Aladin et AladÁr
ou
l’École des bonnes maniÈres
(Nouveau
savoir-vivre hongrois)
(Aladin és Aladár
vagy a jó modor iskolája.
Új magyar illentan))
TITRES
introduction (Előszó))
AladÁr et Aladin (Aladár és Aladin)
VirilitÉ et FéminitÉ (Férfiasság és nőiesség)
comment saluer ? (Hogy kell köszönni?)
sur l’instinct populacier (A csőcelékösztönről)
Sur la discussion (A vitatkozásról)
sur les grands hommes (Nagy emberekről)
L’éditeur zélé, doué
de sens pratique, de la Bibliothèque Utile, me rappelle depuis des années,
chaque fois que nous nous croisons, à quel point on aurait besoin d’un nouveau
et bon Manuel de Savoir-vivre. Ce genre de livre autrefois populaire a pour
ainsi dire disparu du marché hongrois, sans qu’une baisse de la demande
explique cela – un tel ouvrage est souvent réclamé par la clientèle, mais
l’éditeur ne peut tout de même pas recommander à ses lecteurs plus cultivés les
Traités de Danse et de Savoir-vivre dépassés depuis longtemps, ou les
Épistoliers Amoureux chargés de conseils sur les vieilles coutumes. Il s’étonne
beaucoup, remarque-t-il souvent, que ces messieurs les écrivains n’ont pas
l’idée de concocter quelque chose de ce genre, pourtant, pour ne donner qu’un
exemple, le Livre de la Cuisine Moderne dans son édition a eu un tel succès
qu’il aurait pu attirer leur attention à la popularité des ouvrages de cette
nature et, pour parler clair, un auteur pourrait gagner une jolie somme avec
ça, et même lui, ne reculerait pas devant certains sacrifices.
Je n’aurais peut-être jamais songé être
l’homme à relever son défi, si ses illustrations n’avaient pas soulevé en moi
le soupçon qu’à travers moi il visait en réalité davantage mes confrères de
réputation plus altière, autrement dit qu’il ne pensait pas sérieusement que je
serais à la hauteur de la tâche. Ce manque de confiance a toujours éveillé en
moi de téméraires ambitions, je me connais. Au collège je n’étais pas intéressé
outre mesure par les mathématiques, mais un jour le professeur Fröhlich remarqua que c’est parce que je n’étais pas doué
pour ça. Cette critique superficielle me mit dans une telle colère qu’après le
bac je n’ai pas hésité à m’inscrire en mathématiques à l’université, pour lui
montrer… Et si Einstein n’était pas intervenu… mais restons-en là, je ne veux
pas commencer tout de suite mon manuel de savoir-vivre si bien parti par une
inconvenance majeure, la vantardise.
C’est ce que je ressens cette fois. C’est
ridicule, pourquoi ne serait-ce pas à moi d’écrire l’ouvrage qui comble cette
lacune ? En général, il est vrai, ce n’est pas de mes manières policées
que je suis connu, un de mes excellents confrères m’a nommé dans son récent
essai "l’enfant terrible" de la littérature hongroise en raison des
imitations, des grimaces et caricatures que je produisais en société derrière
le dos des membres très estimés de mon cercle, pour mieux faire rire
l’auditoire. Celui qui se laisse aller à un tel comportement dans la société de
l’aristocratie intellectuelle, ne paraît pas digne en effet d’enseigner le
savoir-vivre.
Alors tout d’abord, ai-je répondu, même en
sport ce n’est pas une règle que l’entraîneur soit lui-même un athlète, ou pour
rester à la danse et aux bonnes manières, le danseur de salon et le professeur
de danse, la ballerine et le maître de ballet ne sont pas nécessairement des
représentants du même métier. Les épopées héroïques n’ont pas forcément été
écrites par des héros, et je vais plus loin : d’après la nouvelle
psychologie, qu’Homère était aveugle et que l’auteur de Toldi[1], le personnage à la massue, était une âme sensible,
sensitive, et des plus complexes dans la poésie hongroise, n’est pas du tout
l’effet d’un hasard grotesque, mais plutôt de rencontres très naturelles. Sur
cette base-là je me propose vaillamment, inspiré précisément par la
contradiction et le désir jamais assumé, d’évoquer, moi, le héros de mon
imagination, Aladin, l’idéal des bonnes manières, et de le confronter à son
contraire Aladár, le repoussoir. Le lecteur me croira si je dis que j’aurais
toujours aimé ressembler à Aladin, mais hélas sans succès… J’ose par contre
affirmer que pour comprendre Aladin,
et pour mieux le faire comprendre aux
autres, je me sens bel et bien compétent, et pour une raison très simple.
Vous prétendez que j’ai fait des grimaces,
et que ce n’est pas comme il faut. C’est possible. Mais croyez-moi, le style et
la manière que je voulais imiter par ces grimaces pour vous les rendre
ridicules, étaient au moins aussi étrangers au savoir-vivre idéal au nom duquel
je me suis permis de les trouver comiques, qu’étaient éloignées mes grimaces de
la beauté idéale. À mon sens le bon humoriste n’est pas celui qui ridiculise
tout, mais c’est celui qui aperçoit le ridicule chaque fois que c’est possible.
Et je dis, non pour rire, mais très sérieusement : l’homme aux Manières
Parfaites qui, respectant en lui-même toute l’espèce humaine et dans l’espèce
humaine lui-même, est à la recherche du contact le plus harmonieux, à la
recherche du Normal et de l’Équilibré, qui ressemble à tout le monde et qui
justement pour cette raison est plus exceptionnel que tout le monde, cet Homme
ordinaire, humain dans chacune de ses cellules mais surhumain dans ses
proportions, ce doux géant, Aladin, qu’il soit artiste ou politicien ou
rentier, riche ou pauvre, talentueux ou incapable, le jour où je le rencontrerai,
je le respecterai avec un même recueillement au nom de la religion des Belles
Manières, comme toute confession ou toute espèce respecte son Messie.
Je n’ai pas du tout l’impression d’avoir
exagéré avec ces grands mots – et d’avoir attribué une trop grande importance à
ce genre qui contient selon notre conception les règles du contact social
superficiel, sa forme ne pourrait par conséquent pas être différente d’un
papotage léger. La règle élémentaire des bonnes manières est selon les
Français : ne soit pas ennuyeux ! Or les grands mots sont ennuyeux.
