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Aladin et AladÁr

ou

l’École des bonnes maniÈres

(Nouveau savoir-vivre hongrois)

(Aladin és Aladár vagy a jó modor iskolája.

Új magyar illentan))

           

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TITRES

 

introduction (Előszó))

AladÁr et Aladin (Aladár és Aladin)

VirilitÉ et FéminitÉ (Férfiasság és nőiesség)

comment saluer ? (Hogy kell köszönni?)

sur l’instinct populacier (A csőcelékösztönről)

Sur la discussion (A vitatkozásról)

sur les grands hommes (Nagy emberekről)

 

 

Introduction

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Léditeur zélé, doué de sens pratique, de la Bibliothèque Utile, me rappelle depuis des années, chaque fois que nous nous croisons, à quel point on aurait besoin d’un nouveau et bon Manuel de Savoir-vivre. Ce genre de livre autrefois populaire a pour ainsi dire disparu du marché hongrois, sans qu’une baisse de la demande explique cela – un tel ouvrage est souvent réclamé par la clientèle, mais l’éditeur ne peut tout de même pas recommander à ses lecteurs plus cultivés les Traités de Danse et de Savoir-vivre dépassés depuis longtemps, ou les Épistoliers Amoureux chargés de conseils sur les vieilles coutumes. Il s’étonne beaucoup, remarque-t-il souvent, que ces messieurs les écrivains n’ont pas l’idée de concocter quelque chose de ce genre, pourtant, pour ne donner qu’un exemple, le Livre de la Cuisine Moderne dans son édition a eu un tel succès qu’il aurait pu attirer leur attention à la popularité des ouvrages de cette nature et, pour parler clair, un auteur pourrait gagner une jolie somme avec ça, et même lui, ne reculerait pas devant certains sacrifices.

Je n’aurais peut-être jamais songé être l’homme à relever son défi, si ses illustrations n’avaient pas soulevé en moi le soupçon qu’à travers moi il visait en réalité davantage mes confrères de réputation plus altière, autrement dit qu’il ne pensait pas sérieusement que je serais à la hauteur de la tâche. Ce manque de confiance a toujours éveillé en moi de téméraires ambitions, je me connais. Au collège je n’étais pas intéressé outre mesure par les mathématiques, mais un jour le professeur Fröhlich remarqua que c’est parce que je n’étais pas doué pour ça. Cette critique superficielle me mit dans une telle colère qu’après le bac je n’ai pas hésité à m’inscrire en mathématiques à l’université, pour lui montrer… Et si Einstein n’était pas intervenu… mais restons-en là, je ne veux pas commencer tout de suite mon manuel de savoir-vivre si bien parti par une inconvenance majeure, la vantardise.

C’est ce que je ressens cette fois. C’est ridicule, pourquoi ne serait-ce pas à moi d’écrire l’ouvrage qui comble cette lacune ? En général, il est vrai, ce n’est pas de mes manières policées que je suis connu, un de mes excellents confrères m’a nommé dans son récent essai "l’enfant terrible" de la littérature hongroise en raison des imitations, des grimaces et caricatures que je produisais en société derrière le dos des membres très estimés de mon cercle, pour mieux faire rire l’auditoire. Celui qui se laisse aller à un tel comportement dans la société de l’aristocratie intellectuelle, ne paraît pas digne en effet d’enseigner le savoir-vivre.

Alors tout d’abord, ai-je répondu, même en sport ce n’est pas une règle que l’entraîneur soit lui-même un athlète, ou pour rester à la danse et aux bonnes manières, le danseur de salon et le professeur de danse, la ballerine et le maître de ballet ne sont pas nécessairement des représentants du même métier. Les épopées héroïques n’ont pas forcément été écrites par des héros, et je vais plus loin : d’après la nouvelle psychologie, qu’Homère était aveugle et que l’auteur de Toldi[1], le personnage à la massue, était une âme sensible, sensitive, et des plus complexes dans la poésie hongroise, n’est pas du tout l’effet d’un hasard grotesque, mais plutôt de rencontres très naturelles. Sur cette base-là je me propose vaillamment, inspiré précisément par la contradiction et le désir jamais assumé, d’évoquer, moi, le héros de mon imagination, Aladin, l’idéal des bonnes manières, et de le confronter à son contraire Aladár, le repoussoir. Le lecteur me croira si je dis que j’aurais toujours aimé ressembler à Aladin, mais hélas sans succès… J’ose par contre affirmer que pour comprendre Aladin, et pour mieux le faire comprendre aux autres, je me sens bel et bien compétent, et pour une raison très simple.

