Frigyes
Karinthy :
"Ô, aimable lecteur" (Femme
et enfant)
piquÉ,
avec guirlande
Quand a-t-elle
commencé à m’initier en me parlant
d’empiècement et d’échancrure ? Je n’en ai
pas le souvenir précis : mais il n’y a guère plus de
deux ou trois ans. Au début j’écoutais soigneusement,
l’attention concentrée, et on peut dire que je
n’étais pas loin de piger selon quoi le bas on ne le pouvait
qu’avec un chesseli, en hupponant,
en appliquant deux boutons en chêne, du sien même, mais plus tard
il lui sembla vaguement que le chesseli pourrait ne
pas être chic, mais rafraîchi, en créselis,
au moins ça amincit. Alors je me suis un peu découragé, je
sentais que ma mémoire me jouait des tours et que même avec des
notes et une application soutenue, je ne pourrais jamais combler les manques de
mon savoir, puisque ce qui la veille était encore un rapiècement
contrepointé avec une ruche simple, ça pouvait être le
lendemain complètement relâché, avec deux guirlandes sur
les côtés, pressées, agrafées, embiaisées.
Quelques mois plus tard, voyant
qu’elle avait encore deux ou trois petites choses à
m’apprendre sur ce point, mais en même temps mes soucis familiaux
augmentant, j’ai été obligé de m’occuper de
certaines affaires matérielles, je me suis levé et lentement,
poliment, je suis sorti de la pièce pour vaquer à mes
occupations. Je dois croire que ma présence n’était pas
absolument indispensable pour qu’elle continue sa réflexion, parce
qu’à mon retour, elle m’a fait savoir sans rancune, tout
sourire, que ce ne serait finalement pas embiaisé,
plutôt fendu devant, mais avec passage et bordure.
Ensuite, on a pu longtemps croire
qu’il fallait plutôt stelciser, à
tout prix, même si pour cela on était obligé de
découdre derrière un morceau grand comme la paume d’une
main. La déclaration de la guerre qui a chamboulé de fond en
comble la vie sociale, économique et politique, a semble-t-il fait
sentir son effet sur ce point aussi. Quand je lui ai communiqué la note
de riposte de
Elle reçut l’accumulation des
événements avec la même pondération, je me le
rappelle, seule la déclaration de guerre du Japon parut la troubler,
apparemment cette soudaine revalorisation des alliances influençait le
décolleté des corsages. Mais elle comprit vite que les
décolletés pouvaient être bordés en moiré et
équipés de nœuds. Face à la trahison de Salandra[1] elle adopta la position que les points de
feston pouvaient très bien faire l’affaire, mais sur un fond de
demi-soie plissé.
Quand je saisis une épée pour
courir à la frontière, elle eut les larmes aux yeux et cria
passionnément que non et non, il n’était pas permis de
mettre un caraco noir sur une blouse blanche en soie écrue, quoi
qu’on en dît, une telle énormité ne pouvait sortir
que d’un esprit dérangé. Elle vint avec moi, elle ne voulut
pas me quitter, elle vint avec moi parce qu’elle voulait encore me
demander, mais vraiment, que je ne sois pas aussi morose et ennuyeux, elle ne
comprenait pas comment quelqu’un pouvait être aussi distrait et
inattentif alors qu’elle voulait seulement ajouter que le voile bleu, je
devais m’en souvenir, celui de l’année
précédente, celui qu’elle portait sur son tailleur gris,
elle allait le transposer maintenant sur ce chapeau en feutre blanc, ce serait
très chic, parce que de l’autre, de celui en velours bordé
de jaune, elle avait ôté l’oiseau en peluche et elle le
replacerait à côté.
Et elle m’accompagna partout, elle
monta avec moi dans le train, et elle était toujours là, elle
m’accompagna dans l’orage et sous la pluie. Nous étions unis
corps et âme, inséparables ; elle resta avec moi sous les
rafales des mitrailleuses et des canons, elle marcha à mes
côtés sur les routes brûlantes, ce fut elle qui me
prêta force et courage dans les combats, et elle remplit mes instants de
repos, et quand un obus emporta ma tête, c’est sa voix qui fut la
dernière que le vent m’apporta, disant qu’il ne fallait pas
trop se hâter, elle préférait tout de même
piqué, avec trois boutons et des guirlandes, mais elle n’avait pas
encore pris sa décision concernant les revers sur les manches.
C’est ainsi que je dus mourir, avec cette terrible incertitude au
cœur. Randonneur, si tu passes par-là, arrête-toi,
demande-lui si elle s’est enfin décidée, et apporte-moi sa
réponse dans ma tombe pour alléger la terre qui pèse sur
moi, pour qu’elle soit légère, légère comme
un petit machin chic, mignon, en mousseline vaporeuse, galonnant, passementant,
torsadant, drageonnant, bruissant, froufroutant, murmurant, susurrant,
chuchotant, à l’instar de cette petite, chic et mignonne foudre de
Dieu qui finira bien par frapper cette foutue robe, s’il y a une justice.