Je déclare donc aussitôt : en écrivant mon manuel de savoir-vivre je
souhaite rompre avec les traditions françaises. Ce n’est pas que je veuille
être ennuyeux, car je ne veux pas m’ennuyer moi-même, je compte seulement
trouver dans la conversation ce qui m’intéresse et ce que je veux rendre
intéressant dans la conversation, qu’il s’agisse d’un problème d’astronomie ou
de la couleur d’un nœud papillon bien assorti à la queue-de-pie, je m’en
réserve ce droit car cette fois c’est moi qui ai la parole. J’espère que vous
trouverez les deux sujets amusants. En ce qui concerne les Français, puisque je
les ai cités, je reconnais qu’ils ont écrit de très bons manuels, ils ont
certaines connaissances dans l’art du savoir-vivre, mais au sens plus profond
du terme (écoutez ce qu’en disent les étrangers qui sont passés par Paris),
celui qui aspire à ces vertus au nom de l’humanité tout entière ne constate chez eux ni de vraies bonnes manières, ni la
politesse. Le terme même de "courtoisie" tel qu’ils l’ont inventé
n’est pas juste, il ne couvre pas la notion que je vise. Son origine,
l’étiquette de la cour royale, avait taillé son contenu trop étroit. De la cour
nous parvenons à la rue, et de la rue au champ, et ce que je vise lorsque je
parle de bonnes manières, est aussi nécessaire en plein air que dans les
salons. On en a besoin aussi quand on est seul – et j’aimerais d’ailleurs
aborder dans ce petit ouvrage le comportement envers soi-même.
En fouillant dans les sources et les
idéaux, restons donc en Orient, en Asie, terre ancestrale de la vraie
courtoisie. Même si la courtoisie chinoise paraît quelque peu comique quand
elle perd ses liens avec la vie quotidienne, pour l’essentiel elle prend tout de
même sa source dans le psychisme et la soif intérieure à l’une des extrémités
desquels est assis Bouddha avec son sourire mystérieux, dans le respect de la
solitude infinie de l’individu. À l’autre extrémité c’est l’instinct et la
pensée supérieure des Manières et de
Autrefois, au moyen âge, c’est l’expression
"chevaleresque" qui incarnait l’expression de la courtoisie.
J’apprends au lecteur s’il ne le sait déjà que le romantisme des chevaliers qui
avait engendré cet idéal n’est pas une invention latine-gauloise-germanique,
mais une invention arabe d’Asie – ce sont ces derniers qui ont traîné leur
culture depuis l’Asie jusque chez nous ainsi que le cheval qui va avec, bien
plus anciennement (voyez le fossile de cheval, de l’éocène) – les habitants
autochtones de l’Europe étaient le mastodonte et le tigre à dent de sabre. Si
je vous rappelle ce point c’est pour vous expliquer pourquoi j’ai choisi comme
pseudonyme de mon idéal le nom d’Aladin, connu des contes arabes, et non celui
du marquis de Valmont ou le classique Pétrone.
J’ai le sentiment qu’écrire ce manuel au
milieu du vingtième siècle, époque des bouleversements mondiaux est bel et bien
d’actualité, contrairement à ceux qui pensent que fabriquer des règles de
bienséance était un jeu heureux des temps idylliques : justement parce que
je crois que l’une des causes principales du tremblement du monde réside dans
les mauvaises manières et l’inculture des hommes – et je me sens la vocation
d’écrire ce manuel parce que moi j’ai beaucoup souffert des mauvaises manières
et de cette inculture. Peut-être que chemin faisant je ne serai pas toujours
comme il faut moi-même – mais le lecteur ne doit pas oublier que nous
connaissons deux sources de douleur : une dent cariée négligée et le
dentiste qui l’arrache. Pourtant une personne saine d’esprit ne confondrait pas
les deux quand il s’agit d’extirper l’une par l’autre.
Pesti Napló, 12 mars 1933.
ALADÁR pose son journal : Tu as lu cette
introduction ?
ALADIN :
Laquelle ?
ALADÁR : Dans Pesti Napló. Ce poète qui tantôt blague,
tantôt philosophe, mais n’aborde jamais directement le sujet, promet ici au
lecteur ouvertement, une recette carrément pratique, je dirai même
utilitaire : il déclare qu’il compte écrire un manuel de savoir-vivre, un
recueil de conseils sur les bonnes manières. Qu’est-ce que ça peut bien
cacher ? Veut-il introduire en douce dans les âmes non soupçonneuses, par
un détour, ses opinions personnelles, ses pensées agitées et révolutionnaires,
dans le cadre d’un genre littéraire d’apparence populaire et innocent, ou alors
tout simplement il n’a plus de sujet, il ne sait pas quoi écrire ?
ALADIN sourit : Autrement dit, tu arrives
à tout imaginer sur son compte, sauf qu’il est de bonne foi ?
ALADÁR : Allons,
allons, comment pourrait-il l’être ? Le thème est suspect. L’écrivain, à
supposer qu’il s’agisse d’un écrivain, peut se connaître à tout sauf au
savoir-vivre. Tout son être reflète une opposition à l’ordre établi quel qu’il
soit, une protestation contre les conventions ; un avis personnel qui est une condition nécessaire pour devenir
écrivain le rend apte à tout sauf à servir d’exemple pour les règles de la
bienséance. Un écrivain est par définition une personnalité. Un manuel de
savoir-vivre, ça doit être écrit par un professeur de danse ou par un
courtisan.
ALADIN a entre-temps parcouru l’introduction :
C’est bizarre : il nous cite en exemple tous les deux.
ALADÁR : Ah bon,
parce qu’il a choisi nos deux prénoms pour le titre, parce que ça sonne
bien ?
ALADIN en méditant : Non, pas du tout.
J’ai l’impression qu’il nous observe vraiment, nous, deux inconnus,
c’est sur nous en personne qu’il veut
écrire, et à cet instant il se cache pour écouter notre conversation, il
s’intéresse à nos opinions. Ça me fait plutôt plaisir, et ça m’inspire pour
avoir des avis, car je trouve que c’est un honneur pour nous qu’il y attache de
l’importance. Je trouve aimable de sa part de nous écouter attentivement,
j’essaierai moi aussi d’écouter attentivement et en tout cas sans préjugé, s’il
nous répond. Pourtant les conventions que tu as mentionnées sont des préjugés.
Tu peux bien voir que la bienséance ne consiste pas à respecter des
conventions. Une seule chose peut nous offenser, c’est si on ne nous prend pas
au sérieux, et une seule chose est vraiment un grand honneur, c’est si on
s’occupe de nous, et si on prend au sérieux notre point le plus sensible :
nos avis, notre vision du monde, ce qui nous assure notre maintien intérieur et
notre sentiment de sécurité dans le monde et dans la société. Voilà la
véritable solidarité humaine et aussi la plus grande courtoisie, parce que cela
exige le plus grand et le plus profond sacrifice (à supposer toujours que nous
voulions vivre en société, que nous
n’ayons pas une raison personnelle d’aspirer à une vie solitaire). Ce n’est pas
chose facile, parce que l’heureuse mauvaise éducation qui nous vient de
l’enfance fait que nous considérons le monde extérieur, y compris nos
congénères, comme un objet, le moyen
de satisfaire nos désirs, un joujou pour défouler nos passions. Vu sous cet angle, ça a l’air de te donner
raison, parce que de ce point de vue la plupart des artistes témoignent d’un
manque effarant d’éducation quand ils se permettent de nous regarder, de nous représenter,
comme si nous n’étions que des objets qui bougent : ils nous décrivent, ils nous caractérisent, comme si nous étions des cadavres, une nature morte,
comme si notre tête était un chou ou un melon. Pour une personne fine et
sensible (or tout manuel de savoir-vivre part de l’hypothèse que les gens sont
fins et sensibles) il n’y a rien de plus pénible que voir quelqu’un décrire son caractère – même si la
description était flatteuse, c’est quand même une immixtion dans la vie intime,
or le b.a.-ba de l’alphabet des bonnes manières est la discrétion.
