deux rÊves
(1923)
Jeu cinématographique en trois actes et trois films.
Personnages :
Léon
L’empereur (c’est la même
personne)
Paulette
Joseph
Madame Colbert
Les scènes se passent en 1785 et
1809.
La première et la troisième partie cinématographiques ainsi que le premier acte théâtral se passent dans un bosquet en Corse, près d’Ajaccio. Les deuxième et troisième parties théâtrales se passent dans un château, près d’Aspern[1]. La deuxième partie cinématographique se joue dans le cadre d’un rêve fantastique.
PremiÈre partie
cinÉmatographique
Ajaccio, en 1785. Vue
générale. Maison de Madame Laetitia, de près. Aube. Le
premier rayon de lumière étincelle sur les montagnes. Une voiture
postale passe devant la maison. Chambre de Madame Laetitia. Laetitia quitte son
lit, allume une bougie, sort sur la pointe des pieds. Autre chambre, celle de
Léon. Laetitia entre doucement, s’approche, lève la bougie
au-dessus du lit. Le lit est vide, non défait. Laetitia frappe des
mains : « Léon a découché – pour la
première fois ! » Elle sort précipitamment de la
chambre, réveille une domestique qui, endormie, se frotte les yeux, puis
elle sursaute, étonnée, enfile un vêtement. Elles se
rendent dans le jardin où tout est encore dans la pénombre. Elles
fouillent dans le parc, sous les arbres. Elles croisent deux domestiques sur un
chemin. On allume une torche. Quand Laetitia passe devant une fenêtre,
Joseph, vingt ans, sort sa tête, encore endormi. Laetitia lui
rapporte : « Ton jeune frère Léon n’a pas
passé la nuit à la maison ! » Joseph sort, les
accompagne. Chambre de Paulette. Paulette est une belle jeune fille de seize
ans, parente éloignée de la famille, en visite à Ajaccio.
Paulette dort doucement, sourit en rêvant, serre son oreiller contre
elle. La lumière de la torche entre dans sa chambre. Elle se
réveille, elle écoute. Elle s’approche de la fenêtre.
Du dehors un domestique lui explique la cause du remue-ménage. Elle
rentre, revêt une robe légère, descend pour rejoindre les
autres. Ils sont déjà cinq à chercher Léon autour
de la maison. Ils se divisent en deux groupes. Paulette et un domestique se
dirigent vers un bosquet à proximité. Joseph se trouve derrière
un arbuste, les remarque, les rejoint. Il prend la torche du domestique, il
l’envoie vers l’autre bout du bosquet, il reste seul avec Paulette.
Dans l’aurore montante, Paulette avance, Joseph la suit, la couve des
yeux. Ils soulèvent les feuillages, scrutent les clairières.
Joseph cherche les occasions de s’approcher de Paulette, sous
prétexte de chercher, la robe de Paulette s’accroche à une
branche, elle se baisse pour la libérer, Joseph l’aide. Quand ils
se redressent, il tente de l’embrasser. Paulette l’écarte,
presse le pas. Joseph baisse les yeux, la talonne honteusement. Ils arrivent
devant une clairière, Paulette retient brusquement Joseph, place
l’index devant sa bouche pour lui intimer de faire silence, esquisse un
sourire. Elle écarte prudemment deux arbustes. Au milieu d’une
minuscule clairière, sous un vieux chêne, dort Léon,
presque seize ans, un adolescent brun, maigrichon, boudeur.
« C’est ici qu’il a passé la
nuit ! » Léon porte l’uniforme de l’école
des cadets de Paris, avec l’insigne de sous-lieutenant, il a
déboutonné sa veste, son rêve ne doit pas être calme
car il a les épaules agitées. Paulette fait signe à Joseph
de ne pas le réveiller ; ils s’approchent du garçon
sur la pointe des pieds.
PremiÈre partie
thÉÂtrale
Clairière d’un parc. Léon est couché sous un vieux chêne, il dort. Côté cour Paulette et Joseph s’approchent prudemment sur la pointe des pieds. Tous les deux ont les yeux fixés sur Léon. Paulette le regarde, pensive et souriante, tandis que Joseph plisse les yeux, sans trop de bienveillance.
PAULETTE :
C’est inouï ! Il a dormi ici – et pas dans ses draps
soyeux.
JOSEPH (il hausse les épaules).
PAULETTE : On le
réveille ?
JOSEPH (ironiquement) : Je ne suis pas
l’ordonnance de monsieur le sous-lieutenant ! Que son ordonnance le
réveille !
PAULETTE : Vous lui
en voulez, Joseph !
JOSEPH (d’un air supérieur) :
À ce blanc-bec ? Moi ?
PAULETTE (regarde Léon, un peu émue) :
Mais il est si jeune ! Regardez… Il n’est pas laid, quand il
dort… Ses traits s’adoucissent… De quoi peut-il
rêver ?
JOSEPH :
Qu’est-ce que j’en sais ! De mille-feuilles au pavot !
PAULETTE : Vous ne
connaissez pas les rêves de votre frère ?
JOSEPH : À
celui-là ? Parce qu’il a des rêves,
celui-là ? (Avec
mépris.) Ce matheux ?
PAULETTE (pleine de reproches) : Comment
pouvez-vous parler ainsi ! Vous qui avez passé la nuit sous un
édredon. Qu’est-ce qui aurait pu l’attirer ici, à la
belle étoile, sous les arbres, à l’aube… si ce
n’est… la première nuit qu’il a passé en
permission…
JOSEPH (en colère) : Mais non !
Vous ne connaissez pas mon frère Léon ! Qu’est-ce que
ça peut lui faire, le bosquet, l’aurore, qu’est-ce
qu’il en connaît… du parfum des arbustes… de la
rosée du matin… (Il
lève les yeux sur Paulette.) se promener… il ne connaît
rien… il ne sait pas sentir le silence du lever du soleil… il ne
voit pas les arbres qui lèvent leurs branches au ciel comme si
c’était des bras… (Il
regarde furtivement Paulette qui n’a d’yeux que pour Léon.
Il change de ton.) Regardez, il dort comme un gamin… Il ne se
réveille pas… Il ne sent pas qu’on le regarde… que
c’est le matin… que les premiers rayons de l’aube…
apparaissent entre les feuilles… (Jalousement.)
Et c’est justement sur lui… que tombent le plus beau des rayons de
soleil… (Doucement.)
Paulette… petite Paulette… si c’est moi… qui
étais couché ici…
PAULETTE (continue de regarder Léon) :
Peut-être qu’il fait de très beaux rêves.
JOSEPH (avec mépris) :
Celui-là ? Je vous dis que vous ne le connaissez pas. Il n’a
qu’un seul rêve : devenir lieutenant, c’est
jusque-là que porte son imagination, pas un iota plus loin. Croyez-moi,
c’est l’homme le plus sec que je connaisse. Il n’a rien de
Maman… ni de moi… Moi je voulais être peintre… et
sculpteur… j’ai aussi écrit des poèmes – celui-là,
son unique ambition est de se frotter aux gosses de riches – à
l’Académie de Brienne. Et ses leçons… pour être
admis à Paris. Il rentre en permission et (avec mépris.) Il apporte ses livres scolaires !