Vous prétendez que j’ai fait des grimaces, et que ce n’est pas comme il faut. C’est possible. Mais croyez-moi, le style et la manière que je voulais imiter par ces grimaces pour vous les rendre ridicules, étaient au moins aussi étrangers au savoir-vivre idéal au nom duquel je me suis permis de les trouver comiques, qu’étaient éloignées mes grimaces de la beauté idéale. À mon sens le bon humoriste n’est pas celui qui ridiculise tout, mais c’est celui qui aperçoit le ridicule chaque fois que c’est possible. Et je dis, non pour rire, mais très sérieusement : l’homme aux Manières Parfaites qui, respectant en lui-même toute l’espèce humaine et dans l’espèce humaine lui-même, est à la recherche du contact le plus harmonieux, à la recherche du Normal et de l’Équilibré, qui ressemble à tout le monde et qui justement pour cette raison est plus exceptionnel que tout le monde, cet Homme ordinaire, humain dans chacune de ses cellules mais surhumain dans ses proportions, ce doux géant, Aladin, qu’il soit artiste ou politicien ou rentier, riche ou pauvre, talentueux ou incapable, le jour où je le rencontrerai, je le respecterai avec un même recueillement au nom de la religion des Belles Manières, comme toute confession ou toute espèce respecte son Messie.

Je n’ai pas du tout l’impression d’avoir exagéré avec ces grands mots – et d’avoir attribué une trop grande importance à ce genre qui contient selon notre conception les règles du contact social superficiel, sa forme ne pourrait par conséquent pas être différente d’un papotage léger. La règle élémentaire des bonnes manières est selon les Français : ne soit pas ennuyeux ! Or les grands mots sont ennuyeux. Je déclare donc aussitôt : en écrivant mon manuel de savoir-vivre je souhaite rompre avec les traditions françaises. Ce n’est pas que je veuille être ennuyeux, car je ne veux pas m’ennuyer moi-même, je compte seulement trouver dans la conversation ce qui m’intéresse et ce que je veux rendre intéressant dans la conversation, qu’il s’agisse d’un problème d’astronomie ou de la couleur d’un nœud papillon bien assorti à la queue-de-pie, je m’en réserve ce droit car cette fois c’est moi qui ai la parole. J’espère que vous trouverez les deux sujets amusants. En ce qui concerne les Français, puisque je les ai cités, je reconnais qu’ils ont écrit de très bons manuels, ils ont certaines connaissances dans l’art du savoir-vivre, mais au sens plus profond du terme (écoutez ce qu’en disent les étrangers qui sont passés par Paris), celui qui aspire à ces vertus au nom de l’humanité tout entière ne constate chez eux ni de vraies bonnes manières, ni la politesse. Le terme même de "courtoisie" tel qu’ils l’ont inventé n’est pas juste, il ne couvre pas la notion que je vise. Son origine, l’étiquette de la cour royale, avait taillé son contenu trop étroit. De la cour nous parvenons à la rue, et de la rue au champ, et ce que je vise lorsque je parle de bonnes manières, est aussi nécessaire en plein air que dans les salons. On en a besoin aussi quand on est seul – et j’aimerais d’ailleurs aborder dans ce petit ouvrage le comportement envers soi-même.

En fouillant dans les sources et les idéaux, restons donc en Orient, en Asie, terre ancestrale de la vraie courtoisie. Même si la courtoisie chinoise paraît quelque peu comique quand elle perd ses liens avec la vie quotidienne, pour l’essentiel elle prend tout de même sa source dans le psychisme et la soif intérieure à l’une des extrémités desquels est assis Bouddha avec son sourire mystérieux, dans le respect de la solitude infinie de l’individu. À l’autre extrémité c’est l’instinct et la pensée supérieure des Manières et de la Bienveillance, l’amour christique, qui tente d’englober, avec feu et flammes, le monde entier habité par l’homme. Pendant que j’écris ces lignes, flotte aussi devant moi une troisième possibilité, entre ces deux : le personnage de Confucius, le Gentleman dont la religion plusieurs fois millénaire et le testament ne sont autres en réalité qu’un manuel parfait et profond de bonnes manières.

Autrefois, au moyen âge, c’est l’expression "chevaleresque" qui incarnait l’expression de la courtoisie. J’apprends au lecteur s’il ne le sait déjà que le romantisme des chevaliers qui avait engendré cet idéal n’est pas une invention latine-gauloise-germanique, mais une invention arabe d’Asie – ce sont ces derniers qui ont traîné leur culture depuis l’Asie jusque chez nous ainsi que le cheval qui va avec, bien plus anciennement (voyez le fossile de cheval, de l’éocène) – les habitants autochtones de l’Europe étaient le mastodonte et le tigre à dent de sabre. Si je vous rappelle ce point c’est pour vous expliquer pourquoi j’ai choisi comme pseudonyme de mon idéal le nom d’Aladin, connu des contes arabes, et non celui du marquis de Valmont ou le classique Pétrone.

J’ai le sentiment qu’écrire ce manuel au milieu du vingtième siècle, époque des bouleversements mondiaux est bel et bien d’actualité, contrairement à ceux qui pensent que fabriquer des règles de bienséance était un jeu heureux des temps idylliques : justement parce que je crois que l’une des causes principales du tremblement du monde réside dans les mauvaises manières et l’inculture des hommes – et je me sens la vocation d’écrire ce manuel parce que moi j’ai beaucoup souffert des mauvaises manières et de cette inculture. Peut-être que chemin faisant je ne serai pas toujours comme il faut moi-même – mais le lecteur ne doit pas oublier que nous connaissons deux sources de douleur : une dent cariée négligée et le dentiste qui l’arrache. Pourtant une personne saine d’esprit ne confondrait pas les deux quand il s’agit d’extirper l’une par l’autre.