ALADÁR ironiquement : Les femmes te diront
merci pour ton b.a.-ba.
ALADIN : Les
femmes, c’est autre chose. Elles sont déjà bien au-delà, l’apprentissage de la
bienséance ne les concerne pas puisque les conventions enseignent seulement aux
hommes comment se comporter vis-à-vis des femmes ; elles, elles
n’apprennent que les unes des autres comment traiter les hommes. Les femmes
sont tout simplement dispensées de l’art des bonnes manières, non parce qu’elles
en seraient incapables, mais en raison de leur découverte spontanée qu’elles
ont satisfait aux règles de la bienséance à un point quasiment métaphysique,
une fois pour toutes, en renonçant à comprendre quoi que ce soit et en se
contentant, avec altruisme et abnégation, seulement de plaire, autrement dit
faire plaisir à qui la regarde. « Celui
à qui je plais, m’a comprise » - m’a dit une dame en signalant par-là
que le compliment reconnaissant sa beauté rend inutile la poursuite de sa cour,
on peut passer à l’essentiel. Ceci, cet aveu concis, malgré ou justement à
cause de sa logique paradoxale, m’a paru convaincant ; de même que la
nature qui comprend tout sans parole et sans pensée peut charmer une personne
avertie par la grâce de son comportement, de son style parfait et de son bon
goût.
ALADÁR :
Comment ?! La nature aurait des bonnes manières ? Qu’est-ce que c’est
que cette pensée rousseauiste, après le style affecté et altier dont nous
venons de parler ?
ALADIN avec enthousiasme : La nature seule a de véritables
bonnes manières – sans même parler du goût, car c’est déjà affaire de talent.
Le monde des végétaux et des animaux, ayant reconnu depuis les temps
immémoriaux leur totale interdépendance, ne tolère nulle part même cette forme
primitive de l’égoïsme qui depuis la genèse du sentiment humain de la personnalité, de la conscience, de la
notion de soi, etc., trouble l’harmonie des choses en faisant la différence
entre moi, toi, lui ou elle. La nature, elle, ne distingue pas l’individu, dans
la nature chacun est tourné vers l’extérieur, dans l’intérêt de tous, et la
valeur de chacun se mesure à l’échelle de l’incitation sensuelle qu’il est
capable d’inspirer. C’est l’esthétisme le plus pur. Chaque être vivant dans la
nature a besoin des autres, et la principale valeur de
chacun consiste à respecter strictement les formes, voire les formalités,
envers les autres êtres vivants. En conséquence tu ne trouveras jamais dans la
nature un manque d’éducation ou de goût. À partir de l’instant de leur éclosion
les fleurs se font une beauté et reçoivent leurs soupirants – leurs habits sont
tout au plus élégants, mais jamais chamarrés, et ils brillent toujours de
propreté. Tu ne peux jamais voir les papillons en robe de chambre, pour se
changer ils se retirent dans leur compartiment cocon, c’est pourquoi ils sont
toujours frais et comme tirés à quatre épingles – le paon et l’oiseau de
paradis ne se laissent jamais aller à jeter aux orties leurs passementeries, le
coq est toujours en service avec son shako sur la tête, il porte constamment
ses médailles et distinctions, la queue-de-pie du perroquet, du cacatoès et de
l’hirondelle est toujours repassée et son plastron impeccable. La fragrance de
la rose est toujours agréable car c’est un produit maison et non une mixture achetée
dans une boutique, l’ananas, la fraise, la pêche et la framboise sauvage ne
veulent rien d’autre qu’offrir leur goût et leur saveur aux visiteurs – ils
sont les meilleures maîtresses de maison, toujours sûres, hospitalières et
pourtant modestes : chacun n’offre qu’une seule chose, celle en laquelle
il excelle, celle dont il connaît les effets, il ne se fourvoie pas dans le
métier d’autrui.
ALADÁR : Et – la
punaise, alors ?
ALADIN : Elle
respecte également sa propre
étiquette, tu peux lui faire confiance : comme tous les animaux et
végétaux, elle suit et respecte des règles éternelles de la bienséance. Et
après tout c’est cela qui compte. C’est selon des formes prescrites que le
tigre déchiquette la gazelle, les deux parties voient clairement la situation –
la bienséance n’est pas une discipline morale. La punaise pique si elle en a
l’opportunité, mais elle ne manque pas de périr dans les règles si tu l’écrases
ou si tu l’arroses d’essence – elle n’invente pas un contre gaz, elle n’attaque
pas la désinfection, tu peux compter sur son attitude chevaleresque, dans votre
duel entre elle et toi elle se soumet au Dictionnaire de Brehm, mieux que toi.
ALADÁR : Résumons.
ALADIN :
Volontiers. C’est seulement dans la nature qu’on trouve une règle générale du savoir-vivre – nous, hommes,
devons nous contenter de règles particulières. Tu pourras compter sur moi – au cas par cas, au fur et à mesure que des situations se
présentent, je ne manquerai pas de te signaler quand tu te comporteras comme il
faut et quand tu manqueras d’éducation. Tu prendras ta première leçon la
semaine prochaine.
Pesti Napló, 19 mars 1933.
ALADÁR : Tu étais
de mauvaise humeur hier soir en sortant du cinéma. Tu n’as pas aimé le
film ? Remarque, nous non plus… D’ailleurs nous avons dit plus tard, Lolli et moi, qu’on aurait mieux fait d’aller voir cette
histoire de scaphandrier.
ALADIN : Mais Lolli n’a pas arrêté de rire, et la scène sentimentale l’a
même fait pleurer…
ALADÁR : Oh mon
Dieu, qu’est-ce que ça prouve… Il nous arrive parfois de rire des pires
sottises, et un kitsch à l’eau de rose nous fait sangloter, surtout s’il lui
arrive d’évoquer un souvenir personnel sensible… Surtout les femmes, tu sais
comment elles sont…
ALADIN : Oui,
c’est vrai. Les femmes, dès qu’elles voient une tragédie dans une
représentation artistique, à côté de laquelle elles passeraient froidement dans
la vie, parfois même quand elles en étaient la cause… Elles s’émeuvent au quart
de tour. Elles sont un excellent public des plaisirs esthétiques. Elles
ressentent plus vite ce qui est général dans l’art.
ALADÁR : Tu ne vas
quand même pas dire que c’était de l’art ?
ALADIN : Tu es
injuste. Dans toute création il faut chercher le bien qui s’y trouve, et non
celui qui y manque : c’est la première condition de la bonne foi.
