille !

PAULETTE : Vous lui en voulez, Joseph !

JOSEPH (d’un air supérieur) : À ce blanc-bec ? Moi ?

PAULETTE (regarde Léon, un peu émue) : Mais il est si jeune ! Regardez… Il n’est pas laid, quand il dort… Ses traits s’adoucissent… De quoi peut-il rêver ?

JOSEPH : Qu’est-ce que j’en sais ! De mille-feuilles au pavot !

PAULETTE : Vous ne connaissez pas les rêves de votre frère ?

JOSEPH : À celui-là ? Parce qu’il a des rêves, celui-là ? (Avec mépris.) Ce matheux ?

PAULETTE (pleine de reproches) : Comment pouvez-vous parler ainsi ! Vous qui avez passé la nuit sous un édredon. Qu’est-ce qui aurait pu l’attirer ici, à la belle étoile, sous les arbres, à l’aube… si ce n’est… la première nuit qu’il a passé en permission…

JOSEPH (en colère) : Mais non ! Vous ne connaissez pas mon frère Léon ! Qu’est-ce que ça peut lui faire, le bosquet, l’aurore, qu’est-ce qu’il en connaît… du parfum des arbustes… de la rosée du matin… (Il lève les yeux sur Paulette.) se promener… il ne connaît rien… il ne sait pas sentir le silence du lever du soleil… il ne voit pas les arbres qui lèvent leurs branches au ciel comme si c’était des bras… (Il regarde furtivement Paulette qui n’a d’yeux que pour Léon. Il change de ton.) Regardez, il dort comme un gamin… Il ne se réveille pas… Il ne sent pas qu’on le regarde… que c’est le matin… que les premiers rayons de l’aube… apparaissent entre les feuilles… (Jalousement.) Et c’est justement sur lui… que tombent le plus beau des rayons de soleil… (Doucement.) Paulette… petite Paulette… si c’est moi… qui étais couché ici…

PAULETTE (continue de regarder Léon) : Peut-être qu’il fait de très beaux rêves.

JOSEPH (avec mépris) : Celui-là ? Je vous dis que vous ne le connaissez pas. Il n’a qu’un seul rêve : devenir lieutenant, c’est jusque-là que porte son imagination, pas un iota plus loin. Croyez-moi, c’est l’homme le plus sec que je connaisse. Il n’a rien de Maman… ni de moi… Moi je voulais être peintre… et sculpteur… j’ai aussi écrit des poèmes – celui-là, son unique ambition est de se frotter aux gosses de riches – à l’Académie de Brienne. Et ses leçons… pour être admis à Paris. Il rentre en permission et (avec mépris.) Il apporte ses livres scolaires !

PAULETTE : Je l’ai plutôt trouvé passionné, quand hier au déjeuner…

JOSEPH : Passion ? (Il rit.) Petite Paulette ! Vous ne connaissez encore rien de la passion… Se mettre en colère comme un hamster n’est pas encore la passion… Sinon le hamster serait l’homme le plus passionné… Léon a toujours été comme ça. Égoïste… froid et calculateur – ce qui ne l’empêche pas d’être soupe au lait. Quand il avait cinq ans, il a failli mordre un doigt de Maman. Nous l’avons toujours appelé : soupe au lait. Mais passionné ? – celui qui apporte ses livres scolaires en permission !

PAULETTE (le regarde pensivement) : Il a seize ans… comme moi…

JOSEPH (passionnément) : Bosquet ? Aurore ? Beauté ?... Allons !... Je parierais qu’il est venu pour étudier… pour ne pas être dérangé… Regardez… un livre ouvert… sous sa tête… qu’est-ce que je disais !

PAULETTE : Des poèmes, peut-être.

JOSEPH (s’approche, il retire prudemment le livre de sous la tête de Léon, le regarde, éclate d’un rire ironique) : Des poèmes ! Ha, ha, regardez !

PAULETTE (y jette un coup d’œil, elle est déçue) : Plutarque…

JOSEPH : Ouvert à la guerre en Gaule…[2] C’est là-dessus qu’il s’est endormi. Un livre scolaire. Sans doute une leçon suivante qu’il voulait potasser à l’avance, si jamais le prof commence à en parler l’année prochaine, qu’il puisse prouver qu’il a potassé pendant les vacances… (Avec mépris.) Le fayot !

PAULETTE (s’entête) : Il a dû y avoir une raison qui l’a chassé de son lit…

JOSEPH : Vous voyez bien ! Plutarque. Une leçon d’histoire.

PAULETTE (s’entête) : Non… Le printemps… La soirée d’hier…

JOSEPH : Le colonel Colhan, son prof d’histoire…

PAULETTE (pour elle-même) : Le punch d’hier… que nous avons bu l’après-midi…

JOSEPH : La promotion au grade de lieutenant, pour porter des gants blancs.

PAULETTE (pour elle-même) : La forêt… le bosquet… le merveilleux chant du rossignol… dans le bosquet… l’air velouté…

JOSEPH : Il ne savait pas encore sa leçon par cœur.

PAULETTE (pour elle-même) : Ce n’est pas vrai ! Il est seul à savoir que ce n’est pas vrai !

JOSEPH : Mais il ne dit rien, n’est-ce pas ?

PAULETTE : Parce qu’il dort.

JOSEPH : Il est occupé, il ne se laisse pas déranger.

PAULETTE (pour elle-même) : Il rêve.

JOSEPH : De Plutarque et de son prof, Monsieur Colhan.

PAULETTE : Non, ce n’est pas vrai. Il rêve de l’aurore.

JOSEPH (doucement) : L’aurore… c’est… c’est vous. (Il tente de s’approcher.)

PAULETTE (regarde Léon, figée) : Ou il rêve de moi.

JOSEPH (interloqué, il la regarde, hausse les épaules, boudeur. Il lance comme un défi.) : De vous ?

PAULETTE : De moi.

JOSEPH : Alors réveillons-le plutôt…

PAULETTE : Chut… Pas encore. Écoutez !

JOSEPH : Quoi ?

PAULETTE : Comme s’il avait dit quelque chose.

LÉON (murmure dans un sommeil agité) : César… César…

PAULETTE (excitée) : Qu’est-ce qu’il a dit ?

JOSEPH (va plus près) : Chut…

PAULETTE : Il n’a pas dit « Chérie » ?