PAULETTE : Je
l’ai plutôt trouvé passionné, quand hier au
déjeuner…
JOSEPH :
Passion ? (Il rit.) Petite
Paulette ! Vous ne connaissez encore rien de la passion… Se mettre
en colère comme un hamster n’est pas encore la passion…
Sinon le hamster serait l’homme le plus passionné…
Léon a toujours été comme ça. Égoïste…
froid et calculateur – ce qui ne l’empêche pas
d’être soupe au lait. Quand il avait cinq ans, il a failli mordre
un doigt de Maman. Nous l’avons toujours appelé : soupe au
lait. Mais passionné ? – celui qui apporte ses livres
scolaires en permission !
PAULETTE (le regarde pensivement) : Il a
seize ans… comme moi…
JOSEPH (passionnément) :
Bosquet ? Aurore ? Beauté ?... Allons !... Je
parierais qu’il est venu pour étudier… pour ne pas
être dérangé… Regardez… un livre ouvert…
sous sa tête… qu’est-ce que je disais !
PAULETTE : Des
poèmes, peut-être.
JOSEPH (s’approche, il retire prudemment le
livre de sous la tête de Léon, le regarde, éclate
d’un rire ironique) : Des poèmes ! Ha, ha,
regardez !
PAULETTE (y jette un coup d’œil, elle est
déçue) : Plutarque…
JOSEPH : Ouvert
à la guerre en Gaule…[2] C’est là-dessus qu’il
s’est endormi. Un livre scolaire. Sans doute une leçon suivante
qu’il voulait potasser à l’avance, si jamais le prof
commence à en parler l’année prochaine, qu’il puisse
prouver qu’il a potassé pendant les vacances… (Avec mépris.) Le fayot !
PAULETTE (s’entête) : Il a
dû y avoir une raison qui l’a chassé de son lit…
JOSEPH : Vous
voyez bien ! Plutarque. Une leçon d’histoire.
PAULETTE (s’entête) : Non…
Le printemps… La soirée d’hier…
JOSEPH : Le
colonel Colhan, son prof d’histoire…
PAULETTE (pour elle-même) : Le punch
d’hier… que nous avons bu l’après-midi…
JOSEPH : La
promotion au grade de lieutenant, pour porter des gants blancs.
PAULETTE (pour elle-même) : La
forêt… le bosquet… le merveilleux chant du rossignol…
dans le bosquet… l’air velouté…
JOSEPH : Il ne
savait pas encore sa leçon par cœur.
PAULETTE (pour elle-même) : Ce
n’est pas vrai ! Il est seul à savoir que ce n’est pas
vrai !
JOSEPH : Mais il
ne dit rien, n’est-ce pas ?
PAULETTE : Parce
qu’il dort.
JOSEPH : Il est
occupé, il ne se laisse pas déranger.
PAULETTE (pour elle-même) : Il
rêve.
JOSEPH : De
Plutarque et de son prof, Monsieur Colhan.
PAULETTE : Non, ce
n’est pas vrai. Il rêve de l’aurore.
JOSEPH (doucement) : L’aurore…
c’est… c’est vous. (Il
tente de s’approcher.)
PAULETTE (regarde Léon, figée) :
Ou il rêve de moi.
JOSEPH (interloqué, il la regarde, hausse
les épaules, boudeur. Il lance comme un défi.) : De
vous ?
PAULETTE : De moi.
JOSEPH : Alors
réveillons-le plutôt…
PAULETTE :
Chut… Pas encore. Écoutez !
JOSEPH :
Quoi ?
PAULETTE : Comme
s’il avait dit quelque chose.
LÉON (murmure dans un sommeil agité) :
César… César…
PAULETTE (excitée) : Qu’est-ce
qu’il a dit ?
JOSEPH (va plus près) : Chut…
PAULETTE : Il
n’a pas dit « Chérie » ?
LÉON (pour lui-même) :
César… César…
JOSEPH (victorieusement) : Vous
l’avez entendu ? Il appelle César… Qu’est-ce que
je disais ? C’est sa leçon ! La campagne des
Gaules… Moi je sais, en l’an trente-cinq après
Jésus-Christ… conduite par César…
PAULETTE (déçue) : C’est
sûr ?
JOSEPH (avec supériorité) :
Moi je n’ai pas eu besoin de potasser, pourtant je sais.
PAULETTE (tape du pied) :
Réveillez-le !
JOSEPH (avec supériorité) :
Ah, on peut le laisser dormir. Qu’il potasse dans son rêve tant
qu’il veut.
PAULETTE : Mais
Madame Laetitia s’inquiète.
JOSEPH : On va la
rassurer. Allons la trouver pour lui montrer qu’il dort ici…
PAULETTE :
C’est une bonne idée… Allez la chercher, moi je vous
attendrai ici.
JOSEPH : Vous
craignez qu’on le vole ?
PAULETTE : Pour
retrouver l’endroit. Allez-y.
JOSEPH (s’approche d’elle) :
Mais d’abord…
PAULETTE (rit) : Allons, Joseph ! (Elle le repousse.)
JOSEPH : Vous me
refusez un baiser?
PAULETTE : Pas
maintenant.
JOSEPH (avec vivacité) : Quand
alors ?
PAULETTE : Quand
j’en aurai envie… Allez, courez!
JOSEPH : Mais vous
m’en donnerez un ? C’est promis ?
PAULETTE : Allez,
appelez Maman !
JOSEPH : Vous me
réservez ce baiser?
PAULETTE (fait signe que oui).
JOSEPH : Alors
j’y cours… (Il
s’éloigne vers la gauche.)
(Pause.
Paulette s’approche de Léon, elle le regarde avec
curiosité. Elle s’accroupit près de lui, regarde alentour,
affiche un sourire malicieux.)
LÉON (se retourne dans son sommeil).
PAULETTE (regarde alentour, cueille un brin
d’herbe, elle chatouille doucement une oreille de Léon).
LÉON (se retourne, Paulette saute sur le
côté. Ce jeu se répète à plusieurs reprises.
Paulette est gaie, elle chatouille le dormeur avec un malin plaisir, puis se
cache derrière un arbre).
LÉON (se réveille, murmure) :
Hé… revenez…
PAULETTE (de derrière l’arbre) :
Coucou !... (Elle se cache.)
LÉON (s’assoit, endormi) : Qui est
là ? (Il se frotte les yeux.)
PAULETTE (pour elle-même) :
Coucou !
LÉON (sursaute, fâché) : Qui est là ?...
PAULETTE (rit à haute voix) : Le
colonel Colhan… à votre service !
LÉON (ne la reconnaît pas) : Qu’est-ce que vous voulez ?
PAULETTE (fait une révérence) :
Je suis Mademoiselle Aurore. J’ai apporté des cartes et des
tire-lignes pour Monsieur le Lieutenant !