Considère que distinguer le kitsch d’une création "artistique" n’est
qu’un préjugé. Tu confonds le vrai pathos avec le faux, l’intelligent avec le
sentimental, l’objet parfait avec le formalisme imparfait. Sur le kitsch
tellement connu où le mourant Petőfi trempe sa main dans son propre sang
pour écrire sur la terre : « ma patrie », ce n’est pas son
patriotisme qui est écœurant et antipathique, mais la platitude de l’image
antiartistique, son style détestable. Les femmes surmontent ces choses plus
facilement, la manière importe moins pour elles, elles voient à travers, elles
perçoivent l’essentiel derrière. Par ailleurs ce n’est pas pour cela que
j’étais de mauvaise humeur.
ALADÁR :
Mais ?
ALADIN : C’est
cette petite scène à la table du café qui m’a énervé.
ALADÁR : Ce
monsieur solitaire assis là-bas ? Non, mais excuse-moi…
ALADIN : Du calme,
tu risques encore de t’énerver et une fois de plus tu auras tort. Il est
possible que cette table d’habitués ait effectivement été réservée pour vous,
et je ne discute pas que la personne, quand elle aperçoit que nous sommes
trois, avait pour devoir de nous céder la place ou elle s’était si
confortablement nichée pour lire les journaux. Mais l’argument que tu as
soulevé et ta façon de le lui faire savoir, étaient humiliants pour lui et en
fin de compte indigne de toi et de Lola aussi.
ALADÁR : Allons…
Je n’ai dit que ce que tout homme aurait dit à ma place… Une fois qu’il voit
que je suis accompagné d’une dame, et lui non, c’est elle qu’il a vexée
lorsqu’il s’est réclamé de son droit du premier arrivant et s’est fait prier
pour nous céder la place.
ALADIN : Tout d’abord,
que tout homme à ta place… Et ainsi de suite… Ne t’autorise pas à être
discourtois. Il existe certaines discourtoisies qui sont répandues même dans
"l’Ouest civilisé"… Autrement pourquoi des hommes bien élevés se
sentiraient-il si fondamentalement mal à l’aise dans ce monde civilisé où nous
vivons ? Parmi ceux-ci une conception est largement répandue : la
galanterie, la tendresse et la courtoisie envers les femmes seraient
équivalentes à la politesse des anciens chevaliers, et donc dévolue à la défense
des femmes, êtres plus faibles. Autrement dit, il serait compatible d’être, en
compagnie d’une dame, brutal et agressif à l’égard de mes congénères masculins.
Certains croient carrément que plus ils sont grossiers les uns envers les
autres, plus ils passent pour aimables à leurs yeux à elles. N’as-tu jamais
remarqué l’amusement préféré de certaines tablées bruyantes qui dérangent leur
entourage : les hommes se surpassent en compliments aux dames et en jurons
vulgaires prétendument amicaux entre hommes, comme s’il n’existait pas d’autre
façon pour entretenir la bonne humeur. Ce sont d’aussi mauvaises manières que
d’avoir peint le susdit portrait de Petőfi – servir un thème éternel
(notre admiration pour les femmes) sous cette forme dépassée qu’autrefois la
nécessité de la protection des femmes avait rendu pertinente lorsque les femmes
avaient effectivement encore besoin d’être protégées. Récemment un psychologue
connu, voulant paraître naturel en société et pour éviter qu’à cause de son
métier on le prenne pour un "efféminé" (tout homme fier de sa
masculinité craint cela, dans la supposition stupide que le raffinement et la
virilité sont contradictoires), avait accueilli le bonjour d’un de mes amis
poètes vraiment très fin, lui (mais aussi très viril) se trouvant en notre
compagnie, par cet accueil à voix haute : « je suis ravi de faire
votre connaissance, je connais déjà votre plus belle moitié (entendez :
l’épouse du poète), un homme aussi laid qui a une femme si belle, je vous
félicite ! » Inutile de vous dire que ce "connaisseur de
l’âme" qui se voulait spirituel était un homme bien plus laid que le
poète, qui, naturellement, a rougi et s’est forcé à rire pour ne pas gâcher
l’atmosphère, au lieu de tourner le dos à ce malotru à l’humour douteux qui
avait cru qu’une offense brutale était l’épice la plus savoureuse d’un
compliment galant.
ALADÁR pensif : Il y a du vrai là-dedans,
tu as raison. Mais que faire ? Les femmes se sont habituées aux
compliments. Après tout la première condition des bonnes manières est de
respecter les coutumes en usage.
ALADIN : Les
coutumes en usages sont très relatives. Les hommes espagnols se saluent par un
« Je vous baise la main », il est vrai que leur formule pour les
dames est « Je me couche à vos pieds ».
ALADÁR : Les deux sont
exagérés.
ALADIN : La
courtoisie ne peut pas être exagérée, puisqu’elle trouve son origine dans le
désir de voir notre congénère plus parfait que nous, ce qui est un désir noble
et qui contribue effectivement à nous perfectionner mutuellement au sens humain, indépendamment du sexe. La vraie
courtoisie s’efforce plutôt d’aplanir
toutes les confrontations désagréables, conséquences de la différence des
sexes, et non les souligner, c’est
pourquoi elle évite l’indiscrétion, la mise au jour offensante des conclusions
du heurt agréable entre les sexes,
affaire privée.
ALADÁR en s’agitant : Tu me parais bien
compliqué.
ALADIN sourit : Ce n’est pas moi qui suis
compliqué, mais c’est le sujet que j’aborde. Je reconnais en revanche que les
règles de base des bonnes manières et de l’étiquette sociale ne sont pas
simples. Mais le bridge et les échecs ne sont pas des jeux simples, pourtant
les gens y jouent avec passion partout dans le monde, surtout au bridge, et
celui qui, après une longue pratique et en possession du talent adéquat, y joue
bien sera auréolé d’une autorité indéniable. Pourquoi veux-tu alors simplifier
le jeu de société le plus noble et le plus difficile, l’art du contact social entre les gens, jusqu’à
le rendre ennuyeux ? Il vaudrait mieux que plus de personnes au-dessus de
quarante ans s’y connaissent, ceux qui dirigent les affaires du monde – nous ne
serions pas témoins de ce spectacle désolant : un dirigeant politique
après l’autre clame que la plus éminente vertu royale est la muflerie, le
manque d’éducation, de voir et de glorifier la force, la grandeur, la
"virilité" d’un homme, d’une nation, d’un pays ou d’un État dans la
vantardise arrogante, dans l’agressivité, dans le dénigrement d’autres hommes
et d’autres nations à l’infini détriment et au dommage de la culture et de la
civilisation.
Pesti Napló, 25 mars 1933.
ALADÁR : As-tu vu
ce signe de la tête ?
ALADIN :
Lequel ?