 

Pesti Napló, 12 mars 1933.

 

 

 

Aladár et Aladin

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ALADÁR pose son journal : Tu as lu cette introduction ?

ALADIN : Laquelle ?

ALADÁR : Dans Pesti Napló. Ce poète qui tantôt blague, tantôt philosophe, mais n’aborde jamais directement le sujet, promet ici au lecteur ouvertement, une recette carrément pratique, je dirai même utilitaire : il déclare qu’il compte écrire un manuel de savoir-vivre, un recueil de conseils sur les bonnes manières. Qu’est-ce que ça peut bien cacher ? Veut-il introduire en douce dans les âmes non soupçonneuses, par un détour, ses opinions personnelles, ses pensées agitées et révolutionnaires, dans le cadre d’un genre littéraire d’apparence populaire et innocent, ou alors tout simplement il n’a plus de sujet, il ne sait pas quoi écrire ?

ALADIN sourit : Autrement dit, tu arrives à tout imaginer sur son compte, sauf qu’il est de bonne foi ?

ALADÁR : Allons, allons, comment pourrait-il l’être ? Le thème est suspect. L’écrivain, à supposer qu’il s’agisse d’un écrivain, peut se connaître à tout sauf au savoir-vivre. Tout son être reflète une opposition à l’ordre établi quel qu’il soit, une protestation contre les conventions ; un avis personnel qui est une condition nécessaire pour devenir écrivain le rend apte à tout sauf à servir d’exemple pour les règles de la bienséance. Un écrivain est par définition une personnalité. Un manuel de savoir-vivre, ça doit être écrit par un professeur de danse ou par un courtisan.

ALADIN a entre-temps parcouru l’introduction : C’est bizarre : il nous cite en exemple tous les deux.

ALADÁR : Ah bon, parce qu’il a choisi nos deux prénoms pour le titre, parce que ça sonne bien ?

ALADIN en méditant : Non, pas du tout. J’ai l’impression qu’il nous observe vraiment, nous, deux inconnus, c’est sur nous en personne qu’il veut écrire, et à cet instant il se cache pour écouter notre conversation, il s’intéresse à nos opinions. Ça me fait plutôt plaisir, et ça m’inspire pour avoir des avis, car je trouve que c’est un honneur pour nous qu’il y attache de l’importance. Je trouve aimable de sa part de nous écouter attentivement, j’essaierai moi aussi d’écouter attentivement et en tout cas sans préjugé, s’il nous répond. Pourtant les conventions que tu as mentionnées sont des préjugés. Tu peux bien voir que la bienséance ne consiste pas à respecter des conventions. Une seule chose peut nous offenser, c’est si on ne nous prend pas au sérieux, et une seule chose est vraiment un grand honneur, c’est si on s’occupe de nous, et si on prend au sérieux notre point le plus sensible : nos avis, notre vision du monde, ce qui nous assure notre maintien intérieur et notre sentiment de sécurité dans le monde et dans la société. Voilà la véritable solidarité humaine et aussi la plus grande courtoisie, parce que cela exige le plus grand et le plus profond sacrifice (à supposer toujours que nous voulions vivre en société, que nous n’ayons pas une raison personnelle d’aspirer à une vie solitaire). Ce n’est pas chose facile, parce que l’heureuse mauvaise éducation qui nous vient de l’enfance fait que nous considérons le monde extérieur, y compris nos congénères, comme un objet, le moyen de satisfaire nos désirs, un joujou pour défouler nos passions. Vu sous cet angle, ça a l’air de te donner raison, parce que de ce point de vue la plupart des artistes témoignent d’un manque effarant d’éducation quand ils se permettent de nous regarder, de nous représenter, comme si nous n’étions que des objets qui bougent : ils nous décrivent, ils nous caractérisent, comme si nous étions des cadavres, une nature morte, comme si notre tête était un chou ou un melon. Pour une personne fine et sensible (or tout manuel de savoir-vivre part de l’hypothèse que les gens sont fins et sensibles) il n’y a rien de plus pénible que voir quelqu’un décrire son caractère – même si la description était flatteuse, c’est quand même une immixtion dans la vie intime, or le b.a.-ba de l’alphabet des bonnes manières est la discrétion.

ALADÁR ironiquement : Les femmes te diront merci pour ton b.a.-ba.

ALADIN : Les femmes, c’est autre chose. Elles sont déjà bien au-delà, l’apprentissage de la bienséance ne les concerne pas puisque les conventions enseignent seulement aux hommes comment se comporter vis-à-vis des femmes ; elles, elles n’apprennent que les unes des autres comment traiter les hommes. Les femmes sont tout simplement dispensées de l’art des bonnes manières, non parce qu’elles en seraient incapables, mais en raison de leur découverte spontanée qu’elles ont satisfait aux règles de la bienséance à un point quasiment métaphysique, une fois pour toutes, en renonçant à comprendre quoi que ce soit et en se contentant, avec altruisme et abnégation, seulement de plaire, autrement dit faire plaisir à qui la regarde. « Celui à qui je plais, m’a comprise » - m’a dit une dame en signalant par-là que le compliment reconnaissant sa beauté rend inutile la poursuite de sa cour, on peut passer à l’essentiel. Ceci, cet aveu concis, malgré ou justement à cause de sa logique paradoxale, m’a paru convaincant ; de même que la nature qui comprend tout sans parole et sans pensée peut charmer une personne avertie par la grâce de son comportement, de son style parfait et de son bon goût.