LÉON : Paulette… c’est vous !
PAULETTE :
C’est moi… Vous n’avez pas honte, Monsieur Léon ?
Vote maman ne dort pas depuis l’aube…
LÉON (endormi) : Que veut ma mère ?
PAULETTE : Toute
la maisonnée est sur pieds… on vous cherche avec des
torches… Quelle idée avez-vous eue là ?!... Madame
Laetitia ne cesse pas de crier que vous avez dû être enlevé
par des voleurs algériens…
LÉON (se réveille enfin, dit avec
vivacité) : Je ne
comprends pas maman… des voleurs algériens ! Quelle
idée ! Une idée de Maman ! Combien de fois je lui ai
dit de ne rien craindre pour moi – tant pis, si elle a peur, mais au moins
qu’elle ne rabâche pas aux autres qu’il faut avoir peur pour
moi.
PAULETTE (tente de le calmer en souriant) :
Allons, allons… petit Léon…
LÉON (les yeux plissés) : Que personne n’ait peur pour
moi !
PAULETTE (tout à coup) : Sinon vous lui
mordez un doigt, n’est-ce pas ?
LÉON (orgueilleusement) : Pardon ?
PAULETTE : Rien.
LÉON : Maman sait très bien que
j’aime lire ici tant qu’il fait jour…
PAULETTE : Des
poèmes ?
LÉON (ironiquement) : Non. Je laisse ça aux filles.
PAULETTE (s’assoit dans l’herbe) :
Et les filles ?
LÉON (la toise) : Les filles… je les laisse à Joseph. Joseph joue
très bien de la cithare. (Poliment.)
Pardonnez-moi, Mademoiselle, si je vous ai offensée.
PAULETTE : Moi
non, et c’est vrai que Joseph joue très bien de la cithare, si
vous voulez savoir.
LÉON (orgueilleusement) : Si vous voulez. Où est ma
mère ?
PAULETTE : Joseph
est allé chercher les autres. Ils ne vont pas tarder.
LÉON : Voulez-vous qu’on aille à
leur rencontre ?
PAULETTE (après une pause) : Non.
(Pause.)
PAULETTE :
S’il m’est permis de vous demander : qu’avez-vous
étudié ici cette nuit ?
LÉON : J’ai lu jusqu’à sept
heures, après… Après je me suis promené,
ensuite… ensuite j’étais très bien !
PAULETTE : Et
ensuite ?
LÉON : Ensuite je me suis encore
promené. Puis je me suis installé ici.
PAULETTE : Et
ensuite ?
LÉON : Ensuite je me suis récité
des poèmes et j’ai chanté.
PAULETTE : Vous
avez récité et chanté seul, de nuit ?...
LÉON : Tout seul, je me suis
récité des poèmes et j’ai chanté cette nuit.
(Pause.)
PAULETTE :
Qu’avez-vous chanté et récité, Monsieur
Léon ?
LÉON : J’ai récité du
Homère, et j’ai chanté un nouveau chant que j’avais
entendu à Marseille, Mademoiselle.
PAULETTE (en gloussant) : Tout seul,
Monsieur Léon ?
LÉON : Tout seul, Mademoiselle.
PAULETTE : Vous
êtes un homme étrange, Monsieur Léon. Très
étrange. Et qu’avez-vous fait après ?
LÉON : Après je me suis couché
et je me suis endormi. Et alors un grand drap a volé au-dessus des
arbres.
PAULETTE (se lève) : Allons-y quand
même, Monsieur Léon.
LÉON (devant lui, mais à voix forte et
ferme) : J’insiste, un
grand drap a volé, et sur le drap des musiciens étaient
installés, et on entendait leur musique de loin, ils jouaient de la
trompette…
PAULETTE : Venez
avec moi, Monsieur Léon…
LÉON (fermement) : Je ne viens pas car je veux d’abord vous dire jusqu’au
bout ce que j’ai rêvé dans la forêt d’Ajaccio,
la nuit, entre les arbres et sous le drap volant, avec mes seize ans. Je vous
le dis fort, car c’est un rêve dont il ne faudra pas oublier un
seul mot, vous comprenez ? Et je veux le dire ici, sur place, car je ne le
vois que si je reste ici.
PAULETTE (le taquine) : Vous voulez le dire
à haute voix ?
LÉON : Je ne parle pas à vous,
Mademoiselle Paulette, pardonnez-moi. Veuillez vous
promener un peu plus loin si je vous ennuie.
PAULETTE (vexée) : Car vous
n’avez pas besoin d’auditoire ?
LÉON : Il suffit que je m’entende.
PAULETTE (le taquine, avec une ironie boudeuse) :
Vous voulez l’apprendre par cœur, si je comprends bien.
LÉON : Je veux l’apprendre par
cœur.
PAULETTE : Disons
comme ça : le potasser. Comme Plutarque.
LÉON (ne l’écoute pas) : Je le dis aux arbres et aux
forêts…
PAULETTE (vivement) : Joseph avait
raison !
LÉON (sur un ton ferme, militaire, comme
s’il expliquait un site, les bras tendus) : Ces deux arbres là-bas étaient deux montagnes
grimpant jusqu’au ciel, entre les deux passait la route que j’ai
suivie vers Paris.
PAULETTE (hausse les épaules, ironique) :
C’est très intéressant. Attrayant même.
LÉON (sans se laisser ébranler, comme en transe) : Et j’étais suivi
d’une marée de soldats… Trois brigades… Ils
trompetaient très fort, et la forêt renvoyait mon nom comme
l’écho d’un coup de tonnerre… Car tous criaient mon
nom.
PAULETTE :
Très peu pour moi… (Elle
hausse les épaules, fait semblant de vouloir partir, mais se retourne au
bout de quelques pas.)
LÉON (pour lui-même) : C’était une bataille
énorme. Je l’ai vue aussi clairement que si je la voyais
réellement et comme si je ne rêvais pas que Paoli[3] s’approchait de moi et me demandait
mon nom.
PAULETTE (revient, s’assoit, avec un rire
boudeur) : Vous continuez de le dire même si je m’en
vais ! Alors je préfère rester. Écoutons le discours.
(Elle s’assoit, elle
s’évente.)
LÉON (poursuit) : Les Français et les Romains se battaient dans une vallée.
Oui. Un soldat essoufflé est venu me voir pour dire qu’ils
l’ont vu… Oui, ils l’ont vu, il était assis dans une
pièce, il souriait ironiquement, il écrivait une lettre aux
Gaulois qui commençait par ces mots : « Venio
nunc… ».
PAULETTE : Ah
bon ! Au Gaulois ! Dites-moi, Monsieur Léon, pourquoi vous
lisez tous ces ennuyeux livres de stratégie ?
LÉON (sans s’interrompre) : Moi je n’ai rien dit au soldat,
ni à Paoli, j’ai sauté sur le dos d’un cheval et
j’ai chevauché vers Marseille, là j’ai grimpé
sur une colline pour observer la bataille avec une longue-vue.
PAULETTE : Ce
devait être beau !