LÉON (pour lui-même) : César… César…

JOSEPH (victorieusement) : Vous l’avez entendu ? Il appelle César… Qu’est-ce que je disais ? C’est sa leçon ! La campagne des Gaules… Moi je sais, en l’an trente-cinq après Jésus-Christ… conduite par César…

PAULETTE (déçue) : C’est sûr ?

JOSEPH (avec supériorité) : Moi je n’ai pas eu besoin de potasser, pourtant je sais.

PAULETTE (tape du pied) : Réveillez-le !

JOSEPH (avec supériorité) : Ah, on peut le laisser dormir. Qu’il potasse dans son rêve tant qu’il veut.

PAULETTE : Mais Madame Laetitia s’inquiète.

JOSEPH : On va la rassurer. Allons la trouver pour lui montrer qu’il dort ici…

PAULETTE : C’est une bonne idée… Allez la chercher, moi je vous attendrai ici.

JOSEPH : Vous craignez qu’on le vole ?

PAULETTE : Pour retrouver l’endroit. Allez-y.

JOSEPH (s’approche d’elle) : Mais d’abord…

PAULETTE (rit) : Allons, Joseph ! (Elle le repousse.)

JOSEPH : Vous me refusez un baiser?

PAULETTE : Pas maintenant.

JOSEPH (avec vivacité) : Quand alors ?

PAULETTE : Quand j’en aurai envie… Allez, courez!

JOSEPH : Mais vous m’en donnerez un ? C’est promis ?

PAULETTE : Allez, appelez Maman !

JOSEPH : Vous me réservez ce baiser?

PAULETTE (fait signe que oui).

JOSEPH : Alors j’y cours… (Il s’éloigne vers la gauche.)

 

(Pause. Paulette s’approche de Léon, elle le regarde avec curiosité. Elle s’accroupit près de lui, regarde alentour, affiche un sourire malicieux.)

 

 

LÉON (se retourne dans son sommeil).

PAULETTE (regarde alentour, cueille un brin d’herbe, elle chatouille doucement une oreille de Léon).

LÉON (se retourne, Paulette saute sur le côté. Ce jeu se répète à plusieurs reprises. Paulette est gaie, elle chatouille le dormeur avec un malin plaisir, puis se cache derrière un arbre).

LÉON (se réveille, murmure) : Hé… revenez…

PAULETTE (de derrière l’arbre) : Coucou !... (Elle se cache.)

LÉON (s’assoit, endormi) : Qui est là ? (Il se frotte les yeux.)

PAULETTE (pour elle-même) : Coucou !

LÉON (sursaute, fâché) : Qui est là ?...

PAULETTE (rit à haute voix) : Le colonel Colhan… à votre service !

LÉON (ne la reconnaît pas) : Qu’est-ce que vous voulez ?

PAULETTE (fait une révérence) : Je suis Mademoiselle Aurore. J’ai apporté des cartes et des tire-lignes pour Monsieur le Lieutenant !

LÉON : Paulette… c’est vous !

PAULETTE : C’est moi… Vous n’avez pas honte, Monsieur Léon ? Vote maman ne dort pas depuis l’aube…

LÉON (endormi) : Que veut ma mère ?

PAULETTE : Toute la maisonnée est sur pieds… on vous cherche avec des torches… Quelle idée avez-vous eue là ?!... Madame Laetitia ne cesse pas de crier que vous avez dû être enlevé par des voleurs algériens…

LÉON (se réveille enfin, dit avec vivacité) : Je ne comprends pas maman… des voleurs algériens ! Quelle idée ! Une idée de Maman ! Combien de fois je lui ai dit de ne rien craindre pour moi – tant pis, si elle a peur, mais au moins qu’elle ne rabâche pas aux autres qu’il faut avoir peur pour moi.

PAULETTE (tente de le calmer en souriant) : Allons, allons… petit Léon…

LÉON (les yeux plissés) : Que personne n’ait peur pour moi !

PAULETTE (tout à coup) : Sinon vous lui mordez un doigt, n’est-ce pas ?

LÉON (orgueilleusement) : Pardon ?

PAULETTE : Rien.

LÉON : Maman sait très bien que j’aime lire ici tant qu’il fait jour…

PAULETTE : Des poèmes ?

LÉON (ironiquement) : Non. Je laisse ça aux filles.

PAULETTE (s’assoit dans l’herbe) : Et les filles ?

LÉON (la toise) : Les filles… je les laisse à Joseph. Joseph joue très bien de la cithare. (Poliment.) Pardonnez-moi, Mademoiselle, si je vous ai offensée.

PAULETTE : Moi non, et c’est vrai que Joseph joue très bien de la cithare, si vous voulez savoir.

LÉON (orgueilleusement) : Si vous voulez. Où est ma mère ?

PAULETTE : Joseph est allé chercher les autres. Ils ne vont pas tarder.

LÉON : Voulez-vous qu’on aille à leur rencontre ?

PAULETTE (après une pause) : Non.

 

(Pause.)

 

PAULETTE : S’il m’est permis de vous demander : qu’avez-vous étudié ici cette nuit ?

LÉON : J’ai lu jusqu’à sept heures, après… Après je me suis promené, ensuite… ensuite j’étais très bien !

PAULETTE : Et ensuite ?

LÉON : Ensuite je me suis encore promené. Puis je me suis installé ici.

PAULETTE : Et ensuite ?

LÉON : Ensuite je me suis récité des poèmes et j’ai chanté.

PAULETTE : Vous avez récité et chanté seul, de nuit ?...

LÉON : Tout seul, je me suis récité des poèmes et j’ai chanté cette nuit.

 

(Pause.)

 

PAULETTE : Qu’avez-vous chanté et récité, Monsieur Léon ?

LÉON : J’ai récité du Homère, et j’ai chanté un nouveau chant que j’avais entendu à Marseille, Mademoiselle.

PAULETTE (en gloussant) : Tout seul, Monsieur Léon ?

LÉON : Tout seul, Mademoiselle.

PAULETTE : Vous êtes un homme étrange, Monsieur Léon. Très étrange. Et qu’avez-vous fait après ?    

LÉON : Après je me suis couché et je me suis endormi. Et alors un grand drap a volé au-dessus des arbres.

PAULETTE (se lève) : Allons-y quand même, Monsieur Léon.