ALADÁR : Comment ?! La nature aurait des bonnes manières ? Qu’est-ce que c’est que cette pensée rousseauiste, après le style affecté et altier dont nous venons de parler ?

ALADIN avec enthousiasme : La nature seule a de véritables bonnes manières – sans même parler du goût, car c’est déjà affaire de talent. Le monde des végétaux et des animaux, ayant reconnu depuis les temps immémoriaux leur totale interdépendance, ne tolère nulle part même cette forme primitive de l’égoïsme qui depuis la genèse du sentiment humain de la personnalité, de la conscience, de la notion de soi, etc., trouble l’harmonie des choses en faisant la différence entre moi, toi, lui ou elle. La nature, elle, ne distingue pas l’individu, dans la nature chacun est tourné vers l’extérieur, dans l’intérêt de tous, et la valeur de chacun se mesure à l’échelle de l’incitation sensuelle qu’il est capable d’inspirer. C’est l’esthétisme le plus pur. Chaque être vivant dans la nature a besoin des autres, et la principale valeur de chacun consiste à respecter strictement les formes, voire les formalités, envers les autres êtres vivants. En conséquence tu ne trouveras jamais dans la nature un manque d’éducation ou de goût. À partir de l’instant de leur éclosion les fleurs se font une beauté et reçoivent leurs soupirants – leurs habits sont tout au plus élégants, mais jamais chamarrés, et ils brillent toujours de propreté. Tu ne peux jamais voir les papillons en robe de chambre, pour se changer ils se retirent dans leur compartiment cocon, c’est pourquoi ils sont toujours frais et comme tirés à quatre épingles – le paon et l’oiseau de paradis ne se laissent jamais aller à jeter aux orties leurs passementeries, le coq est toujours en service avec son shako sur la tête, il porte constamment ses médailles et distinctions, la queue-de-pie du perroquet, du cacatoès et de l’hirondelle est toujours repassée et son plastron impeccable. La fragrance de la rose est toujours agréable car c’est un produit maison et non une mixture achetée dans une boutique, l’ananas, la fraise, la pêche et la framboise sauvage ne veulent rien d’autre qu’offrir leur goût et leur saveur aux visiteurs – ils sont les meilleures maîtresses de maison, toujours sûres, hospitalières et pourtant modestes : chacun n’offre qu’une seule chose, celle en laquelle il excelle, celle dont il connaît les effets, il ne se fourvoie pas dans le métier d’autrui.

ALADÁR : Et – la punaise, alors ?

ALADIN : Elle respecte également sa propre étiquette, tu peux lui faire confiance : comme tous les animaux et végétaux, elle suit et respecte des règles éternelles de la bienséance. Et après tout c’est cela qui compte. C’est selon des formes prescrites que le tigre déchiquette la gazelle, les deux parties voient clairement la situation – la bienséance n’est pas une discipline morale. La punaise pique si elle en a l’opportunité, mais elle ne manque pas de périr dans les règles si tu l’écrases ou si tu l’arroses d’essence – elle n’invente pas un contre gaz, elle n’attaque pas la désinfection, tu peux compter sur son attitude chevaleresque, dans votre duel entre elle et toi elle se soumet au Dictionnaire de Brehm, mieux que toi.

ALADÁR : Résumons.

ALADIN : Volontiers. C’est seulement dans la nature qu’on trouve une règle générale du savoir-vivre – nous, hommes, devons nous contenter de règles particulières. Tu pourras compter sur moi – au cas par cas, au fur et à mesure que des situations se présentent, je ne manquerai pas de te signaler quand tu te comporteras comme il faut et quand tu manqueras d’éducation. Tu prendras ta première leçon la semaine prochaine.

 

Pesti Napló, 19 mars 1933.

 

 

 

Virilité et féminité

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ALADÁR : Tu étais de mauvaise humeur hier soir en sortant du cinéma. Tu n’as pas aimé le film ? Remarque, nous non plus… D’ailleurs nous avons dit plus tard, Lolli et moi, qu’on aurait mieux fait d’aller voir cette histoire de scaphandrier.

ALADIN : Mais Lolli n’a pas arrêté de rire, et la scène sentimentale l’a même fait pleurer…

ALADÁR : Oh mon Dieu, qu’est-ce que ça prouve… Il nous arrive parfois de rire des pires sottises, et un kitsch à l’eau de rose nous fait sangloter, surtout s’il lui arrive d’évoquer un souvenir personnel sensible… Surtout les femmes, tu sais comment elles sont…

ALADIN : Oui, c’est vrai. Les femmes, dès qu’elles voient une tragédie dans une représentation artistique, à côté de laquelle elles passeraient froidement dans la vie, parfois même quand elles en étaient la cause… Elles s’émeuvent au quart de tour. Elles sont un excellent public des plaisirs esthétiques. Elles ressentent plus vite ce qui est général dans l’art.