LÉON : Les Français se battaient
à l’épée, ils ont repoussé les Romains. Alors
un général est venu me voir et m’a demandé ce
qu’il convenait de faire. Je lui ai dit de faire ouvrir les portes du
château de Versailles, pour qu’on nous envoie ici le roi
Louis… J’ai crié qu’on l’amène ici, car
j’ai vu que le mal était grand…
PAULETTE : Je vois
moi aussi que le mal est grand.
LÉON : Et ils ont couru chercher le roi Louis,
et un soldat est venu m’annoncer que le roi Louis ne pouvait pas venir
parce qu’il dormait… et moi je trépignais de colère,
car je savais que César n’allait pas tarder et il encerclerait les
Français.
PAULETTE :
César ?!... Ah oui, César… Joseph avait raison.
LÉON Le
général m’a regardé bêtement.
PAULETTE : Je veux
bien le croire.
LÉON J’ai
hurlé qu’il fasse enfin quelque chose, mais il ne
m’entendait pas. Alors quelqu’un a encore crié mon nom, et
j’ai repoussé le général, et j’ai couru au
fond de la vallée… Les Français me talonnaient… Je
savais par où les Français devaient arriver… Je ne cessais
pas de crier… Et alors on a balayé des hommes près de
moi… et au loin, très loin, de l’autre côté de
la montagne, j’ai vu courir les Romains…
PAULETTE : Quel
dommage que je n’aie pas vu ça.
LÉON : Et
on a encore crié mon nom, alors est venu un abbé avec une tresse
qui descendait jusqu’aux reins, et il rouspétait : pourquoi
nous faisons tant de boucan, ça empêchait le roi de dormir…
Mais à la fin le roi Louis était lui-même
l’abbé, il se frottait les yeux, il clignait des yeux et geignait
parce qu’on ne le laissait pas dormir… Alors que ce
n’était pas le parlement… Mais moi j’étais
très échauffé et je ne lui ai rien répondu…
Et alors il a souri poliment et m’a invité chez lui pour une coupe
de vin de Tokay, m’assurant qu’il n’habitait pas loin…
PAULETTE (éclate de rire, se tape les cuisses) :
Ha, ha, ha !... C’est vraiment drôle ! Le roi vous a
invité pour boire un coup ?...
LÉON (imperturbable dans son sérieux) : Alors nous sommes entrés au
château de Versailles. J’étais toujours aussi
excité… Des laquais se prosternaient… Nous avons
pénétré dans la chambre à coucher du roi…
Tout était d’or et de brocard…
PAULETTE (curieuse) : Vous avez vu des
courtisanes ?
LÉON : On
s’est assis. Le roi Louis m’a félicité, il a dit que
j’en savais plus que Jules César… Je ne savais pas quoi lui
répondre, mais les laquais criaient fort
« César ! César ! », se
prosternaient et ils m’ont installé sous un baldaquin de soie, je
me suis penché sur le côté, j’ai fait semblant
d’être calme, je me suis forcé à converser sans
émotion… Pourtant mon cœur palpitait… Mon cœur
palpitait…
PAULETTE (se tient les côtes de rire) :
Comme ça devait être beau ! Mais beau !...
LÉON (imperturbablement) : Le roi Louis n’était plus
alors dans la chambre, mais…
PAULETTE : Mais
c’est vous qui occupiez sa place, Monsieur Léon… Ha, ha,
ha… Vous étiez le roi Louis… et Jules César… Et
l’abbé… Et les laquais… Ha, ha, ha !...
Prêtez-moi un de ces livres des Gaules, Monsieur Léon…
J’ai aussi envie de rêver…
LÉON (se fâche) : Ne me dérangez pas, Mademoiselle
Paulette, j’ai déjà dit que ce n’est pas à
vous que je parlais !... Vous m’avez dérangé au moment
le plus important…
PAULETTE : On a
peut-être servi le déjeuner sur un plateau doré ?
LÉON (la toise) : Oh vous, Mademoiselle… Allez rejoindre Joseph…
PAULETTE (sursaute, boudeuse) : Et comment,
j’y vais oui… (Elle fait
semblant de partir, mais s’arrête au bout de quelques pas et
écoute, toujours boudeuse.)
LÉON : Pourquoi
on me dérange, Maman aussi et Joseph… et Paulette… on ne me
laisse pas rêver… J’ai été
dérangé au moment essentiel… le plus beau… et
maintenant j’ignore…
PAULETTE (fait la moue) : Mon Dieu…
Qu’est-ce que ça pouvait être ?...
LÉON (fronce les sourcils, cherche à
retrouver les détails de la dernière image du rêve, parle
à lui-même) : Silence…
ça y est, je sais… La route… la route sinueuse entre les
montagnes… longée par les cavaliers… Je sais qui ils
sont… Les ambassadeurs prussiens… Ils s’étaient
annoncés ce matin auprès de mon général, ils
voulaient me transmettre les humbles salutations de l’empereur de
Prusse… à moi… Mais ils ne m’ont pas trouvé…
après la grande bataille… des cadavres recouvrent le champ de
bataille… la tente impériale est vide… Le roi
d’Espagne… l’invité de ma cour… saute à
cheval, pris de panique… (De plus
en plus enfiévré.) Où est César…
où est… Bonaparte… Il y a tous les messages des
empereurs… ils envoient tous leurs ambassadeurs… implorant la
paix… La fille de l’empereur envoie un message… la fille de
l’empereur… à l’empereur… On le cherche
partout… Attendons, comment ça marche… À
l’aube… devant la tente impériale… les quatre
ambassadeurs… et le roi d’Espagne… interroge le soldat qui
monte la garde… où est l’empereur…
L’empereur… l’empereur…
(Sur
ces derniers mots la scène s’obscurcit brusquement, pendant que le
drap s’abaisse, on entend encore Léon dire : L’empereur !...
L’empereur !...)
deuxiÈme partie
cinÉmatographique
Près d’Aspern, dans les jours
suivant la bataille. Dans la pénombre de l’aube, au milieu du
bivouac, devant la tente impériale ornée, les ambassadeurs
prussiens et Joseph, le roi d’Espagne sont debout. Ils interrogent la
sentinelle effrayée qui explique dans un strict garde-à-vous :
« L’empereur est monté à cheval au petit matin,
il est sorti et m’a interdit de l’accompagner. Il a dit qu’il
allait inspecter les environs. » Les trois hommes semblent
déconcertés. « Il faut partir à sa recherche,
immédiatement, il faut le trouver à tout
prix ! ». Ils se lancent à cheval parmi les tentes, les
soldats endormis, les braises des feux de camp.
Autre image. Madame Colbert se
promène dans le parc de son beau pavillon de chasse. Elle se rend
à la chapelle. Un portrait de Napoléon près de l’autel.
Elle se prosterne devant le portrait avec recueillement, elle l’embrasse.