LÉON (devant lui, mais à voix forte et ferme) : J’insiste, un grand drap a volé, et sur le drap des musiciens étaient installés, et on entendait leur musique de loin, ils jouaient de la trompette…

PAULETTE : Venez avec moi, Monsieur Léon…

 LÉON (fermement) : Je ne viens pas car je veux d’abord vous dire jusqu’au bout ce que j’ai rêvé dans la forêt d’Ajaccio, la nuit, entre les arbres et sous le drap volant, avec mes seize ans. Je vous le dis fort, car c’est un rêve dont il ne faudra pas oublier un seul mot, vous comprenez ? Et je veux le dire ici, sur place, car je ne le vois que si je reste ici.

PAULETTE (le taquine) : Vous voulez le dire à haute voix ?

LÉON : Je ne parle pas à vous, Mademoiselle Paulette, pardonnez-moi. Veuillez vous promener un peu plus loin si je vous ennuie.

PAULETTE (vexée) : Car vous n’avez pas besoin d’auditoire ?

LÉON : Il suffit que je m’entende.

PAULETTE (le taquine, avec une ironie boudeuse) : Vous voulez l’apprendre par cœur, si je comprends bien.

LÉON : Je veux l’apprendre par cœur.

PAULETTE : Disons comme ça : le potasser. Comme Plutarque.

LÉON (ne l’écoute pas) : Je le dis aux arbres et aux forêts…

PAULETTE (vivement) : Joseph avait raison !

LÉON (sur un ton ferme, militaire, comme s’il expliquait un site, les bras tendus) : Ces deux arbres là-bas étaient deux montagnes grimpant jusqu’au ciel, entre les deux passait la route que j’ai suivie vers Paris.

PAULETTE (hausse les épaules, ironique) : C’est très intéressant. Attrayant même.

LÉON (sans se laisser ébranler, comme en transe) : Et j’étais suivi d’une marée de soldats… Trois brigades… Ils trompetaient très fort, et la forêt renvoyait mon nom comme l’écho d’un coup de tonnerre… Car tous criaient mon nom.

PAULETTE : Très peu pour moi… (Elle hausse les épaules, fait semblant de vouloir partir, mais se retourne au bout de quelques pas.)

LÉON (pour lui-même) : C’était une bataille énorme. Je l’ai vue aussi clairement que si je la voyais réellement et comme si je ne rêvais pas que Paoli[3] s’approchait de moi et me demandait mon nom.

PAULETTE (revient, s’assoit, avec un rire boudeur) : Vous continuez de le dire même si je m’en vais ! Alors je préfère rester. Écoutons le discours. (Elle s’assoit, elle s’évente.)

LÉON (poursuit) : Les Français et les Romains se battaient dans une vallée. Oui. Un soldat essoufflé est venu me voir pour dire qu’ils l’ont vu… Oui, ils l’ont vu, il était assis dans une pièce, il souriait ironiquement, il écrivait une lettre aux Gaulois qui commençait par ces mots : « Venio nunc… ».

PAULETTE : Ah bon ! Au Gaulois ! Dites-moi, Monsieur Léon, pourquoi vous lisez tous ces ennuyeux livres de stratégie ?

LÉON (sans s’interrompre) : Moi je n’ai rien dit au soldat, ni à Paoli, j’ai sauté sur le dos d’un cheval et j’ai chevauché vers Marseille, là j’ai grimpé sur une colline pour observer la bataille avec une longue-vue.

PAULETTE : Ce devait être beau !

LÉON : Les Français se battaient à l’épée, ils ont repoussé les Romains. Alors un général est venu me voir et m’a demandé ce qu’il convenait de faire. Je lui ai dit de faire ouvrir les portes du château de Versailles, pour qu’on nous envoie ici le roi Louis… J’ai crié qu’on l’amène ici, car j’ai vu que le mal était grand…

PAULETTE : Je vois moi aussi que le mal est grand.

LÉON : Et ils ont couru chercher le roi Louis, et un soldat est venu m’annoncer que le roi Louis ne pouvait pas venir parce qu’il dormait… et moi je trépignais de colère, car je savais que César n’allait pas tarder et il encerclerait les Français.

PAULETTE : César ?!... Ah oui, César… Joseph avait raison.

LÉON Le général m’a regardé bêtement.

PAULETTE : Je veux bien le croire.

LÉON J’ai hurlé qu’il fasse enfin quelque chose, mais il ne m’entendait pas. Alors quelqu’un a encore crié mon nom, et j’ai repoussé le général, et j’ai couru au fond de la vallée… Les Français me talonnaient… Je savais par où les Français devaient arriver… Je ne cessais pas de crier… Et alors on a balayé des hommes près de moi… et au loin, très loin, de l’autre côté de la montagne, j’ai vu courir les Romains…

PAULETTE : Quel dommage que je n’aie pas vu ça.

LÉON : Et on a encore crié mon nom, alors est venu un abbé avec une tresse qui descendait jusqu’aux reins, et il rouspétait : pourquoi nous faisons tant de boucan, ça empêchait le roi de dormir… Mais à la fin le roi Louis était lui-même l’abbé, il se frottait les yeux, il clignait des yeux et geignait parce qu’on ne le laissait pas dormir… Alors que ce n’était pas le parlement… Mais moi j’étais très échauffé et je ne lui ai rien répondu… Et alors il a souri poliment et m’a invité chez lui pour une coupe de vin de Tokay, m’assurant qu’il n’habitait pas loin…

PAULETTE (éclate de rire, se tape les cuisses) : Ha, ha, ha !... C’est vraiment drôle ! Le roi vous a invité pour boire un coup ?...

LÉON (imperturbable dans son sérieux) : Alors nous sommes entrés au château de Versailles. J’étais toujours aussi excité… Des laquais se prosternaient… Nous avons pénétré dans la chambre à coucher du roi… Tout était d’or et de brocard…

PAULETTE (curieuse) : Vous avez vu des courtisanes ?

LÉON : On s’est assis. Le roi Louis m’a félicité, il a dit que j’en savais plus que Jules César… Je ne savais pas quoi lui répondre, mais les laquais criaient fort « César ! César ! », se prosternaient et ils m’ont installé sous un baldaquin de soie, je me suis penché sur le côté, j’ai fait semblant d’être calme, je me suis forcé à converser sans émotion… Pourtant mon cœur palpitait… Mon cœur palpitait…

PAULETTE (se tient les côtes de rire) : Comme ça devait être beau ! Mais beau !...

