Frigyes
Karinthy : "Ô, aimable lecteur" (temps
héroïques)
madame en 1916
- Et ça par exemple, c’est quoi ?
- Ça, Madame ? Lequel
est-ce ?
- Ce soldat, à l’autre
table.
- C’est un commandant.
- Un commandant ? À quoi
on voit que c’est un commandant ?
- Vous voyez, Madame, il a deux
étoiles dorées à son col.
- Ah oui. Mais il y en a quatre.
- Deux de chaque côté.
- Ah oui, je comprends. Et c’est
un poste important ?
- Ça dépend. Il y en a
beaucoup en dessous, mais pas mal aussi au-dessus.
- Et quel poste il a à la
bataille ?
- Pardon, je ne comprends pas
bien : quel poste il a à la bataille ?
- Oui, quel poste il a,
qu’est-ce qu’on lui fait faire ? Doit-il diriger la
bataille ? C’est celui-là qui doit dire ces machins, ces mots
d’ordre ?
- Qu’est-ce que vous entendez
par mots d’ordre ?
- Ben, garde-à-vous,
gauche-droite, en avant en arrière – tout ce qu’il faut
crier dans une bataille.
- Eh bien, ces mots d’ordre,
justement, on ne les crie pas à la bataille… Mais à part
ça, oui, il donne des ordres. Normalement il commande tout un bataillon,
ce qui en guerre peut comporter plusieurs centaines d’hommes.
- Je sais, j’en ai
déjà vu des comme ça, dans l’opérette La Demoiselle du Régiment.
D’ailleurs le commandant a été joué par une
excellente comédienne, une prima donna. Elle disait bien gardavou ,
gardavou.
- Ah oui, hum, ce n’est pas tout
à fait…
- Je ne suis pas aussi inculte.
- Mais certainement non, Madame…
Bien au contraire, votre intérêt pour l’armée, organe
majeur de notre temps, est surprenant et digne de respect.
- Bien sûr, on a sa
curiosité. Et dites-moi, combien touche un tel commandant pour une
bataille ?
- Combien il touche… Je ne
comprends pas la question.
- Il touche bien un salaire, un
commandant de si haut rang ?
- Naturellement.
- Voilà. Je vous pose donc la
question : combien on lui doit après une bataille ? Est-il
payé au forfait ou à chaque bataille ?
- Hum… disons, au forfait.
- Et combien de batailles il doit
faire à peu près par mois ?
- Mon Dieu… c’est
difficile à chiffrer…
- Et une bataille gagnée lui
rapporte davantage ?
- C’est une pensée
très généreuse, Madame. Je suis étonné que
l’état-major ne l’ait jamais envisagée.
- Pourtant c’est clair. Et
dites-moi, où ce commandant-ci travaille-t-il ?
- Où il travaille ?…
En jugeant d’après ses insignes, dans un régiment de
chasseurs…
- Alors ça va plutôt bien
pour lui.
- Comment cela, ça va
bien ?
- Bien sûr, la chasse,
c’est amusant. Et quand est-ce qu’ils chassent ces gens-là,
le matin ou l’après-midi ?
- Pardon, cela ne s’entend pas
tout à fait de cette façon… c’est une sorte de
symbole…
- Et les symboles ne chassent
pas ? Ah bon. Et quel âge il peut avoir, ce commandant ?
- Je serais incapable de vous le dire,
Madame.
- Pourquoi est-il si sérieux,
brusquement ?
- Je ne sais pas… Il lit le
journal, l’occupation d’Erzeroum[1] le met peut-être mal à
l’aise.
- Pourquoi ? C’est une
chance d’occuper quelque chose. En général on est content
quand on a pu occuper quelque chose.
- Oui, mais Erzeroum a par hasard
été occupé par les Russes.
- Et alors ? Ce n’est pas
bien ?
- Que les Russes l’aient
occupée ?
- Bien sûr ! Ils vont bien
nous la donner…
- Pardon, Madame, il y a une petite
erreur… Les Russes ne sont pas nos alliés… Nous sommes en
guerre contre les Russes…
- Ah bon ! Ça change tout.
Il y a tant de pays. Et dites-moi, est-ce que vous croyez que ce commandant est
marié ? Et sinon, qui peut être sa maîtresse ?