« Je veux le rencontrer en personne ! ». Elle
réfléchit, prend une résolution. Elle se rend dans sa
garde-robe. Elle se déguise en vivandière. Elle va au camp. Les
soldats la taquinent, ils lui achètent des bibelots. À
l’aube elle tournicote autour de la tente impériale. Elle voit
Napoléon monter à cheval à cette heure matinale et se
diriger vers la montagne. Elle monte elle aussi sur son cheval. Elle coupe la
route de l’empereur. Napoléon passe devant le pavillon de chasse.
L’endroit romantique attire son attention. Tout paraît
désert. – Un personnage en blanc fait des signes depuis une
fenêtre. L’empereur s’y précipite, mais la silhouette
disparaît. - Elle
réapparaît et attire Napoléon comme un aimant. – Il
pénètre dans le pavillon. – Des laquais l’accueillent
respectueusement. – Aucune femme nulle part. – On l’introduit
dans une chambre. – L’empereur rêvasse, puis s’allonge
sur un canapé, pose son bicorne près de lui sur une chaise,
s’assoupit.
Nouvelle scène. Madame Colbert, de
nouveau déguisée en vivandière, presse le pas sur la route
qui mène vers le camp. – Elle est arrêtée par un
soldat de la délégation du roi d’Espagne qui lui demande si
elle n’a pas vu l’Empereur. Elle répond qu’elle a bien
vu un cheval avec son cavalier. Le soldat la conduit devant Joseph et les
ambassadeurs. Là elle répète qu’elle a vu un soldat.
Ils reconnaissent l’empereur dans sa description. Madame Colbert se propose
de les conduire vers l’endroit où elle l’a vu. Le
cortège se divise en deux parties, les ambassadeurs restent
derrière. Le roi d’Espagne et Madame Colbert passent devant. Le
roi aimerait flirter avec la belle femme, elle fait la coquette mais le
repousse. Ils arrivent devant le pavillon de chasse. Ils attachent les chevaux.
Pendant ce temps ils sont rejoints par les ambassadeurs. Madame Colbert
aimerait s’échapper, mais le roi d’Espagne la retient,
soupçonneux. « Vous semblez savoir dans quelle chambre se
trouve ce soldat inconnu ! ». Madame Colbert rit et acquiesce.
Elle conduit Joseph, le roi d’Espagne, à l’étage. Un
soldat monte la garde devant la chambre. Il reconnaît le roi, il salue.
Joseph invite en criant les ambassadeurs à monter. La sentinelle ouvre
la porte.
À cette dernière image du
film, quand ils arrivent à la porte de la chambre, on entend la voix de
Léon sous les draps, il semble achever l’image de rêve que
nous avons vue dans le film.
LÉON :
Sire… réveillez-vous… Les envoyés de
l’empereur… Sire…
deuxiÈme
partie thÉÂtrale
Une chambre dans le château. Un manteau d’hermine a été jeté sur un divan simple, l’empereur est couché dessus et dort. Le bicorne napoléonien est posé à côté de lui sur une chaise. On frappe à la porte.
LA VOIX DU SOLDAT (de l’extérieur) :
Sire… Les envoyés de l’empereur, Sire…
L’EMPEREUR (dort profondément, il n’entend
pas).
(Joseph et Madame Colbert ouvrent prudemment la porte et entrent.)
JOSEPH (vers l’extérieur) :
Patiente dehors, mon gars… Ces Messieurs attendent dans le hall
d’entrée… Nous allons d’abord le
réveiller… (Il referme la
porte.)
MADAME COLBERT (place son index
sur sa bouche) : Chut ! IL dort !
JOSEPH (avance, il regarde le dormeur avec
curiosité) : Il dort !...
MADAME COLBERT : Il devait être très
fatigué…
JOSEPH (soupçonneux) : À
moins qu’il ne fasse semblant… qu’il ne joue la
comédie…
MADAME COLBERT : La comédie ?
JOSEPH (la toise avec ironie) : Parce que
vous croyez que seules les femmes savent jouer la comédie ?
MADAME COLBERT : Qu’entendez-vous par là ?
JOSEPH : Ce que je
dis. Les femmes aiment se targuer de leurs talents de comédiennes, elles
s’imaginent entortiller les hommes avec ça, ma belle
vivandière !
MADAME COLBERT (en toute
innocence) : Vous croyez, Monsieur le Commandant ?
JOSEPH : Je le
crois, Madame la vivandière.
MADAME COLBERT : Alors elles ne les entortillent pas, Monsieur le
Commandant ?
JOSEPH : Eh non,
Madame la Vivandière. Car les hommes aussi savent jouer la
comédie – s’ils le veulent. Bien mieux que vous, ma petite
vivandière.
MADAME COLBERT : Ça, on ne peut pas le savoir, Monsieur le
Commandant.
JOSEPH : Eh bien,
c’est ce que je pense, ma très chère vivandière.
MADAME COLBERT : Il faudrait l’essayer, Monsieur le
Commandant.
JOSEPH :
Très juste, vivandière. Nous n’avons qu’à nous
y mettre, vous et moi, essayons de juger lequel de nous est meilleur
comédien.
MADAME COLBERT (le regarde
calmement dans les yeux) : Comme vous voudrez, Monsieur le Commandant.
JOSEPH : Alors,
jouons un peu la comédie… Par exemple… Vous par exemple
devez montrer si vous êtes capable de jouer ce rôle dans la
comédie… que vous… n’êtes pas la
vivandière, mais… (Il la
fixe dans les yeux.) disons… une dame… même une
aristocrate, une vraie ci-devant… et vous ne vous appelez pas Marguerite
Blanche… mais disons… qu’est-ce que j’en sais, disons,
Madame Colbert…
MADAME COLBERT (sans le moindre
frémissement des paupières) : Si vous voulez.
JOSEPH (ironiquement) : Et la personne
allongée ici sur le lit… (Il
désigne l’empereur.) est, disons… n’est autre
que… que l’empereur…
MADAME COLBERT : Votre comédie promet d’être
amusante. Je veux bien.
JOSEPH (se trahissant presque, avec vivacité) :
Et… et vous le savez…
MADAME COLBERT (calmement) :
Entendu. Dans la comédie je le sais.
JOSEPH : Ah !
MADAME COLBERT (vivement) :
Je jouerai volontiers ce rôle dans la comédie. Mais
qu’allez-vous jouer, vous, comme rôle dans la comédie,
Monsieur le Commandant ?
JOSEPH (avec indifférence) :
Moi ? Eh bien…
MADAME COLBERT (légèrement) :
Vous pourriez, Monsieur le Commandant, faire semblant d’être,
disons, le roi d’Espagne.
JOSEPH (la regarde interloqué, il rougit et se mord les lèvres).
MADAME COLBERT (innocemment) :
Vous ne trouvez pas que c’est un bon rôle ?
JOSEPH (la regarde quelques instants puis
éclate de rire) : Si, quelques fois !
MADAME COLBERT : Pas maintenant ?
JOSEPH : Ça
dépend de vous, si vous l’aimez.
MADAME COLBERT : Eh bien… (Elle fait une révérence.) Majesté !