LÉON (imperturbablement) : Le roi Louis n’était plus alors dans la chambre, mais…

PAULETTE : Mais c’est vous qui occupiez sa place, Monsieur Léon… Ha, ha, ha… Vous étiez le roi Louis… et Jules César… Et l’abbé… Et les laquais… Ha, ha, ha !... Prêtez-moi un de ces livres des Gaules, Monsieur Léon… J’ai aussi envie de rêver…

LÉON (se fâche) : Ne me dérangez pas, Mademoiselle Paulette, j’ai déjà dit que ce n’est pas à vous que je parlais !... Vous m’avez dérangé au moment le plus important…

PAULETTE : On a peut-être servi le déjeuner sur un plateau doré ?

LÉON (la toise) : Oh vous, Mademoiselle… Allez rejoindre Joseph…

PAULETTE (sursaute, boudeuse) : Et comment, j’y vais oui… (Elle fait semblant de partir, mais s’arrête au bout de quelques pas et écoute, toujours boudeuse.)

LÉON : Pourquoi on me dérange, Maman aussi et Joseph… et Paulette… on ne me laisse pas rêver… J’ai été dérangé au moment essentiel… le plus beau… et maintenant j’ignore…

PAULETTE (fait la moue) : Mon Dieu… Qu’est-ce que ça pouvait être ?...

LÉON (fronce les sourcils, cherche à retrouver les détails de la dernière image du rêve, parle à lui-même) : Silence… ça y est, je sais… La route… la route sinueuse entre les montagnes… longée par les cavaliers… Je sais qui ils sont… Les ambassadeurs prussiens… Ils s’étaient annoncés ce matin auprès de mon général, ils voulaient me transmettre les humbles salutations de l’empereur de Prusse… à moi… Mais ils ne m’ont pas trouvé… après la grande bataille… des cadavres recouvrent le champ de bataille… la tente impériale est vide… Le roi d’Espagne… l’invité de ma cour… saute à cheval, pris de panique… (De plus en plus enfiévré.) Où est César… où est… Bonaparte… Il y a tous les messages des empereurs… ils envoient tous leurs ambassadeurs… implorant la paix… La fille de l’empereur envoie un message… la fille de l’empereur… à l’empereur… On le cherche partout… Attendons, comment ça marche… À l’aube… devant la tente impériale… les quatre ambassadeurs… et le roi d’Espagne… interroge le soldat qui monte la garde… où est l’empereur… L’empereur… l’empereur…

 

(Sur ces derniers mots la scène s’obscurcit brusquement, pendant que le drap s’abaisse, on entend encore Léon dire : L’empereur !... L’empereur !...)

 

 

deuxiÈme partie cinÉmatographique

 

Près d’Aspern, dans les jours suivant la bataille. Dans la pénombre de l’aube, au milieu du bivouac, devant la tente impériale ornée, les ambassadeurs prussiens et Joseph, le roi d’Espagne sont debout. Ils interrogent la sentinelle effrayée qui explique dans un strict garde-à-vous : « L’empereur est monté à cheval au petit matin, il est sorti et m’a interdit de l’accompagner. Il a dit qu’il allait inspecter les environs. » Les trois hommes semblent déconcertés. « Il faut partir à sa recherche, immédiatement, il faut le trouver à tout prix ! ». Ils se lancent à cheval parmi les tentes, les soldats endormis, les braises des feux de camp.

Autre image. Madame Colbert se promène dans le parc de son beau pavillon de chasse. Elle se rend à la chapelle. Un portrait de Napoléon près de l’autel. Elle se prosterne devant le portrait avec recueillement, elle l’embrasse. « Je veux le rencontrer en personne ! ». Elle réfléchit, prend une résolution. Elle se rend dans sa garde-robe. Elle se déguise en vivandière. Elle va au camp. Les soldats la taquinent, ils lui achètent des bibelots. À l’aube elle tournicote autour de la tente impériale. Elle voit Napoléon monter à cheval à cette heure matinale et se diriger vers la montagne. Elle monte elle aussi sur son cheval. Elle coupe la route de l’empereur. Napoléon passe devant le pavillon de chasse. L’endroit romantique attire son attention. Tout paraît désert. – Un personnage en blanc fait des signes depuis une fenêtre. L’empereur s’y précipite, mais la silhouette disparaît. -  Elle réapparaît et attire Napoléon comme un aimant. – Il pénètre dans le pavillon. – Des laquais l’accueillent respectueusement. – Aucune femme nulle part. – On l’introduit dans une chambre. – L’empereur rêvasse, puis s’allonge sur un canapé, pose son bicorne près de lui sur une chaise, s’assoupit.

Nouvelle scène. Madame Colbert, de nouveau déguisée en vivandière, presse le pas sur la route qui mène vers le camp. – Elle est arrêtée par un soldat de la délégation du roi d’Espagne qui lui demande si elle n’a pas vu l’Empereur. Elle répond qu’elle a bien vu un cheval avec son cavalier. Le soldat la conduit devant Joseph et les ambassadeurs. Là elle répète qu’elle a vu un soldat. Ils reconnaissent l’empereur dans sa description. Madame Colbert se propose de les conduire vers l’endroit où elle l’a vu. Le cortège se divise en deux parties, les ambassadeurs restent derrière. Le roi d’Espagne et Madame Colbert passent devant. Le roi aimerait flirter avec la belle femme, elle fait la coquette mais le repousse. Ils arrivent devant le pavillon de chasse. Ils attachent les chevaux. Pendant ce temps ils sont rejoints par les ambassadeurs. Madame Colbert aimerait s’échapper, mais le roi d’Espagne la retient, soupçonneux. « Vous semblez savoir dans quelle chambre se trouve ce soldat inconnu ! ». Madame Colbert rit et acquiesce. Elle conduit Joseph, le roi d’Espagne, à l’étage. Un soldat monte la garde devant la chambre. Il reconnaît le roi, il salue. Joseph invite en criant les ambassadeurs à monter. La sentinelle ouvre la porte.

