Frigyes Karinthy : "Ô, aimable lecteur" (temps héroïques)

 

 

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boutons de cuivre

Le médecin italien nous conduisit ensuite, mon ami Grandvisage, l’écrivain pessimiste et moi dans une autre salle. Dans cette salle un jeune homme était assis dans l’uniforme rayé de l’hôpital : sa bouche et son menton étaient cachés par un masque en caoutchouc.

Le médecin lui ôta ce masque, un spectacle horrible se présenta à nos yeux : il lui manquait totalement la mâchoire inférieure – un vide horrible, sans dents, béait à sa place, nous pouvions voir les entrées ouvertes de la gorge – de cet orifice noir sortait un tube qui servait à alimenter le malheureux jeune homme.

- Qu’est-il arrivé à ce malheureux ? – demandai-je, effaré.

Le médecin m’expliqua que ce jeune Turc avait été incorporé dans son régiment un mois auparavant, au moment où les Russes attaquaient notre allié turc depuis la Mer Noire. Le surlendemain une grenade explosait près de lui et lui emportait son menton – des tentatives avaient été faites pour le remplacer par d’autres tissus, mais sans succès. En outre il était à craindre qu’il perde aussi la vue – de toute façon, s’il restait en vie, il faudrait le nourrir artificiellement jusqu’à la fin de ses jours.

- Et tout cela pour quoi ? – m’échappa-t-il de la bouche, les yeux rivés au sol.

- Je vais vous le dire, intervint Grandvisage, l’écrivain italien pessimiste. C’était pour les boutons de cuivre.

- Boutons de cuivre ?

- Vous devez savoir, dit Grandvisage, que le voile porté par les femmes turques, depuis des siècles, elles se le fixent sur le nez avec un petit bouton de cuivre. Pendant de longues années, le bouton était livré en terre turque par les Russes. La marchandise était très recherchée et très lucrative, jusqu’à ce que les Allemands aient eu l’idée de fabriquer le bouton en bois recouvert de cuivre : c’est moins cher, moins lourd et moins nocif pour la santé. La demande turque ne baissait pas et cela promettait un bénéfice significatif pour l’industrie allemande – à condition qu’existe une voie ferrée pour transporter la marchandise jusqu’à Dédéagatch[1]. Mais la voie ferrée aurait dû traverser un bout de la Russie – les négociations sur la question ont duré des années sans pouvoir aboutir à un accord. Le fait de traîner ainsi en longueur a conduit à un refroidissement de la diplomatie des deux pays – la situation a fini par devenir à tel point empoisonnée qu’il suffisait d’un prétexte pour qu’éclatât une hostilité ouverte. L’occasion ne tarda pas – l’Allemagne déclara la guerre à la Russie et les Turcs se rangèrent du côté des alliés. On appela à la guerre sainte, les musulmans s’engagèrent sous les drapeaux, et c’est ainsi que notre jeune ami Soleiman s’est trouvé sur la route des grenades russes. C’est l’histoire authentique de son menton défiguré et de sa vie détruite : les boutons de cuivre que l’Allemagne souhaitait livrer.

J’écoutais ébahi et incrédule, mais je devais m’avouer que pendant mes études de sciences économiques ma tête avait plus d’une fois été traversée par l’idée qu’il n’était pas impossible que les guerres les plus affreuses eussent des causes aussi stupides, mesquines, vides.

Le médecin ne fit aucune remarque, il écoutait avec une certaine indifférence, avec le calme d’un homme qui ne se sent concerné que par des faits positifs et des phénomènes tangibles. Il attendit courtoisement que Grandvisage terminât son discours, puis il observa qu’ils avaient un deuxième cas semblable à l’hôpital : ce deuxième patient avait également perdu son menton et, d’un point de vue opératoire, le tableau clinique était à peu près le même – mais là, le mal n’avait pas été causé par une grenade, mais par une maladie dévastatrice : la syphilis.

Nous passâmes voir ce deuxième patient – un jeune homme blond de nationalité indéterminée. Il lui manquait le menton à lui aussi et des tubes sortaient de sa gorge. Il avait justement une visite, un jeune Allemand, un officier qui à notre demande résuma ainsi l’histoire de son malheureux ami :

- J’ai connu Carlo à Berlin : c’était un entrepreneur prometteur, descendant d’une ancienne et bonne famille d’industriels. Excellent commerçant doué d’un grand talent, il fut choisi pour devenir directeur d’une entreprise qui démarrait, qui avait pour vocation de satisfaire la demande turque – livrer des agrafes ou des boutons dont, apparemment, les femmes turques raffolent, je ne sais pas exactement ce que c’était. L’usine a merveilleusement démarré, mais des troubles inattendus surgirent, une intervention étrangère ou quelque chose comme ça, il n’y avait plus moyen de livrer la marchandise, ça a périclité, les déficits se sont accumulés, qu’est-ce que j’en sais, personnellement je n’y connais rien. Tout ce que je sais, c’est que Carlo a été victime d’une faillite définitive et sans espoir. Le plus triste dans l’histoire, c’est qu’il allait justement s’unir, un mariage d’amour, à une femme très bien née ; dans ce grand chambardement, les parents ont mis le holà à cette union : ils ont emmené leur fille en Amérique pour que les jeunes ne puissent plus se voir. Carlo a un temps essayé encore de se battre, au bord du désespoir, dans des tentatives de plus en plus misérables, poussé par la nécessité, il a par ailleurs échoué dans une bande de voyous indignes de lui. Si l’on ajoute à cela son chagrin d’amour, il n’est pas étonnant qu’il se soit laissé aller et qu’il ait sombré. Il s’est mis à boire et un jour je l’ai perdu de vue, la canaille l’avait absorbé, c’est par hasard que je l’ai revu pour apprendre la nouvelle de l’horrible maladie qu’il a ramassée dans le milieu où il a vécu.

C’est ainsi qu’il termina l’histoire de Carlo, le médecin l’ayant écouté poliment observa que du point de vue médical le cas de ce patient était encore plus désespéré que celui de l’autre. Alors que chez l’autre l’intervention extérieure, violente, qui avait causé le dommage avait détruit l’homme une fois pour toutes, dans ce cas-ci, le mal intérieur qui avait déformé le malade n’avait nullement cessé, pour l’avoir défiguré, son action sournoise, et tôt ou tard il le conduirait à la mort. Pourtant il vaut mieux vivre misérable que ne pas vivre du tout.

 

Suite du recueil

 



[1] Port grec sur la Mer de Thrace (aujourd’hui Alexandropolis) bombardé à plusieurs reprises.