JOSEPH (sur le même ton) :
Madame !
MADAME COLBERT (comme jouant son
propre rôle) : Majesté, j’attends respectueusement
vos ordres.
JOSEPH (sur le même ton) : Madame,
les belles dames donnent des ordres même aux rois. Mais quel hasard me
vaut de vous rencontrer ici, Madame ?
MADAME COLBERT : Nous cherchions peut-être tous les deux une
et même chose, Majesté.
JOSEPH (jette un regard vers le divan, se mord les
lèvres) : Ah oui. Peut-être l’un de nous seulement.
MADAME COLBERT : Serait-ce vous, Majesté ?
JOSEPH : Serait-ce
vous, Madame ?
MADAME COLBERT : Doucement, Majesté, l’empereur
dort !
JOSEPH (sort de son rôle) : Ah…
L’empereur !... Vous saviez donc… Vous saviez…
MADAME COLBERT (calmement) :
Votre rôle, Monsieur le Commandant !
JOSEPH (se ressaisit) : C’est juste,
j’avais oublié, vivandière ! (D’une voix basse.) Vous devez être fatiguée,
Madame.
MADAME COLBERT : Mais les envoyés de l’empereur
attendent, Majesté ! Il conviendrait de le réveiller.
JOSEPH (hausse les épaules).
MADAME COLBERT : Majesté, veuillez réveiller votre
royal frère !
JOSEPH (avec une colère sincère, comme
au premier acte) : Son général n’a
qu’à s’en occuper. Je ne suis pas un réveille-matin (Il se ressaisit.) Le roi d’Espagne
n’assume tout de même pas le rôle des domestiques.
MADAME COLBERT : Ah… Vous et votre cher frère, vous
êtes peut-être un peu… Peut-être que les relations
diplomatiques entre la France et l’Hispanie se sont un peu
relâchées ?
JOSEPH (hausse les épaules) :
Allons, vous croyez peut-être que je le crains comme le fait…
MADAME COLBERT : Comme l’Europe, vous voulez dire,
Majesté ?
JOSEPH (la regarde ironiquement) : Hum.
Vous croyez que l’Europe le craint plus que quoi que ce soit
d’autre ?
MADAME COLBERT (avec raffinement) :
Je ne connais Madame Europe que de la mythologie. Elle a été
enlevée par un taureau, si je me rappelle bien.
JOSEPH (ironiquement) : J’en
doute… Il faut être vache pour être charmé par un taureau.
MADAME COLBERT : Mais le taureau… (Elle regarde Napoléon.) même parmi les animaux…
symbolise la force et la puissance.
JOSEPH (suit son regard avec jalousie) :
Surtout quand il dort. Et il ronfle par-dessus le marché.
MADAME COLBERT : Comme il doit être fatigué…
Après la victoire…
JOSEPH :
Croyez-vous que c’était fatigant ?
MADAME COLBERT : Il a mis tout un monde sous son talon… Il a
appuyé son front terrible à des chaînes de montagnes, il a
fait éclater la frontière de deux pays… Il a cogné
de son poing sur la carte, et des taches colorées y zigzaguaient en tous
sens, ne trouvant plus leur place, ne sachant plus où
s’arrêter après un calme de mille ans… Et tout cela la
tête froide, avec la sérénité d’un despote, ne
considérant que l’objectif, balayant tout le reste sur son
chemin : vanité, mesquinerie, faiblesse, désespoir,
hésitation et doute.
JOSEPH (avec impatience) : Oh, ce
romantisme des femmes ! Elles s’efforcent à se fabriquer un
héros. Ce sont les femmes qui gâchent le monde, avec cette manie
d’idéaliser !...
MADAME COLBERT : Majesté, vous savez très bien
qu’il ne s’agit pas d’idéaliser, c’est la
réalité.
JOSEPH (furieux, presque grossier) :
Pardonnez-moi, Madame, je connais tout de même mieux mon frère que
vous !
MADAME COLBERT : Comme il s’agit de votre frère, vous
êtes partial.
JOSEPH :
Permettez... c’est tout de même… Je ne conteste pas
qu’il a des talents… Mais on ne peut tout de même pas
attribuer sa chance à sa force personnelle… Sinon, l’homme
le plus fort serait celui qui tire le plus grand numéro au loto…
et qui empoche le gros lot… C’est ridicule. Croyez-moi, Léon
n’est qu’un homme comme un autre… comme… comme…
n’importe lequel… Je connais tout de même mon
frère ! Il ressemble à nous, les autres garçons. Sauf
que lui, il n’aimait pas étudier, il préférait jouer
aux cartes et courir après les filles.
MADAME COLBERT (effarée de
ce blasphème) : Lui, il courait après les filles ?
Le phare lumineux suivrait son ombre ?
JOSEPH (avec un rire sardonique) :
Qu’est-ce que je disais… Ces maudites métaphores !...
Cette maudite poésie qui tourne la tête des femmes… à
la fin elles confondent les termes de la comparaison… Édouard
devient Cunégonde et Cunégonde devient Édouard… Mais
qu’il soit phare lumineux ou pas : pauvre maman, elle a bien des
fois fessé votre phare lumineux.
MADAME COLBERT (ébahie) :
On l’a… fessé ?…
JOSEPH : Et
même à main nue ! Vous auriez dû entendre glapir (avec un rire méchant) votre phare
lumineux.
MADAME COLBERT : Non, non ! Votre Majesté me fait
marcher !... Regardez son visage… Ce front ombrageux… des
forces terribles y bouillonnent… Des idéaux qui renversent…
qui construisent le monde… Des lignes et des axes incommensurables, un
système solaire… éclairé en son milieu par la flamme
de son génie… Il éclaire et il attire…
JOSEPH : Allons
donc !... Quelle lubie !
MADAME COLBERT : Les rêves qu’il peut faire, mon
Dieu ! Des rêves terribles, surpassés par la seule
réalité !... Ce qu’il a traversé
éveillé, est plus merveilleux que tout songe, ici sur la Terre
– dans son rêve il jongle peut-être avec des planètes
et des soleils.
JOSEPH (ironiquement) : Sûrement.
Vous savez de quoi il rêve ? D’un matelas plus confortable que
le sien.
MADAME COLBERT (scandalisée) :
Majesté !
JOSEPH (fâché) : C’est
la pure vérité, croyez-moi. Il rêve comme ce sera
merveilleux de retourner à Paris, d’épouser Marie-Louise,
d’être entouré d’une vie de cour, d’avoir plus
de temps libre, de côtoyer de belles courtisanes, de manger de bons plats
et d’aller au théâtre…
MADAME COLBERT : Il ne rêve pas de flottes maritimes et de
brigades ?
JOSEPH: Allons
donc… Regardez… Il y a un cahier sous sa tête…
MADAME COLBERT : Le plan de bataille !
JOSEPH (tire le cahier victorieusement) :
La Pucelle de Voltaire… Un livre licencieux… C’est avec
ça qu’il s’est endormi…
MADAME COLBERT (s’entête) :
Votre Majesté s’efforce à détruire un autel…
Mais alors, pourquoi aurait-il quitté le camp à
l’aube… Et pourquoi aurait-il chevauché tout seul… si
ce n’était pas son Génius pour causer avec lui ?