ALADÁR : Tu ne vas quand même pas dire que c’était de l’art ?

ALADIN : Tu es injuste. Dans toute création il faut chercher le bien qui s’y trouve, et non celui qui y manque : c’est la première condition de la bonne foi. Considère que distinguer le kitsch d’une création "artistique" n’est qu’un préjugé. Tu confonds le vrai pathos avec le faux, l’intelligent avec le sentimental, l’objet parfait avec le formalisme imparfait. Sur le kitsch tellement connu où le mourant Petőfi trempe sa main dans son propre sang pour écrire sur la terre : « ma patrie », ce n’est pas son patriotisme qui est écœurant et antipathique, mais la platitude de l’image antiartistique, son style détestable. Les femmes surmontent ces choses plus facilement, la manière importe moins pour elles, elles voient à travers, elles perçoivent l’essentiel derrière. Par ailleurs ce n’est pas pour cela que j’étais de mauvaise humeur.

ALADÁR : Mais ?

ALADIN : C’est cette petite scène à la table du café qui m’a énervé.

ALADÁR : Ce monsieur solitaire assis là-bas ? Non, mais excuse-moi…

ALADIN : Du calme, tu risques encore de t’énerver et une fois de plus tu auras tort. Il est possible que cette table d’habitués ait effectivement été réservée pour vous, et je ne discute pas que la personne, quand elle aperçoit que nous sommes trois, avait pour devoir de nous céder la place ou elle s’était si confortablement nichée pour lire les journaux. Mais l’argument que tu as soulevé et ta façon de le lui faire savoir, étaient humiliants pour lui et en fin de compte indigne de toi et de Lola aussi.

ALADÁR : Allons… Je n’ai dit que ce que tout homme aurait dit à ma place… Une fois qu’il voit que je suis accompagné d’une dame, et lui non, c’est elle qu’il a vexée lorsqu’il s’est réclamé de son droit du premier arrivant et s’est fait prier pour nous céder la place.

ALADIN : Tout d’abord, que tout homme à ta place… Et ainsi de suite… Ne t’autorise pas à être discourtois. Il existe certaines discourtoisies qui sont répandues même dans "l’Ouest civilisé"… Autrement pourquoi des hommes bien élevés se sentiraient-il si fondamentalement mal à l’aise dans ce monde civilisé où nous vivons ? Parmi ceux-ci une conception est largement répandue : la galanterie, la tendresse et la courtoisie envers les femmes seraient équivalentes à la politesse des anciens chevaliers, et donc dévolue à la défense des femmes, êtres plus faibles. Autrement dit, il serait compatible d’être, en compagnie d’une dame, brutal et agressif à l’égard de mes congénères masculins. Certains croient carrément que plus ils sont grossiers les uns envers les autres, plus ils passent pour aimables à leurs yeux à elles. N’as-tu jamais remarqué l’amusement préféré de certaines tablées bruyantes qui dérangent leur entourage : les hommes se surpassent en compliments aux dames et en jurons vulgaires prétendument amicaux entre hommes, comme s’il n’existait pas d’autre façon pour entretenir la bonne humeur. Ce sont d’aussi mauvaises manières que d’avoir peint le susdit portrait de Petőfi – servir un thème éternel (notre admiration pour les femmes) sous cette forme dépassée qu’autrefois la nécessité de la protection des femmes avait rendu pertinente lorsque les femmes avaient effectivement encore besoin d’être protégées. Récemment un psychologue connu, voulant paraître naturel en société et pour éviter qu’à cause de son métier on le prenne pour un "efféminé" (tout homme fier de sa masculinité craint cela, dans la supposition stupide que le raffinement et la virilité sont contradictoires), avait accueilli le bonjour d’un de mes amis poètes vraiment très fin, lui (mais aussi très viril) se trouvant en notre compagnie, par cet accueil à voix haute : « je suis ravi de faire votre connaissance, je connais déjà votre plus belle moitié (entendez : l’épouse du poète), un homme aussi laid qui a une femme si belle, je vous félicite ! » Inutile de vous dire que ce "connaisseur de l’âme" qui se voulait spirituel était un homme bien plus laid que le poète, qui, naturellement, a rougi et s’est forcé à rire pour ne pas gâcher l’atmosphère, au lieu de tourner le dos à ce malotru à l’humour douteux qui avait cru qu’une offense brutale était l’épice la plus savoureuse d’un compliment galant.

ALADÁR pensif : Il y a du vrai là-dedans, tu as raison. Mais que faire ? Les femmes se sont habituées aux compliments. Après tout la première condition des bonnes manières est de respecter les coutumes en usage.

ALADIN : Les coutumes en usages sont très relatives. Les hommes espagnols se saluent par un « Je vous baise la main », il est vrai que leur formule pour les dames est « Je me couche à vos pieds ».

ALADÁR : Les deux sont exagérés.