À cette dernière image du film, quand ils arrivent à la porte de la chambre, on entend la voix de Léon sous les draps, il semble achever l’image de rêve que nous avons vue dans le film.

LÉON : Sire… réveillez-vous… Les envoyés de l’empereur… Sire…

 

Deux rêves f2deuxiÈme partie thÉÂtrale

 

Une chambre dans le château. Un manteau d’hermine a été jeté sur un divan simple, l’empereur est couché dessus et dort. Le bicorne napoléonien est posé à côté de lui sur une chaise. On frappe à la porte.

 

LA VOIX DU SOLDAT (de l’extérieur) : Sire… Les envoyés de l’empereur, Sire…

L’EMPEREUR (dort profondément, il n’entend pas).

 

(Joseph et Madame Colbert ouvrent prudemment la porte et entrent.)

 

JOSEPH (vers l’extérieur) : Patiente dehors, mon gars… Ces Messieurs attendent dans le hall d’entrée… Nous allons d’abord le réveiller… (Il referme la porte.)

MADAME COLBERT (place son index sur sa bouche) : Chut ! IL dort !

JOSEPH (avance, il regarde le dormeur avec curiosité) : Il dort !...

MADAME COLBERT : Il devait être très fatigué…

JOSEPH (soupçonneux) : À moins qu’il ne fasse semblant… qu’il ne joue la comédie…

MADAME COLBERT : La comédie ?

JOSEPH (la toise avec ironie) : Parce que vous croyez que seules les femmes savent jouer la comédie ?

MADAME COLBERT : Qu’entendez-vous par là ?

JOSEPH : Ce que je dis. Les femmes aiment se targuer de leurs talents de comédiennes, elles s’imaginent entortiller les hommes avec ça, ma belle vivandière !

MADAME COLBERT (en toute innocence) : Vous croyez, Monsieur le Commandant ?

JOSEPH : Je le crois, Madame la vivandière.

MADAME COLBERT : Alors elles ne les entortillent pas, Monsieur le Commandant ?

JOSEPH : Eh non, Madame la Vivandière. Car les hommes aussi savent jouer la comédie – s’ils le veulent. Bien mieux que vous, ma petite vivandière.

MADAME COLBERT : Ça, on ne peut pas le savoir, Monsieur le Commandant.

JOSEPH : Eh bien, c’est ce que je pense, ma très chère vivandière.

MADAME COLBERT : Il faudrait l’essayer, Monsieur le Commandant.

JOSEPH : Très juste, vivandière. Nous n’avons qu’à nous y mettre, vous et moi, essayons de juger lequel de nous est meilleur comédien.

MADAME COLBERT (le regarde calmement dans les yeux) : Comme vous voudrez, Monsieur le Commandant.

JOSEPH : Alors, jouons un peu la comédie… Par exemple… Vous par exemple devez montrer si vous êtes capable de jouer ce rôle dans la comédie… que vous… n’êtes pas la vivandière, mais… (Il la fixe dans les yeux.) disons… une dame… même une aristocrate, une vraie ci-devant… et vous ne vous appelez pas Marguerite Blanche… mais disons… qu’est-ce que j’en sais, disons, Madame Colbert…

MADAME COLBERT (sans le moindre frémissement des paupières) : Si vous voulez.

JOSEPH (ironiquement) : Et la personne allongée ici sur le lit… (Il désigne l’empereur.) est, disons… n’est autre que… que l’empereur…

MADAME COLBERT : Votre comédie promet d’être amusante. Je veux bien.

JOSEPH (se trahissant presque, avec vivacité) : Et… et vous le savez…

MADAME COLBERT (calmement) : Entendu. Dans la comédie je le sais.

JOSEPH : Ah !

MADAME COLBERT (vivement) : Je jouerai volontiers ce rôle dans la comédie. Mais qu’allez-vous jouer, vous, comme rôle dans la comédie, Monsieur le Commandant ?

JOSEPH (avec indifférence) : Moi ? Eh bien…

MADAME COLBERT (légèrement) : Vous pourriez, Monsieur le Commandant, faire semblant d’être, disons, le roi d’Espagne.

JOSEPH (la regarde interloqué, il rougit et se mord les lèvres).

MADAME COLBERT (innocemment) : Vous ne trouvez pas que c’est un bon rôle ?

JOSEPH (la regarde quelques instants puis éclate de rire) : Si, quelques fois !

MADAME COLBERT : Pas maintenant ?

JOSEPH : Ça dépend de vous, si vous l’aimez.

MADAME COLBERT : Eh bien… (Elle fait une révérence.) Majesté !

JOSEPH (sur le même ton) : Madame !

MADAME COLBERT (comme jouant son propre rôle) : Majesté, j’attends respectueusement vos ordres.

JOSEPH (sur le même ton) : Madame, les belles dames donnent des ordres même aux rois. Mais quel hasard me vaut de vous rencontrer ici, Madame ?

MADAME COLBERT : Nous cherchions peut-être tous les deux une et même chose, Majesté.

JOSEPH (jette un regard vers le divan, se mord les lèvres) : Ah oui. Peut-être l’un de nous seulement.

MADAME COLBERT : Serait-ce vous, Majesté ?

JOSEPH : Serait-ce vous, Madame ?

MADAME COLBERT : Doucement, Majesté, l’empereur dort !

JOSEPH (sort de son rôle) : Ah… L’empereur !... Vous saviez donc… Vous saviez…

MADAME COLBERT  (calmement) : Votre rôle, Monsieur le Commandant !

JOSEPH (se ressaisit) : C’est juste, j’avais oublié, vivandière ! (D’une voix basse.) Vous devez être fatiguée, Madame.

MADAME COLBERT : Mais les envoyés de l’empereur attendent, Majesté ! Il conviendrait de le réveiller.

JOSEPH (hausse les épaules).

MADAME COLBERT : Majesté, veuillez réveiller votre royal frère !

JOSEPH (avec une colère sincère, comme au premier acte) : Son général n’a qu’à s’en occuper. Je ne suis pas un réveille-matin (Il se ressaisit.) Le roi d’Espagne n’assume tout de même pas le rôle des domestiques.

MADAME COLBERT : Ah… Vous et votre cher frère, vous êtes peut-être un peu… Peut-être que les relations diplomatiques entre la France et l’Hispanie se sont un peu relâchées ?