ALADÁR : Comment
ce type a reçu mon salut… Il a à peine effleuré son chapeau… Apparemment je ne
fais partie d’aucun cercle d’intérêt auquel il se frotte… Et moi qui étais
assez niais pour lever le mien ! Tu devrais le voir saluer vers le haut… Votre serviteur,
Excellence… Plié en sept, son chapeau voltigeant à un mètre de la tête,
solennellement, comme une bannière, devant les mérites du Grand Homme… C’est
écœurant.
ALADIN : Autrement
dit, tu aimerais qu’il te salue aussi de cette façon.
ALADÁR : Qu’il
salue sa grand-mère ! Moi je déteste ce genre d’humiliation bien ciblée,
qu’il s’agisse de moi ou de quiconque… J’attends un honnête et ouvert Dieu vous garde également à mon Dieu vous garde, sans distinction et
sans qualificatif de grade, c’est tout.
ALADIN : Ce
principe est un bon point de départ pour étudier l’étiquette des salutations.
En effet, la meilleure attitude lorsqu’on
nous salue, c’est de reprendre le ton, voire l’accent tonique de la
personne qui a salué, comme pour signaler dans la réponse : j’ai accepté
le degré d’intimité de notre relation que vous proposez. Celui qui nous a
salués le premier, il convient de le
considérer comme la partie offensée, qui a le choix des armes dans un duel.
Ceci dit, tu n’as pas raison à mon avis si tu t’obstines à défendre les
salutations démocratiques uniformément humbles ou uniformément orgueilleuses.
Quelqu’un que je connais en veut à l’ordre établi ; au grand seigneur il a
l’habitude de lancer un petit bonjour sévère, presque menaçant, tandis qu’il
accueille le salut du facteur ou celui du concierge avec un cérémonial exagéré,
il les embrasse presque. Tout le monde a peur de lui et se sent gêné. Le riche
se demande s’il n’a pas commis un impair, le pauvre a le sentiment qu’on se
moque de lui. Les deux perdent leurs moyens, et la grande Comédie que joue
Mon chapeau est haut de forme
Ce
n’a rien d’une bagatelle :
Si
je le mets, une hauteur,
Si
je l’ôte, profondeur.
ALADÁR avec affectation : Apprends-moi, ô
Maître, comment saluer les hommes !
ALADIN : Avec une
simplicité directe et amicale, mais sans jamais gêner celui à qui tu exprimes ton
respect. Soulève ton chapeau, non seulement en l’honneur de la personne
concernée, mais aussi en l’honneur du chapeau. À la seule cérémonie de
couronnement à laquelle j’ai assisté, le monarque, dans son effort pour montrer
son amour affectueux envers son peuple dévoué, a oublié la couronne qui
brillait sur son crâne, et tellement il saluait à gauche et à droite en
souriant qu’elle a failli tomber de sa tête – dans ce cas particulier il aurait
mieux fait de tenir son cou droit et d’être fier non de lui-même, mais du
symbole qu’il portait. Certains, pour nous serrer la main, la lancent si
négligemment ou distraitement qu’on pourrait imaginer qu’ils la donnent une
fois pour toutes, qu’on peut l’arracher, la fourrer dans sa poche, la garder en
souvenir. Un jour j’ai joué un tour à un type comme ça : à la place de ma
main je lui ai tendu mon gant sorti de la manche de mon pardessus et pendant
qu’il le serrait longuement, je le lui ai laissé et je suis parti : il a
failli tomber dans les pommes de frayeur. Fais attention aussi au texte de ton Dieu vous garde, selon les circonstances
– si l’objet de ta visite est de signifier à quelqu’un que tu viens de déposer
une plainte contre lui dans une poursuite pénale et ce n’est plus qu’une
question d’heures qu’on vienne l’arrêter – dans cette situation précise il
serait déplacé de le quitter avec un « bonne journée » hautain, vu
que par ta faute la journée de ce malheureux sera passablement mauvaise. Au
demeurant, un peu de congruité ne peut pas nuire – ou bien je dis quelque chose à la place de l’action, ou bien je le fais, sinon j’aurai maille à
partir avec Monsieur Biensûr – je suis certain que la
coutume générale qu’un homme leur baise la main, et en même temps leur dise
« je vous baise la main » a un effet comique non seulement pour moi
mais pour les femmes aussi – il est superflu de confirmer en paroles un acte
que tout le monde peut voir.
ALADÁR : S’il le
dit sans le faire, est-ce moins comique ?
ALADIN : Non, pas
du tout. Dans ce cas-là l’acte par ailleurs symbolique est légitimement
remplacé par une allusion symbolique, à l’instar des cérémonies rituelles. En
effet, il convient d’avoir une vision claire de l’essentiel, c’est-à-dire…
ALADÁR :
Pardonne-moi, juste une minute… là vient… je dois lui parler… je reviens tout
de suite… Ma chère Margit, je vous baise la main…
ALADIN regarde la femme et chuchote : Bon,
bon…J’achèverai une autre fois, vas-y… À titre exceptionnel je t’autorise à lui
baiser effectivement la main… Mais tu
vois, il n’aurait pas fallu agir trop vite : tu aurais fait plus bel effet
en le faisant sans le dire !
Pesti Napló, 2 avril 1933.
ALADÁR : C’est la
troisième fois que j’entends dans ta bouche cette expression : il est
agité par l’instinct populacier.
ALADIN : Mais
c’est la première fois que tu me demandes ce que j’entends par là.
ALADÁR : Oui, j’ai
d’abord cru que tu utilisais cette expression au sens général. Mais la dernière
fois tu attribuais cet instinct à un homme qui faisait des simagrées, un
excentrique. J’ai tendance à penser que tu lui donnes un sens particulier.
ALADIN : C’est
tout à fait exact. C’est après l’expérience de nombreuses années que je
distingue ce terme des autres semblables, comme l’instinct grégaire, ou
d’autres encore, proches pour la forme mais d’un sens assez opposé comme solidarité sociale, que l’on nomme
aujourd’hui sentiment collectif.
L’instinct grégaire y ressemblerait un peu – mais il est différent ! Ce
dernier nous laisse imaginer, même si c’est sous une forme brutale et crue,
mais au moins au sens animal, une communauté saine, une société de primitifs utiles qui dans leur intérêt vital
commun sont capables de se conformer au bouvier qui les mène. L’instinct
grégaire est un caractère rudimentaire mais non vil : il n’est pas le
contraire, mais il est à un stade sous-développé et élémentaire de cet idéal
supérieur qui vient s’exprimer dans la compassion humaine et dans l’idée de
l’intérêt social. Se lancer dans le combat, sans enthousiasme ni conviction,
parce que le chef le décide, c’est l’instinct grégaire, le chef est
responsable, que ce soit juste ou non, en soi cela peut-être une vertu noble.
On commence à parler d’instinct populacier dès lors qu’on ne se met pas en
mouvement parce qu’on observe le chef,
or ce chef s’est mis en mouvement, mais on bouge parce qu’on voit les autres, c’est-à-dire le troupeau, se mettre à bouger.