ALADIN : La courtoisie ne peut pas être exagérée, puisqu’elle trouve son origine dans le désir de voir notre congénère plus parfait que nous, ce qui est un désir noble et qui contribue effectivement à nous perfectionner mutuellement au sens humain, indépendamment du sexe. La vraie courtoisie s’efforce plutôt d’aplanir toutes les confrontations désagréables, conséquences de la différence des sexes, et non les souligner, c’est pourquoi elle évite l’indiscrétion, la mise au jour offensante des conclusions du heurt agréable entre les sexes, affaire privée.

ALADÁR en s’agitant : Tu me parais bien compliqué.

ALADIN sourit : Ce n’est pas moi qui suis compliqué, mais c’est le sujet que j’aborde. Je reconnais en revanche que les règles de base des bonnes manières et de l’étiquette sociale ne sont pas simples. Mais le bridge et les échecs ne sont pas des jeux simples, pourtant les gens y jouent avec passion partout dans le monde, surtout au bridge, et celui qui, après une longue pratique et en possession du talent adéquat, y joue bien sera auréolé d’une autorité indéniable. Pourquoi veux-tu alors simplifier le jeu de société le plus noble et le plus difficile, l’art du contact social entre les gens, jusqu’à le rendre ennuyeux ? Il vaudrait mieux que plus de personnes au-dessus de quarante ans s’y connaissent, ceux qui dirigent les affaires du monde – nous ne serions pas témoins de ce spectacle désolant : un dirigeant politique après l’autre clame que la plus éminente vertu royale est la muflerie, le manque d’éducation, de voir et de glorifier la force, la grandeur, la "virilité" d’un homme, d’une nation, d’un pays ou d’un État dans la vantardise arrogante, dans l’agressivité, dans le dénigrement d’autres hommes et d’autres nations à l’infini détriment et au dommage de la culture et de la civilisation.

 

Pesti Napló, 25 mars 1933.

 

 

 

Comment saluer ?

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ALADÁR : As-tu vu ce signe de la tête ?

ALADIN : Lequel ?

ALADÁR : Comment ce type a reçu mon salut… Il a à peine effleuré son chapeau… Apparemment je ne fais partie d’aucun cercle d’intérêt auquel il se frotte… Et moi qui étais assez niais pour lever le mien ! Tu devrais le voir saluer vers le haut… Votre serviteur, Excellence… Plié en sept, son chapeau voltigeant à un mètre de la tête, solennellement, comme une bannière, devant les mérites du Grand Homme… C’est écœurant.

ALADIN : Autrement dit, tu aimerais qu’il te salue aussi de cette façon.

ALADÁR : Qu’il salue sa grand-mère ! Moi je déteste ce genre d’humiliation bien ciblée, qu’il s’agisse de moi ou de quiconque… J’attends un honnête et ouvert Dieu vous garde également à mon Dieu vous garde, sans distinction et sans qualificatif de grade, c’est tout.

ALADIN : Ce principe est un bon point de départ pour étudier l’étiquette des salutations. En effet, la meilleure attitude lorsqu’on nous salue, c’est de reprendre le ton, voire l’accent tonique de la personne qui a salué, comme pour signaler dans la réponse : j’ai accepté le degré d’intimité de notre relation que vous proposez. Celui qui nous a salués le premier, il convient de le considérer comme la partie offensée, qui a le choix des armes dans un duel. Ceci dit, tu n’as pas raison à mon avis si tu t’obstines à défendre les salutations démocratiques uniformément humbles ou uniformément orgueilleuses. Quelqu’un que je connais en veut à l’ordre établi ; au grand seigneur il a l’habitude de lancer un petit bonjour sévère, presque menaçant, tandis qu’il accueille le salut du facteur ou celui du concierge avec un cérémonial exagéré, il les embrasse presque. Tout le monde a peur de lui et se sent gêné. Le riche se demande s’il n’a pas commis un impair, le pauvre a le sentiment qu’on se moque de lui. Les deux perdent leurs moyens, et la grande Comédie que joue la Société déraille un instant. Une nature révoltée aime ce genre de couacs, elle espère une catastrophe, ce sale monde va peut-être s’écrouler si l’on dérange ce faux ordre de toute la grande comédie. Il ne veut pas admettre que le monde ne s’écroulera pas, c’est seulement le capharnaüm qui sera encore plus grand et encore plus injuste si la loi parfaite de la nature prend le dessus sur la loi humaine imparfaite : cela risque d’être l’heure du règlement de comptes entre les forts et les faibles. Il serait bien mieux de prendre acte que c’est vrai, nous sommes tous acteurs d’un drame, dans un but plus élevé même que l’art ; oui, nous nous sommes engagés à jouer un rôle, et la grande majorité des gens ne se sont pas simplement engagés à jouer ce rôle, mais ils veulent le jouer avec enthousiasme, et avec une certaine ambition ; le plus intéressant, pas vraiment sous la contrainte, comme le prétendent ceux qui ne sont pas satisfaits de leur rôle. Ô, vous qui clamez l’égalité, c’est bien cela, certains se trouvent parfaitement à l’aise dans le rôle d’un laquais, en secret, encore plus parfaitement qu’ils ne trouvent parfait leur chef dans le rôle du maître, avec qui ils n’échangeraient leur rôle à aucun prix. Tu peux être certain de les offenser si dans ton salut tu ne reconnais pas leur talent dans leur rôle. Les mots de l’Évangile « Donnez à César ce qui est à César » concernent avant tout justement les salutations, et n’oublions pas qu’il existe de nombreux rangs exceptionnels et de postes honorifiques dans le trouble économique actuel, dont le quasiment seul honoraire est le respect, et la seule gratification le salut : pour ne pas citer la blague juive bien connue sur le "rasekol[2]" et "l’ambassadeur", je vais plutôt citer l’épigramme mélancolique de János Arany :