JOSEPH (hausse les épaules) : Allons, vous croyez peut-être que je le crains comme le fait…

MADAME COLBERT : Comme l’Europe, vous voulez dire, Majesté ?

JOSEPH (la regarde ironiquement) : Hum. Vous croyez que l’Europe le craint plus que quoi que ce soit d’autre ?

MADAME COLBERT (avec raffinement) : Je ne connais Madame Europe que de la mythologie. Elle a été enlevée par un taureau, si je me rappelle bien.

JOSEPH (ironiquement) : J’en doute… Il faut être vache pour être charmé  par un taureau.

MADAME COLBERT : Mais le taureau… (Elle regarde Napoléon.) même parmi les animaux… symbolise la force et la puissance.

JOSEPH (suit son regard avec jalousie) : Surtout quand il dort. Et il ronfle par-dessus le marché.

MADAME COLBERT : Comme il doit être fatigué… Après la victoire…

JOSEPH : Croyez-vous que c’était fatigant ?

MADAME COLBERT : Il a mis tout un monde sous son talon… Il a appuyé son front terrible à des chaînes de montagnes, il a fait éclater la frontière de deux pays… Il a cogné de son poing sur la carte, et des taches colorées y zigzaguaient en tous sens, ne trouvant plus leur place, ne sachant plus où s’arrêter après un calme de mille ans… Et tout cela la tête froide, avec la sérénité d’un despote, ne considérant que l’objectif, balayant tout le reste sur son chemin : vanité, mesquinerie, faiblesse, désespoir, hésitation et doute.

JOSEPH (avec impatience) : Oh, ce romantisme des femmes ! Elles s’efforcent à se fabriquer un héros. Ce sont les femmes qui gâchent le monde, avec cette manie d’idéaliser !...

MADAME COLBERT : Majesté, vous savez très bien qu’il ne s’agit pas d’idéaliser, c’est la réalité.

JOSEPH (furieux, presque grossier) : Pardonnez-moi, Madame, je connais tout de même mieux mon frère que vous !

MADAME COLBERT : Comme il s’agit de votre frère, vous êtes partial.

JOSEPH : Permettez... c’est tout de même… Je ne conteste pas qu’il a des talents… Mais on ne peut tout de même pas attribuer sa chance à sa force personnelle… Sinon, l’homme le plus fort serait celui qui tire le plus grand numéro au loto… et qui empoche le gros lot… C’est ridicule. Croyez-moi, Léon n’est qu’un homme comme un autre… comme… comme… n’importe lequel… Je connais tout de même mon frère ! Il ressemble à nous, les autres garçons. Sauf que lui, il n’aimait pas étudier, il préférait jouer aux cartes et courir après les filles.

MADAME COLBERT (effarée de ce blasphème) : Lui, il courait après les filles ? Le phare lumineux suivrait son ombre ?

JOSEPH (avec un rire sardonique) : Qu’est-ce que je disais… Ces maudites métaphores !... Cette maudite poésie qui tourne la tête des femmes… à la fin elles confondent les termes de la comparaison… Édouard devient Cunégonde et Cunégonde devient Édouard… Mais qu’il soit phare lumineux ou pas : pauvre maman, elle a bien des fois fessé votre phare lumineux.

MADAME COLBERT (ébahie) : On l’a… fessé ?…

JOSEPH : Et même à main nue ! Vous auriez dû entendre glapir (avec un rire méchant) votre phare lumineux.

MADAME COLBERT : Non, non ! Votre Majesté me fait marcher !... Regardez son visage… Ce front ombrageux… des forces terribles y bouillonnent… Des idéaux qui renversent… qui construisent le monde… Des lignes et des axes incommensurables, un système solaire… éclairé en son milieu par la flamme de son génie… Il éclaire et il attire…

JOSEPH : Allons donc !... Quelle lubie !

MADAME COLBERT : Les rêves qu’il peut faire, mon Dieu ! Des rêves terribles, surpassés par la seule réalité !... Ce qu’il a traversé éveillé, est plus merveilleux que tout songe, ici sur la Terre – dans son rêve il jongle peut-être avec des planètes et des soleils.

JOSEPH (ironiquement) : Sûrement. Vous savez de quoi il rêve ? D’un matelas plus confortable que le sien.

MADAME COLBERT (scandalisée) : Majesté !

JOSEPH (fâché) : C’est la pure vérité, croyez-moi. Il rêve comme ce sera merveilleux de retourner à Paris, d’épouser Marie-Louise, d’être entouré d’une vie de cour, d’avoir plus de temps libre, de côtoyer de belles courtisanes, de manger de bons plats et d’aller au théâtre…

MADAME COLBERT : Il ne rêve pas de flottes maritimes et de brigades ?

JOSEPH: Allons donc… Regardez… Il y a un cahier sous sa tête…

MADAME COLBERT : Le plan de bataille !

JOSEPH (tire le cahier victorieusement) : La Pucelle de Voltaire… Un livre licencieux… C’est avec ça qu’il s’est endormi…

MADAME COLBERT (s’entête) : Votre Majesté s’efforce à détruire un autel… Mais alors, pourquoi aurait-il quitté le camp à l’aube… Et pourquoi aurait-il chevauché tout seul… si ce n’était pas son Génius pour causer avec lui ?

JOSEPH : Il y avait sûrement une petite femme là-dessous. C’était elle, le Génius…

MADAME COLBERT (s’entête) : Non… non… l’inquiétude du génie… les projets de détruire le monde…

JOSEPH: Une belle petite nana, c’est moi qui vous le dis.

MADAME COLBERT : Le souvenir enivrant de la victoire… L’image flamboyante de nouvelles victoires…

JOSEPH : Un petit-déjeuner savoureux, incognito, du café au lait, du jambon de Westphalie, en doux tête à tête.

MADAME COLBERT : Ce n’est pas vrai… L’horizon était rouge comme le sang ce matin…

JOSEPH : C’est signe de vent, on aime alors boire du bon vin dans une pièce chauffée.

MADAME COLBERT: Ce n’est pas vrai ! Lui, il sait que c’est faux.

JOSEPH : Mais il ne dit rien, n’est-ce pas ?

MADAME COLBERT : Parce qu’il dort.

JOSEPH : Il est occupé, il ne se laisse pas déranger.

MADAME COLBERT: Il rêve !...