ALADÁR : C’est
simplement l’instinct d’imitation. La singerie. Un atavisme de la nature
humaine.
ALADIN : Tu te
trompes. Si c’était le cas, je n’aurais pas ressenti le besoin d’un terme
technique distinctif. Dans son orientation et ses résultats l’instinct de
singer pourrait être une source précieuse de progrès pris dans le meilleur
sens : cela dépend toujours de celui ou de ce qu’on imite, étant donné que
le singe ne trie pas, il imite aussi bien le gentleman parfait que l’assassin
sournois. Si nous devons les alternances rapides des temps sombres à cet
instinct d’imitation, nous lui devons également les années de lumière, cet
instinct est le sol fertile et sain aussi bien des mauvaises herbes que des
meilleures céréales. À propos d’un parvenu ou d’un snob je ne dirais pas que
c’est l’instinct populacier qui travaille en lui, il suit simplement la mode,
et si des bonnes choses, la culture, l’enseignement, la bonté et l’amitié sont
à la mode, tu peux compter sur lui, sur sa compréhension. En soi, l’instinct
d’imitation n’est pas nuisible et il ne s’oppose pas à la sagesse et aux bonnes
manières (tu as compris, n’est-ce pas, que ces deux notions sont synonymes dans
ma bouche). Si nous portons une cravate et un chapeau dur et autres objets
inutiles, et si nous respectons tous les deux certains usages futiles, c’est en
raison d’un instinct d’imitation sain et, pour ma part, je considérerais comme
une originalité stupide et malsaine le non-respect de ces usages, leur respect
ne me paraît nullement une singerie. Obéir à la mode n’est pas encore une
sagesse en soi, mais plutôt une bonne manière, sous réserve que notre
obéissance ne soit pas une servilité aveugle, mais un modeste effort
d’adaptation pour ne pas se faire remarquer.
ALADÁR : Où
commence alors l’instinct populacier ?
ALADIN : Justement
là où se terminent l’instinct grégaire et l’imitation : lorsqu’il ne
s’agit pas d’être incité à agir par une communauté en mouvement, mais il s’agit
d’une sorte de perfidie innée personnelle, d’un égoïsme, voire une volonté de
détruire qui se cherche et trouve un sol fertile, une justification, un
prétexte, un moyen et une opportunité de se mettre en avant, de réussir, à
travers la foule, en repoussant la responsabilité sur la foule. Par conséquent
l’instinct populacier est paradoxal : c’est un caractère individuel qui ne
se développe que dans la masse, et c’est dans ce cas que se produisent des
événements malsains et nuisibles à serrer un cœur sain et serrer le poing d’une
main forte et ouverte. C’est bien cela, l’instinct populacier imite lui aussi – mais parmi les choses
à imiter il se choisit toujours ce
qui est pervers, donc très individuel :
la grimace dans les efforts nobles du
lutteur, les bras gesticulant et la voix de fausset vociférant dans
l’emportement de l’orateur enflammé par la prétention de justice. C’est dans
cet instinct qu’une foule devient personnalité
particulière, et étant donné que ce processus inversé est contre-nature,
cet Individu-masse,
ALADÁR : Par
exemple ?
ALADIN après une pause : Hélas, il y a eu
parmi eux des hommes de haute intelligence et de grand talent, c’est l’histoire
qui nous l’enseigne. Un de ceux-là était par exemple Caton d’Utique, avec son
imagination sanguinaire, incapable de se libérer de l’image frissonnante et
sensuelle de la ville brûlée jusqu’aux cendres, de centaines de milliers
d’êtres humains massacrés. Il s’est toujours trouvé de tels êtres, mais
l’éducation et l’éthique d’une époque en tant qu’esprit et mode du temps se
manifestent justement ici : ce genre d’inclination doit-il oui ou non se
cacher honteusement dans les fantasmes du malade, sous l’édredon, ou bien
peut-il se permettre de clamer sa vision détestable sur la place publique,
voire du haut d’une chaire ? Tu comprends maintenant comment le style et
le goût d’une époque peuvent devenir le sort et le destin, le rôle historique
de toute une génération qui a manqué de s’éduquer, et qui n’a pas hérité de ses
prédécesseurs un savoir-vivre, même aussi modeste que celui qui est en train de
naître dans notre dialogue à nous, si le lecteur nous accompagne.
Pesti Napló, 9 avril 1933.
ALADÁR nerveusement : Écoute, ne nous
disputons pas.
ALADIN : Comme tu
voudras.
ALADÁR : Nous ne
parviendrions pas à nous convaincre.
ALADIN : Tu penses
que tu ne parviendrais pas à me convaincre.
ALADÁR : Je pense
que tu ne parviendrais pas à me convaincre.
ALADIN : Peu
importe, je voulais seulement rectifier un mot. Une discussion ne peut, en
principe, conduire à un résultat (en pratique non plus) que si l’une des
parties arrive à convaincre l’autre. Se convaincre "l’un l’autre",
c’est le non-sens le plus fou parmi les nombreuses phrases creuses que nous
utilisons à tout instant !
ALADÁR : Une
phrase creuse, je veux bien, mais en quoi serait-ce un non-sens ?
ALADIN : Si tu
t’étais creusé une seule minute la cervelle sur le sens de cette expression
"l’un l’autre", tu m’aurais épargné cette explication. Bon, restons
schématiques, toute discussion tourne autour d’une question, n’est-ce pas, et
la discussion est possible parce que l’un répond par un oui et l’autre par un
non à cette question. Maintenant imagine que la discussion s’installe entre
deux parties également intelligentes, également pourvues d’arguments ; que
peut être dans un cas idéal le résultat de la conviction "de l’un par
l’autre" ? Se convaincre mutuellement signifie que chacun des deux
convainc l’autre de la rectitude de son point de vue, celui qui a dit oui va
maintenant dire non et inversement, par conséquent ils seront de nouveau d'avis
opposés, ils peuvent recommencer, il ne s’est rien passé d’autre que dans les
tournois médiévaux où il était coutumier au milieu du combat d’échanger les
épées.
ALADÁR :
Sophisme !
ALADIN : Tu ne
croirais pas à quel point cela arrive souvent dans la réalité, sans que les
parties en débat se rendent compte de l’échange. Autrefois, au temps où les
joutes inutiles mais au moins chevaleresques avaient encore cours, les amateurs
de discussions au sens originel produisaient des joutes amusantes. Aujourd’hui
c’est passé de mode.