                                               Mon chapeau est haut de forme

                                               Ce n’a rien d’une bagatelle :

                                               Si je le mets, une hauteur,

                                               Si je l’ôte, profondeur.

ALADÁR avec affectation : Apprends-moi, ô Maître, comment saluer les hommes !

ALADIN : Avec une simplicité directe et amicale, mais sans jamais gêner celui à qui tu exprimes ton respect. Soulève ton chapeau, non seulement en l’honneur de la personne concernée, mais aussi en l’honneur du chapeau. À la seule cérémonie de couronnement à laquelle j’ai assisté, le monarque, dans son effort pour montrer son amour affectueux envers son peuple dévoué, a oublié la couronne qui brillait sur son crâne, et tellement il saluait à gauche et à droite en souriant qu’elle a failli tomber de sa tête – dans ce cas particulier il aurait mieux fait de tenir son cou droit et d’être fier non de lui-même, mais du symbole qu’il portait. Certains, pour nous serrer la main, la lancent si négligemment ou distraitement qu’on pourrait imaginer qu’ils la donnent une fois pour toutes, qu’on peut l’arracher, la fourrer dans sa poche, la garder en souvenir. Un jour j’ai joué un tour à un type comme ça : à la place de ma main je lui ai tendu mon gant sorti de la manche de mon pardessus et pendant qu’il le serrait longuement, je le lui ai laissé et je suis parti : il a failli tomber dans les pommes de frayeur. Fais attention aussi au texte de ton Dieu vous garde, selon les circonstances – si l’objet de ta visite est de signifier à quelqu’un que tu viens de déposer une plainte contre lui dans une poursuite pénale et ce n’est plus qu’une question d’heures qu’on vienne l’arrêter – dans cette situation précise il serait déplacé de le quitter avec un « bonne journée » hautain, vu que par ta faute la journée de ce malheureux sera passablement mauvaise. Au demeurant, un peu de congruité ne peut pas nuire – ou bien je dis quelque chose à la place de l’action, ou bien je le fais, sinon j’aurai maille à partir avec Monsieur Biensûr – je suis certain que la coutume générale qu’un homme leur baise la main, et en même temps leur dise « je vous baise la main » a un effet comique non seulement pour moi mais pour les femmes aussi – il est superflu de confirmer en paroles un acte que tout le monde peut voir.

ALADÁR : S’il le dit sans le faire, est-ce moins comique ?

ALADIN : Non, pas du tout. Dans ce cas-là l’acte par ailleurs symbolique est légitimement remplacé par une allusion symbolique, à l’instar des cérémonies rituelles. En effet, il convient d’avoir une vision claire de l’essentiel, c’est-à-dire…

ALADÁR : Pardonne-moi, juste une minute… là vient… je dois lui parler… je reviens tout de suite… Ma chère Margit, je vous baise la main…

ALADIN regarde la femme et chuchote : Bon, bon…J’achèverai une autre fois, vas-y… À titre exceptionnel je t’autorise à lui baiser effectivement la main… Mais tu vois, il n’aurait pas fallu agir trop vite : tu aurais fait plus bel effet en le faisant sans le dire !

 

Pesti Napló, 2 avril 1933.

 

 

 

Sur l’instinct populacier

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ALADÁR : C’est la troisième fois que j’entends dans ta bouche cette expression : il est agité par l’instinct populacier.

ALADIN : Mais c’est la première fois que tu me demandes ce que j’entends par là.

ALADÁR : Oui, j’ai d’abord cru que tu utilisais cette expression au sens général. Mais la dernière fois tu attribuais cet instinct à un homme qui faisait des simagrées, un excentrique. J’ai tendance à penser que tu lui donnes un sens particulier.

ALADIN : C’est tout à fait exact. C’est après l’expérience de nombreuses années que je distingue ce terme des autres semblables, comme l’instinct grégaire, ou d’autres encore, proches pour la forme mais d’un sens assez opposé comme solidarité sociale, que l’on nomme aujourd’hui sentiment collectif. L’instinct grégaire y ressemblerait un peu – mais il est différent ! Ce dernier nous laisse imaginer, même si c’est sous une forme brutale et crue, mais au moins au sens animal, une communauté saine, une société de primitifs utiles qui dans leur intérêt vital commun sont capables de se conformer au bouvier qui les mène. L’instinct grégaire est un caractère rudimentaire mais non vil : il n’est pas le contraire, mais il est à un stade sous-développé et élémentaire de cet idéal supérieur qui vient s’exprimer dans la compassion humaine et dans l’idée de l’intérêt social. Se lancer dans le combat, sans enthousiasme ni conviction, parce que le chef le décide, c’est l’instinct grégaire, le chef est responsable, que ce soit juste ou non, en soi cela peut-être une vertu noble. On commence à parler d’instinct populacier dès lors qu’on ne se met pas en mouvement parce qu’on observe le chef, or ce chef s’est mis en mouvement, mais on bouge parce qu’on voit les autres, c’est-à-dire le troupeau, se mettre à bouger.