JOSEPH : De café au lait avec du jambon de Westphalie.

MADAME COLBERT : De la victoire ! De la conquête !

JOSEPH (doucement) : La victoire, la conquête, c’est vous, Madame… vous… (Il veut lui baiser la main.)

MADAME COLBERT (regarde l’empereur, retire sa main) : Alors – moi.

JOSEPH (s’étonne, la regarde, puis hausse les épaules) : Vous ?

MADAME COLBERT : Moi.

JOSEPH : Ah bon… je l’ignorais… C’est différent. Donc la petite… euh… la petite courtisane que j’ai mentionnée à l’instant…

MADAME COLBERT (tressaille) : Majesté !...

JOSEPH (sévèrement) : Madame !... C’est la première fois que vous voyez l’empereur ?...

MADAME COLBERT : Je vous le jure…

JOSEPH : Alors peut-être, réveillons-le.

MADAME COLBERT (troublée) : Pas encore… Écoutez…

JOSEPH : Qu’est-ce que c’est ?

MADAME COLBERT : Il me semble qu’il a dit quelque chose.

L’EMPEREUR (murmure dans un sommeil agité) : Paulette… Paulette…

MADAME COLBERT (excitée) : Qu’a-t-il dit ?...

JOSEPH (s’approche) : Chut…

MADAME COLBERT : N’a-t-il pas dit : « César… César… »

L’EMPEREUR (pour lui-même) : Paulette… Paulette…

JOSEPH (victorieusement) : Colette ?... Il a dit Colette, ou peut-être Paulette… En tout cas un prénom de femme… ha, ha, ha !... Bien sûr… (Avec ironie.) Mais ce n’est pas votre prénom, vivandière !

MADAME COLBERT : Ça ne pouvait pas l’être, Monsieur le Commandant !

JOSEPH : Alors, la comédie est terminée ?

MADAME COLBERT : Monsieur le Commandant, vous devriez aller dire aux ambassadeurs qu’ils peuvent entrer…

JOSEPH : Vous ne venez pas avec moi ?

MADAME COLBERT : Pas encore.

JOSEPH (hésite) : Mais après ?

MADAME COLBERT : Après – nous serons tous entre ses mains.

JOSEPH (se domine) : D’accord. J’y vais. Veillez-le en attendant.

MADAME COLBERT (acquiesce).

JOSEPH (sort à gauche).

 

(Entracte)

 

MADAME COLBERT (doucement, pleine d’admiration) : Empereur… Empereur…

L’EMPEREUR (se retourne, agité).

MADAME COLBERT (ôte son déguisement, elle porte une robe de soie style empire, elle prend son chapeau sur la chaise, s’assoit doucement.).

L’EMPEREUR (se retourne dans son sommeil.).

MADAME COLBERT (l’appelle doucement) : Sire… Les envoyés de l’empereur… Sire…

L’EMPEREUR (se réveille, encore ensommeillé) : Chérie… ma chérie…

MADAME COLBERT : Sire… Les envoyés de l’empereur…

L’EMPEREUR (regagne ses esprits, s’assoit sur le divan. Crûment.) : Qui est là ?

MADAME COLBERT (avec une profonde révérence) : Sire… Je vous demande humblement pardon… d’avoir osé vous déranger dans votre sommeil… Hier vous m’avez fait la grâce de m’ordonner… Si les envoyés de l’empereur arrivent…

L’EMPEREUR (crûment) : Qui êtes-vous, Madame ?

MADAME COLBERT : Je suis la veuve du comte Colbert… Je me suis portée volontaire pour aider le roi d’Espagne… à vous retrouver, Sire, et vous conduire ici les envoyés…

L’EMPEREUR : Joseph – pardon, sa Majesté le roi d’Espagne se trouve-t-elle ici ?

MADAME COLBERT : Il vous attend en bas dans l’antichambre. Dois-je l’appeler ?

L’EMPEREUR (essaye de recouvrer ses esprits) : Attendez… Les ambassadeurs… ça y est, j’y suis… (Il se passe la main sur le front.) De quoi il s’agit en fait ?

MADAME COLBERT (le regarde avec admiration) : Oh, Sire, je suis inconsolable… d’avoir interrompu votre sommeil… L’aigle devait voler haut au-dessus des nuages… pendant que moi, petit moineau gris… je trébuchais maladroitement dans vos ailes… (Elle baisse les yeux.)

L’EMPEREUR (distraitement, sans la regarder) : Des nuages ?... Oui, des sortes de nuages… au-dessus de la forêt… dans mon rêve…

MADAME COLBERT (enthousiaste) : Sire… je l’imagine… une forêt de mâts… une mer de lances… les Pyramides…

L’EMPEREUR : Foutre ! (Vite.) Pardon. Mais que viennent faire ici les Pyramides ?... Un petit sentier dans la forêt… bordé de primevères… dans une fleur de primevère, un petit coléoptère rouge…

MADAME COLBERT : Rouge sang… Le sang des armadas ennemies… Des armées vaincues… autant de larves… et des cœurs vaincus… des cœurs faibles… (Elle baisse les yeux.)

L’EMPEREUR : Voyons… (Il s’impatiente.) Excusez-moi, Madame, un instant… si vous voulez bien me permettre… de me concentrer encore… (à lui-même avec douceur.) sur mon rêve merveilleux…

MADAME COLBERT (pleine d’admiration) : Merveilleux !

L’EMPEREUR (s’impatiente) : Évidemment, merveilleux ! Mais si vous m’interrompez tout le temps – veuillez ne pas me déranger un instant… vous me faites perdre le fil… Pardonnez-moi, mais je ne suis pas encore bien réveillé et (doucement.) je n’en ai pas trop envie… Je veux encore… la voir… la revoir encore…

MADAME COLBERT (interloquée) : Revoir quoi, Sire ?

L’EMPEREUR : Fichtre !... Cette image… Madame, vous feriez mieux… d’aller chercher mon frère… et les ambassadeurs… dites qu’ils peuvent entrer… Allez, Madame !

MADAME COLBERT : Sire… (Elle se lève, vexée, se dirige vers la porte, mais s’arrête avant.)