ALADÁR : On ne
débattrait plus suffisamment ? Regarde ces deux jeunes gens là-bas dans le
coin… L’un est déjà rouge paprika, tandis que l’autre affiche un sourire
ironique… J’ai à l’instant attrapé un de leurs mots, c’est de l’hitlérisme
qu’il s’agit…
ALADIN avec un geste de dédain : Je sais,
je l’ai remarqué… Je connais aussi le sujet de leur dispute. Ce débat risque de
très mal se terminer. Le jeune homme affichant ce sourire ironique est le
rédacteur au demeurant très intelligent et cultivé d’un hebdomadaire
libre-penseur, il use d’armes déshonnêtes, il finira par persuader son
adversaire d’user lui aussi de telles armes dans l’avenir ; l’autre, bien
qu’il soit sur de mauvais rails, est au moins de bonne foi, il sent à peu près
que le jeu n’est pas fair-play, et il emporte dans son cœur une blessure telle
qu’il n’en guérira pas jusqu’à la fin de ses jours. Ces deux-là ne débattent
pas, ils s’agressent.
ALADÁR : Comment
le sais-tu ?
ALADIN : Je
l’entends à leur ton. Ceux qu’on qualifie d’esprit
agnostique, et que l’on appelait
autrefois humanistes, aujourd’hui on
les stigmatise comme destructifs, si
on ne leur jette pas à la tête des mots pires encore, cet esprit a été depuis
le début du siècle complètement gâché et disqualifié de tout beau débat par
cette tendance à analyser qui a
conduit en psychologie à la vivisection de l’âme de nos congénères et dans
l’art à ce genre de description
froide, sans âme, qui rend d’emblée impossible toute compréhension mutuelle, en
transformant un des deux débatteurs, ou encore plus tordu : les deux,
objets de l’opinion de l’autre, or
l’objet de l’opinion pour les deux parties ne peut être que la question
débattue. Observe la plupart des discussions : cinq minutes après avoir
soulevé une question, ils ne parlent plus que l’un de l’autre, même si c’est sous une forme dissimulée, et non
plus de la question soulevée.
ALADÁR : Ils
s’agressent.
ALADIN : En effet,
ils s’agressent, et qui plus est, sous la forme la plus déplaisante : non du
point de vue général de l’aptitude au débat, mais du point de vue de l’aptitude
au sujet en question. « Vous, un homme de telle et telle opinion, ne le
reconnaîtrez naturellement pas. » « Vous, tel que je vous connais,
penserez naturellement que je dis cela uniquement parce que d’après vous je
suis partial de telle et telle façon. » Je ne peux pas imaginer un ton
plus malpoli et plus mal élevé. En tant que président de l’audience,
j’agiterais immédiatement ma clochette. Cet autre genre d’argumentation que
l’on entend de plus en plus souvent depuis la lutte de ce qu’on appelle des
visions du monde, et qui commence souvent par un « Vous êtes un bourgeois,
vous ne pouvez pas comprendre », ou « Vous êtes communiste, cela vous
dépasse », ou à la façon des femmes : « Un homme comme vous qui
offre des bas de soie à certaines petites femmes », je ne peux même pas le
qualifier moralement, cela ressortit déjà au domaine du crime. Ce genre
d’hommes "tais-toi donc" et connaisseurs d’hommes et
physiognomoniques et graphologues et sondeurs des reins et des cœurs (hommes
détestables) oublient la loi de la relativité de l’âme, ils oublient que tout
être sensible poursuit le plus souvent le débat en lui, après l’interruption du
dialogue (une de mes connaissances s’est mortellement brouillée avec son ami,
il l’a provoqué et en est venu à lui tirer une balle dans la tête au cours d’un
débat mené seul, chez lui, dans son lit). Tu n’imagines pas le rôle important
que joue l’arrière-goût de ces débats violemment interrompus dans la formation
de l’esprit du temps et de l’atmosphère de la vie publique. Je me rappelle
certains courants politiques que j’ai qualifiés en ces termes :
« l’époque des visages offensés ». Des figures insignifiantes, depuis
longtemps connues, sont apparues dans des positions dirigeantes, dans des
bureaux ou sur le terrain de la vie publique, elles ont affiché l’expression
boudeuse de l’amour-propre offensé, comme pour clamer « c’est moi qu’ils ont traité ainsi ! C’est
moi qu’ils ont écarté d’un geste
dédaigneux ! Ils vont enfin voir qui je suis ! ». Dans une
certaine mesure ils avaient raison en invoquant le complexe de Coriolan, le débatteur de mauvaises manières a
mérité sa punition, même si par hasard il avait raison.
ALADÁR : Là tu
exagères.
ALADIN : Pas du
tout. Le but du débat étant de clarifier un sujet avant sa clôture, la manière
d’y parvenir (ou dans un sens plus élevé, le
style) est le plus important, plus que d’atteindre, de deviner à l’avance,
la conclusion, à laquelle on viendra de toute façon par une voie correcte.
C’est pourquoi, au sens esthétique, le langage formel des débats de Socrate
reste éternellement beau.
ALADÁR : Je le
trouve celui-ci trop accommodant et trop châtié.
ALADIN : Alors tu t’en
souviens mal. Par rapport aux rhéteurs grecs, le bégaiement débraillé, assumé
et généreux de Socrate, est ô combien supérieur à l’élocution de Démosthène à
laquelle ce dernier est parvenu en se déshabituant péniblement du
bégaiement !
ALADÁR : Estimes-tu
à ce point le débraillé ?
ALADIN : Quelqu’un
qui bégaie, qui cherche ses mots, ses expressions, je lui fais le crédit qu’il
s’efforce à comprendre, à apprendre la vérité, ce dont il s’agit, par respect
de l’autre, comme s’il affrontait cette question pour la première fois, qu’il cherchait une solution honnête. Son
bégaiement exprime le rythme naturel de toutes les réflexions sensées,
productives : j’entends quelque chose, alors je me mets à réfléchir
là-dessus, je le compare à mon expérience, lui est-il conforme, et c’est
seulement ensuite que je formule un avis. Un débatteur qualifié d’habile dans
la répartie, qui est toujours prêt à une riposte rapide et toute faite,
m’évoque un gramophone ou un perroquet ; il use ses réserves mais ne crée
pas. Jamais il ne parviendra au niveau d’un débatteur idéal qui peut tout
oublier en faveur du sujet qui le préoccupe, car il ne cherche pas sa raison à
lui, mais le but de tout éveil et de pensée et de conscience : il cherche
la vérité.
Pesti Napló, 23 avril 1933.
ALADÁR : Je dois
t’avouer, moi, il m’a déçu.
ALADIN : Je ne
pense pas que c’était de sa faute. Je ne le connaissais que par ses œuvres.
ALADÁR : J’ai
peut-être été partial. Pour commencer par un paradoxe, pour moi il était
l’étalon de l’extraordinaire, la norme unique. Je conformais mes pensées aux
siennes avant de prendre mes décisions sur des questions de principe, dans
certains cas j’ai essayé d’imaginer presque mécaniquement ce que serait son
avis sur des sujets concrets.
ALADIN : Tu avais
raison. Les modèles servent à cela.
ALADÁR : Je ne
saurais pas te dire si j’avais une idée précise sur l’homme lui-même – je dois
penser que j’en avais une, autrement la rencontre personnelle ne m’aurait pas
causé une telle déception.
ALADIN : Tu as dû
lui attribuer des qualités extraordinaires aussi dans le style de ses
manifestations extérieures.