JOSEPH : Il y
avait sûrement une petite femme là-dessous. C’était
elle, le Génius…
MADAME COLBERT (s’entête) :
Non… non… l’inquiétude du génie… les
projets de détruire le monde…
JOSEPH: Une belle
petite nana, c’est moi qui vous le dis.
MADAME COLBERT : Le souvenir enivrant de la victoire…
L’image flamboyante de nouvelles victoires…
JOSEPH : Un
petit-déjeuner savoureux, incognito, du café au lait, du jambon
de Westphalie, en doux tête à tête.
MADAME COLBERT : Ce n’est pas vrai… L’horizon
était rouge comme le sang ce matin…
JOSEPH :
C’est signe de vent, on aime alors boire du bon vin dans une pièce
chauffée.
MADAME COLBERT: Ce n’est pas vrai ! Lui, il sait que
c’est faux.
JOSEPH : Mais il
ne dit rien, n’est-ce pas ?
MADAME COLBERT : Parce qu’il dort.
JOSEPH : Il est
occupé, il ne se laisse pas déranger.
MADAME COLBERT: Il rêve !...
JOSEPH : De
café au lait avec du jambon de Westphalie.
MADAME COLBERT : De la victoire ! De la conquête !
JOSEPH (doucement) : La victoire, la
conquête, c’est vous, Madame… vous… (Il veut lui baiser la main.)
MADAME COLBERT (regarde
l’empereur, retire sa main) : Alors – moi.
JOSEPH (s’étonne, la regarde, puis
hausse les épaules) : Vous ?
MADAME COLBERT : Moi.
JOSEPH : Ah
bon… je l’ignorais… C’est différent. Donc la
petite… euh… la petite courtisane que j’ai mentionnée
à l’instant…
MADAME COLBERT (tressaille) :
Majesté !...
JOSEPH (sévèrement) :
Madame !... C’est la première fois que vous voyez
l’empereur ?...
MADAME COLBERT : Je vous le jure…
JOSEPH : Alors
peut-être, réveillons-le.
MADAME COLBERT (troublée) :
Pas encore… Écoutez…
JOSEPH :
Qu’est-ce que c’est ?
MADAME COLBERT : Il me semble qu’il a dit quelque chose.
L’EMPEREUR (murmure dans un sommeil agité) :
Paulette… Paulette…
MADAME COLBERT (excitée) :
Qu’a-t-il dit ?...
JOSEPH (s’approche) : Chut…
MADAME COLBERT : N’a-t-il pas dit :
« César… César… »
L’EMPEREUR (pour lui-même) :
Paulette… Paulette…
JOSEPH (victorieusement) :
Colette ?... Il a dit Colette, ou peut-être Paulette… En tout
cas un prénom de femme… ha, ha, ha !... Bien sûr…
(Avec ironie.) Mais ce n’est
pas votre prénom, vivandière !
MADAME COLBERT : Ça ne pouvait pas l’être,
Monsieur le Commandant !
JOSEPH : Alors, la
comédie est terminée ?
MADAME COLBERT : Monsieur le Commandant, vous devriez aller dire
aux ambassadeurs qu’ils peuvent entrer…
JOSEPH : Vous ne
venez pas avec moi ?
MADAME COLBERT : Pas encore.
JOSEPH (hésite) : Mais
après ?
MADAME COLBERT : Après – nous serons tous entre ses
mains.
JOSEPH (se domine) : D’accord.
J’y vais. Veillez-le en attendant.
MADAME COLBERT (acquiesce).
JOSEPH (sort à gauche).
(Entracte)
MADAME COLBERT (doucement, pleine
d’admiration) : Empereur… Empereur…
L’EMPEREUR (se retourne, agité).
MADAME COLBERT (ôte son
déguisement, elle porte une robe de soie style empire, elle prend son chapeau
sur la chaise, s’assoit doucement.).
L’EMPEREUR (se retourne dans son sommeil.).
MADAME COLBERT (l’appelle
doucement) : Sire… Les envoyés de l’empereur…
Sire…
L’EMPEREUR (se réveille, encore
ensommeillé) : Chérie… ma chérie…
MADAME COLBERT : Sire… Les envoyés de
l’empereur…
L’EMPEREUR (regagne ses esprits, s’assoit sur le
divan. Crûment.) : Qui est là ?
MADAME COLBERT (avec une profonde
révérence) : Sire… Je vous demande humblement
pardon… d’avoir osé vous déranger dans votre
sommeil… Hier vous m’avez fait la grâce de
m’ordonner… Si les envoyés de l’empereur
arrivent…
L’EMPEREUR (crûment) : Qui
êtes-vous, Madame ?
MADAME COLBERT : Je suis la veuve du comte Colbert… Je me
suis portée volontaire pour aider le roi d’Espagne… à
vous retrouver, Sire, et vous conduire ici les envoyés…
L’EMPEREUR :
Joseph – pardon, sa Majesté le roi d’Espagne se
trouve-t-elle ici ?
MADAME COLBERT : Il vous attend en bas dans l’antichambre.
Dois-je l’appeler ?
L’EMPEREUR (essaye de recouvrer ses esprits) :
Attendez… Les ambassadeurs… ça y est, j’y suis…
(Il se passe la main sur le front.)
De quoi il s’agit en fait ?
MADAME COLBERT (le regarde avec
admiration) : Oh, Sire, je suis inconsolable… d’avoir
interrompu votre sommeil… L’aigle devait voler haut au-dessus des
nuages… pendant que moi, petit moineau gris… je trébuchais
maladroitement dans vos ailes… (Elle
baisse les yeux.)
L’EMPEREUR (distraitement, sans la regarder) :
Des nuages ?... Oui, des sortes de nuages… au-dessus de la
forêt… dans mon rêve…
MADAME COLBERT (enthousiaste) :
Sire… je l’imagine… une forêt de mâts… une
mer de lances… les Pyramides…
L’EMPEREUR :
Foutre ! (Vite.) Pardon. Mais
que viennent faire ici les Pyramides ?... Un petit sentier dans la
forêt… bordé de primevères… dans une fleur de
primevère, un petit coléoptère rouge…
MADAME COLBERT : Rouge sang… Le sang des armadas
ennemies… Des armées vaincues… autant de larves… et
des cœurs vaincus… des cœurs faibles… (Elle baisse les yeux.)
L’EMPEREUR :
Voyons… (Il s’impatiente.)
Excusez-moi, Madame, un instant… si vous voulez bien me permettre…
de me concentrer encore… (à
lui-même avec douceur.) sur mon rêve merveilleux…
MADAME COLBERT (pleine
d’admiration) : Merveilleux !