L’EMPEREUR (pour lui-même en méditant, étonné, doucement)) : Oui… merveilleux… quel drôle de rêve… à l’aube, dans un bosquet… près d’Ajaccio… une clairière entre les arbres… j’ai environ seize ans… je suis couché dans l’herbe… et une jeune… jeune fille de Catane… brune… s’accroupit à mes côtés… ses jeunes genoux touchent mes cheveux…

 

La scène s’obscurcit, le drap s’abaisse.


 

TROISiÈme partie cinÉmatographique

 

Ce que dit l’empereur, devient visible. Le bosquet est le même que dans le premier film et dans la première partie théâtrale. Léon, âgé de seize ans, est couché sous un arbre, Paulette est accroupie près de lui et tente de le réveiller. « Monsieur Léon, Monsieur Léon, votre maman vous cherche ! » Léon se lève encore endormi, se frotte les yeux, ramasse son Plutarque par terre. Il se met à réciter. Paulette l’écoute un moment, puis arrache le livre des mains du garçon. Léon cherche à le récupérer, ils se roulent par terre ; tout à coup Léon s’aperçoit que dans le feu de la lutte il embrasse passionnément Paulette, qui se laisse faire et lâche le livre. Léon sursaute, veut se sauver, Paulette, vexée, reste assise. Léon revient, essaye de se faire pardonner, veut encore l’embrasser. Paulette boude, se détourne. Léon réfléchit, tout à coup il a une idée, ses yeux brillent. Il déchire des feuilles du livre, il le jette et fait voler les morceaux de papier. Chaque morceau se transforme en une colombe en vol. Paulette rit à haute voix, applaudit. Ils se jettent au cou l’un de l’autre, les baisers se succèdent. Ils se promènent étreints dans le bosquet. Léon trouve un lit de gazon, il appelle Paulette, ils s’installent. Brûlante étreinte, baisers désormais amoureux. Un faon passe entre les arbres, il les regarde avec de grands yeux, puis se retire. Ils sont couverts par le feuillage.

Nouvelle image. Léon et Paulette se tiennent par la main, ils se rendent en souriant devant Madame Laetitia. Elle les embrasse. Un goûter dans le jardin, avec les garçons. Léon et Paulette ne se quittent plus. L’image change. Les amis de l’école des cadets viennent chercher Léon. Il s’habille, il se dirige vers la diligence des postes. Paulette le suit. Léon qui était déjà monté, redescend, prend congé de ses amis, il ne part pas, il reste. La diligence part. Autre image. Léon a abandonné l’école militaire, décidé de faire une carrière d’avocat comme son père. Il s’inscrit à l’université. Nouvelle image. À Ajaccio on attend la venue de Léon, la famille et Paulette. Grande joie. Léon arrive et brandit son diplôme. Déjeuner familial dans une liesse générale. Autre image. Léon épouse Paulette. Noces dans la maison de Laetitia. Des fiacres enrubannés emmènent les jeunes mariés, la maison est ornée de fleurs. Autre image. L’étude d’avocat de Léon. Nombreux clients, des personnages intéressants. Léon traite avec chacun. L’image change. Léon sort dans le jardin où jouent sa femme et ses enfants. Il les regarde, heureux. Il fait du canotage sur un lac, l’image est idyllique. Ils font du cheval. Léon joue avec ses enfants, il les pousse sur l’escarpolette. Un des enfants court en pleurs vers son père, il s’est blessé au front. Son père l’emmène pour le soigner, l’autre enfant reste seul dans le jardin, il tient encore l’épée de bois avec laquelle il a blessé son frère. Léon est fâché, lui arrache l’épée des mains, la casse sur son genou et la lance loin.


 

TROISiÈme partie thÉÂtrale

 

La même scène que dans la deuxième partie. L’empereur est toujours assis sur le divan, il fixe ses pieds. Madame Colbert est près de la porte, elle tient la poignée, elle regarde l’empereur bouche bée.

 

L’EMPEREUR (lève la tête, l’aperçoit) : Comment, vous êtes encore là ? Que regardez-vous ?... Allez chercher mon frère !...

MADAME COLBERT (prend peur, tente de fuir).

L’EMPEREUR (sourit, la rejoint, l’attrape par le menton) : Bon… Pardonnez, Madame, le vieux soldat… C’est mon style… Mais je ne suis nullement fâché… Mais allez… À propos ! D’où connaissez-vous mon frère, sa majesté le roi d’Espagne ?

MADAME COLBERT (avec des larmes dans la voix) : J’ai fait sa connaissance… ici… sur la route… pendant qu’on vous cherchait…

L’EMPEREUR (l’imite) : Pendant qu’on me cherchait… Mon Dieu… (En plaisantant.) Une femme trouve toujours quand elle cherche…

MADAME COLBERT : Mon empereur !...

L’EMPEREUR : Empereur… Pas tout à fait empereur…

JOSEPH (arrive hors d’haleine, pousse la porte) : Léon… Léon… Réveille-toi enfin… Les envoyés de Marie-Louise sont ici…

L’EMPEREUR : Bon, bon, d’accord !...

JOSEPH : Oh… Majesté… Alors comme ça… (Gêné, il les regarde, l’un puis l’autre.)

L’EMPEREUR (rit) : N’ayez pas peur ! (Il prend Madame Colbert par la main, la conduit auprès de Joseph.) À défaut de l’empereur, ce cœur fidèle se contentera d’un roi simple mais honnête.

JOSEPH (gêné) : Je ne comprends pas.

L’EMPEREUR : Joseph, je dois beaucoup à Madame… Elle m’a surpris dans mon sommeil… Et à demi réveillé j’ai parlé de mon rêve… ce qu’elle ne trahira jamais…

JOSEPH : De quel rêve s’agit-il ?

L’EMPEREUR (méditatif) : Quel rêve ? (Il soupire, puis il s’efforce d’afficher de la gaîté.) Peu importe quel rêve. La vie n’est pas un rêve, mais du travail et des soucis !... Nous n’avons pas le temps de rêvasser !... Faites entrer les ambassadeurs !...

 

(Il met son bicorne sur sa tête, il se fige dans la posture connue, Joseph et Madame Colbert se dirigent vers la porte, puis sortent.

 

Rideau

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[1] Ville proche de Vienne, siège de la bataille d’Aspern-Essling contre les Autrichiens en mai 1809.

[2] De "La vie de César" par Plutarque (46-125).

[3] Pascal Paoli (1725-1907). Homme politique corse.