ALADÁR : C’est possible.
Un admirateur aimerait croire que le grand homme est en harmonie avec sa
création, que c’est une personnalité digne de l’être exceptionnel qu’il est,
qu’il vit dans le monde des lois créées pour lui-même.
ALADIN : Disons
par exemple qu’il porte ses chaussures sur la tête pour signaler que les
conventions ne valent pas pour lui.
ALADÁR : Ce n’est
pas ce que je voulais dire.
ALADIN : Je sais.
Tu t’attendais à ce que dans ses mots, ses accents, et surtout sa façon de reconnaître
en toi l’âme sœur compréhensive (c’est le désir secret de tout admirateur, et
peut-être est-ce la source de toute admiration), tu puisses l’identifier à
l’homme avec lequel pendant tes lectures tu menais des dialogues unilatéraux.
Or tu as dû constater à la place qu’il n’a pas de considération pour ta
compréhension, celle-ci l’agacerait plutôt et il s’efforce à donner un
caractère plus conventionnel à votre contact.
ALADÁR : C’est
tout à fait ça. Et par-dessus le marché, ce qui m’a été le plus pénible c’est
qu’il s’est ostensiblement consacré presque exclusivement à un membre de la
société, un type totalement ignorant et insignifiant, à des années-lumière de
toute pensée qui l’intéresse, il l’a écouté avec une attention soutenue, il a
engagé avec lui une conversation animée, il le regardait presque avec respect.
ALADIN : Il
espérait vraisemblablement apprendre de lui quelque chose.
ALADÁR : Là, je ne
te suis plus.
ALADIN : Pourtant c’est
clair. Le personnage dont nous parlons est effectivement un grand homme, un
esprit éminent, hors du commun : prends ces derniers mots au pied de la
lettre, non en tant qu’évaluation, mais simplement en tant que distinction.
Être hors du commun peut signifier plusieurs possibilités du point de vue de
l’écart à la normale, vers le haut comme vers le bas. D’un côté dans la
position de l’infirme imparfait, de l’autre dans celle de l’exception trop
parfaite. Leur destin commun est de se trouver dans une relation incertaine,
dangereuse et pénible avec la société sans pour autant justifier par-là la
théorie désuète et limitée de Lombroso sur la parenté entre le génie et le fou
ou le criminel. La raison de cette situation incertaine et pénible est
l’expérience bien reconnue que le grand
homme n’est qu’exceptionnellement identique à l’homme immense (cette thèse n’est pas aussi fermement applicable à
l’envers, même si cela paraît plaisant) – étant donné que la condition
existentielle de ces deux types provient d’un don naturel différent. Le grand
homme prend la vie, la société, ses congénères ou sa vie propre trop au
sérieux, par conséquent il les surestime in
specie æternitatis,
tandis que l’homme immense considère éventuellement tout cela comme une
aventure. C’est pourquoi la foule prend ce dernier au sérieux, mais reconnaît
le premier à la rigueur, sans le hisser au pinacle. Et le grand homme ne
l’ignore pas. Il sent bien que le trône du pouvoir terrestre où il aurait les
moyens de façonner le monde, également dans ses aspects extérieurs, à sa propre image, non seulement lui
reste totalement inaccessible, mais il s’en éloigne au fur et à mesure qu’il
reconnaît de plus en plus profondément et fortement les principes justes et
intelligents de la vie. Sans qu’il y ait donc une parenté entre le génie et le
fou, le génie est contraint de se comporter comme son congénère et contraire
intellectuel, le fou, qui s’adapte aux lois disciplinaires de son asile. Dans les manières, la différence
fondamentale entre les deux est que le génie connaît les lois des hommes ordinaires, alors que le fou ne les
connaît pas (le génie englobe l’homme ordinaire, mais le fou ne l’englobe pas),
et le génie possède aussi des capacités d’adaptation. S’il était possible
d’imaginer un fou avec lequel on pourrait parler intelligemment, le génie
donnerait à ce fou ce conseil auquel il doit de pourvoir vivre sa vie parmi les
gens, sans se laisser enfermer dans un asile. Il lui dirait : ne parlons
pas maintenant de qui tu es, qui tu te crois, dans quelle mesure tu vois que
les autres sont fous. Parlons seulement de ce que tu admets toi-même,
indépendamment de la vérité et du mensonge : tu es malheureux parce qu’on
t’a enfermé dans cet asile de fous, tu souffres, tu aimerais à tout prix être libéré de là, n’est-ce
pas ? Je te propose un moyen d’y parvenir, essaye-le. Simule. Je t’explique comment faire. Imite, sans projet et sans aucune idée, imite mécaniquement, comme un singe, les quelques hommes reconnus
comme normaux, même si tu les détestes et les méprises : médecins,
infirmiers, visiteurs. Imite leurs gestes, leurs accents, rabâche mot à mot ce
qu’ils disent, les quelques phrases qu’ils prononcent dans des situations
données. Observe minutieusement, avec endurance, apprends leurs moindres coutumes,
leurs habitudes vestimentaires, leurs rires, l’expression de leur visage. Au
début cela te sera difficile. Plus tard tu comprendras que l’imitation des extériorités te transformera aussi
intérieurement : tes souffrances dues à ta différence s’adouciront, en se fondant dans une communauté
inconnue, mystérieuse, et l’Idée fixe qui ici ne t’a servi qu’à augmenter tes
souffrances se recroquevillera dans ton for intérieur, s’encroûtera, ne
produira plus de symptômes – elle se manifestera de nouveau, si tu y tiens, une
fois que tu seras libéré de ces murs, dehors, à l’air libre.
ALADÁR : Ça
m’étonnerait bien que ça guérisse ton fou.
ALADIN : Non, mais
dans la pratique ça lui permettrait de vivre dans la société – or maintenir un
homme en vie est tout de même plus important que de vaincre une maladie.
Maintenant tu sais à quoi j’ai fait allusion en prétendant que ton grand homme
voulait apprendre quelque chose de
cet imbécile. Lui seul sait quelles grandes souffrances et humiliations,
quelles heures amères d’une solitude insupportable et d’une méditation
solitaire ont forgé en lui cette règle vitale : bien qu’il soit plus
difficile de ressembler à des gens
que d’en être différent, pourtant celui qui a quelque chose à faire en ce monde
doit assumer cette part plus difficile. Celui qui veut construire un pont vers
l’avenir doit se mettre en paix avec son temps, s’il ne veut pas que son temps
détruise les piliers plus proches de ce pont – se mettre en paix
même au prix de renier la mission du pont. Le célèbre geste de Galilée par
lequel il a renié son enseignement devant les puissants de l’Église, non
seulement je ne le considère pas comme lâche obséquiosité, mais au contraire
j’admire en lui un modèle de prosternation juste et intelligente devant la
force et la destinée secrètes de l’esprit du temps, au nom des parfaites bonnes
manières.
Pesti Napló, 30 avril 1933.