L’EMPEREUR (s’impatiente) :
Évidemment, merveilleux ! Mais si vous m’interrompez tout le
temps – veuillez ne pas me déranger un instant… vous me
faites perdre le fil… Pardonnez-moi, mais je ne suis pas encore bien
réveillé et (doucement.)
je n’en ai pas trop envie… Je veux encore… la voir… la
revoir encore…
MADAME COLBERT (interloquée) :
Revoir quoi, Sire ?
L’EMPEREUR :
Fichtre !... Cette image… Madame, vous feriez mieux…
d’aller chercher mon frère… et les ambassadeurs… dites
qu’ils peuvent entrer… Allez, Madame !
MADAME COLBERT : Sire… (Elle
se lève, vexée, se dirige vers la porte, mais
s’arrête avant.)
L’EMPEREUR (pour lui-même en méditant,
étonné, doucement)) : Oui… merveilleux… quel
drôle de rêve… à l’aube, dans un bosquet…
près d’Ajaccio… une clairière entre les arbres…
j’ai environ seize ans… je suis couché dans
l’herbe… et une jeune… jeune fille de Catane…
brune… s’accroupit à mes côtés… ses
jeunes genoux touchent mes cheveux…
La scène
s’obscurcit, le drap s’abaisse.
TROISiÈme partie
cinÉmatographique
Ce que dit l’empereur, devient
visible. Le bosquet est le même que dans le premier film et dans la
première partie théâtrale. Léon, âgé de
seize ans, est couché sous un arbre, Paulette est accroupie près
de lui et tente de le réveiller. « Monsieur Léon,
Monsieur Léon, votre maman vous cherche ! » Léon
se lève encore endormi, se frotte les yeux, ramasse son Plutarque par
terre. Il se met à réciter. Paulette l’écoute un
moment, puis arrache le livre des mains du garçon. Léon cherche
à le récupérer, ils se roulent par terre ; tout
à coup Léon s’aperçoit que dans le feu de la lutte
il embrasse passionnément Paulette, qui se laisse faire et lâche
le livre. Léon sursaute, veut se sauver, Paulette, vexée, reste
assise. Léon revient, essaye de se faire pardonner, veut encore l’embrasser.
Paulette boude, se détourne. Léon réfléchit, tout
à coup il a une idée, ses yeux brillent. Il déchire des
feuilles du livre, il le jette et fait voler les morceaux de papier. Chaque
morceau se transforme en une colombe en vol. Paulette rit à haute voix,
applaudit. Ils se jettent au cou l’un de l’autre, les baisers se
succèdent. Ils se promènent étreints dans le bosquet.
Léon trouve un lit de gazon, il appelle Paulette, ils
s’installent. Brûlante étreinte, baisers désormais
amoureux. Un faon passe entre les arbres, il les regarde avec de grands yeux,
puis se retire. Ils sont couverts par le feuillage.
Nouvelle image. Léon et Paulette se
tiennent par la main, ils se rendent en souriant devant Madame Laetitia. Elle
les embrasse. Un goûter dans le jardin, avec les garçons.
Léon et Paulette ne se quittent plus. L’image change. Les amis de
l’école des cadets viennent chercher Léon. Il
s’habille, il se dirige vers la diligence des postes. Paulette le suit.
Léon qui était déjà monté, redescend, prend
congé de ses amis, il ne part pas, il reste. La diligence part. Autre
image. Léon a abandonné l’école militaire,
décidé de faire une carrière d’avocat comme son
père. Il s’inscrit à l’université. Nouvelle
image. À Ajaccio on attend la venue de Léon, la famille et
Paulette. Grande joie. Léon arrive et brandit son diplôme.
Déjeuner familial dans une liesse générale. Autre image.
Léon épouse Paulette. Noces dans la maison de Laetitia. Des
fiacres enrubannés emmènent les jeunes mariés, la maison
est ornée de fleurs. Autre image. L’étude d’avocat de
Léon. Nombreux clients, des personnages intéressants. Léon
traite avec chacun. L’image change. Léon sort dans le jardin
où jouent sa femme et ses enfants. Il les regarde, heureux. Il fait du
canotage sur un lac, l’image est idyllique. Ils font du cheval.
Léon joue avec ses enfants, il les pousse sur l’escarpolette. Un
des enfants court en pleurs vers son père, il s’est blessé
au front. Son père l’emmène pour le soigner, l’autre
enfant reste seul dans le jardin, il tient encore l’épée de
bois avec laquelle il a blessé son frère. Léon est
fâché, lui arrache l’épée des mains, la casse
sur son genou et la lance loin.
TROISiÈme partie
thÉÂtrale
La même scène que dans la deuxième partie. L’empereur est toujours assis sur le divan, il fixe ses pieds. Madame Colbert est près de la porte, elle tient la poignée, elle regarde l’empereur bouche bée.
L’EMPEREUR (lève la tête,
l’aperçoit) : Comment, vous êtes encore
là ? Que regardez-vous ?... Allez chercher mon
frère !...
MADAME COLBERT (prend peur, tente
de fuir).
L’EMPEREUR (sourit, la rejoint, l’attrape par le
menton) : Bon… Pardonnez, Madame, le vieux soldat…
C’est mon style… Mais je ne suis nullement
fâché… Mais allez… À propos !
D’où connaissez-vous mon frère, sa majesté le roi
d’Espagne ?
MADAME COLBERT (avec des larmes
dans la voix) : J’ai fait sa connaissance… ici… sur
la route… pendant qu’on vous cherchait…
L’EMPEREUR (l’imite) : Pendant
qu’on me cherchait… Mon Dieu… (En plaisantant.) Une femme trouve toujours quand elle
cherche…
MADAME COLBERT : Mon empereur !...
L’EMPEREUR :
Empereur… Pas tout à fait empereur…
JOSEPH (arrive hors d’haleine, pousse la
porte) : Léon… Léon… Réveille-toi
enfin… Les envoyés de Marie-Louise sont ici…
L’EMPEREUR :
Bon, bon, d’accord !...
JOSEPH : Oh…
Majesté… Alors comme ça… (Gêné, il les regarde, l’un puis l’autre.)
L’EMPEREUR (rit) : N’ayez pas peur !
(Il prend Madame Colbert par la main, la conduit auprès de Joseph.) À
défaut de l’empereur, ce cœur fidèle se contentera
d’un roi simple mais honnête.
JOSEPH (gêné) : Je ne
comprends pas.
L’EMPEREUR :
Joseph, je dois beaucoup à Madame… Elle m’a surpris dans mon
sommeil… Et à demi réveillé j’ai parlé
de mon rêve… ce qu’elle ne trahira jamais…
JOSEPH : De quel
rêve s’agit-il ?
L’EMPEREUR (méditatif) : Quel
rêve ? (Il soupire, puis il
s’efforce d’afficher de la gaîté.) Peu importe
quel rêve. La vie n’est pas un rêve, mais du travail et des
soucis !... Nous n’avons pas le temps de rêvasser !...
Faites entrer les ambassadeurs !...
(Il met son bicorne sur sa tête, il se fige dans la posture
connue, Joseph et Madame Colbert se dirigent vers la porte, puis sortent.
Rideau
.