ALADÁR : C’est simplement l’instinct d’imitation. La singerie. Un atavisme de la nature humaine.

ALADIN : Tu te trompes. Si c’était le cas, je n’aurais pas ressenti le besoin d’un terme technique distinctif. Dans son orientation et ses résultats l’instinct de singer pourrait être une source précieuse de progrès pris dans le meilleur sens : cela dépend toujours de celui ou de ce qu’on imite, étant donné que le singe ne trie pas, il imite aussi bien le gentleman parfait que l’assassin sournois. Si nous devons les alternances rapides des temps sombres à cet instinct d’imitation, nous lui devons également les années de lumière, cet instinct est le sol fertile et sain aussi bien des mauvaises herbes que des meilleures céréales. À propos d’un parvenu ou d’un snob je ne dirais pas que c’est l’instinct populacier qui travaille en lui, il suit simplement la mode, et si des bonnes choses, la culture, l’enseignement, la bonté et l’amitié sont à la mode, tu peux compter sur lui, sur sa compréhension. En soi, l’instinct d’imitation n’est pas nuisible et il ne s’oppose pas à la sagesse et aux bonnes manières (tu as compris, n’est-ce pas, que ces deux notions sont synonymes dans ma bouche). Si nous portons une cravate et un chapeau dur et autres objets inutiles, et si nous respectons tous les deux certains usages futiles, c’est en raison d’un instinct d’imitation sain et, pour ma part, je considérerais comme une originalité stupide et malsaine le non-respect de ces usages, leur respect ne me paraît nullement une singerie. Obéir à la mode n’est pas encore une sagesse en soi, mais plutôt une bonne manière, sous réserve que notre obéissance ne soit pas une servilité aveugle, mais un modeste effort d’adaptation pour ne pas se faire remarquer.

ALADÁR : Où commence alors l’instinct populacier ?

ALADIN : Justement là où se terminent l’instinct grégaire et l’imitation : lorsqu’il ne s’agit pas d’être incité à agir par une communauté en mouvement, mais il s’agit d’une sorte de perfidie innée personnelle, d’un égoïsme, voire une volonté de détruire qui se cherche et trouve un sol fertile, une justification, un prétexte, un moyen et une opportunité de se mettre en avant, de réussir, à travers la foule, en repoussant la responsabilité sur la foule. Par conséquent l’instinct populacier est paradoxal : c’est un caractère individuel qui ne se développe que dans la masse, et c’est dans ce cas que se produisent des événements malsains et nuisibles à serrer un cœur sain et serrer le poing d’une main forte et ouverte. C’est bien cela, l’instinct populacier imite lui aussi – mais parmi les choses à imiter il se choisit toujours ce qui est pervers, donc très individuel : la grimace dans les efforts nobles du lutteur, les bras gesticulant et la voix de fausset vociférant dans l’emportement de l’orateur enflammé par la prétention de justice. C’est dans cet instinct qu’une foule devient personnalité particulière, et étant donné que ce processus inversé est contre-nature, cet Individu-masse, la Populace, est toujours repoussant et antipathique. Si tu me demandes la différence entre foule et populace, je te montrerai deux images qui les représentent sous une forme réduite. Sur la première un mendiant se trouve à un coin de rue ; deux personnes s’arrêtent, lui font l’aumône, une troisième s’arrête également, curieuse, elle espère assister à un spectacle où tomber sur une braderie commerciale, puis elle a honte, elle sort quelques sous du fond de sa poche pour ne pas passer pour un badaud inutile. Jusque-là il ne s’agit que d’une foule, inoffensive, à la rigueur d’un rassemblement utile. Imagine maintenant que quelqu’un, un de ses rivaux, se mette à bastonner le mendiant. Tant qu’ils ne sont qu’eux deux sur la piste, un troisième peut éventuellement les séparer, ou prendre le parti du plus faible. Mais observe bien : dès que la situation change, et ils sont deux, voire trois à taper sur un quatrième, surgit toujours un cinquième qui, sans qu’on ne lui demande rien, et sans même savoir ce qui se passe, accourt et aide à frapper l’inconnu malheureux, lui donne des coups de pied et lui crache au visage. C’est à cette cinquième roue, à ce salaud superflu et inutile que personne n’a invité, dont personne n’a besoin, qui exécute une sentence, qui transforme un simple malentendu en une loi du lynch, uniquement parce qu’il a envie de taper et frapper et mordre, mais il a toujours été trop lâche pour porter le flambeau, c’est à ce cinquième, puis à un sixième et à un cent millième, que commence le monstre, ce dragon hindou simple, à mille pattes et à cent antennes, des centuries romaines détruisant Carthage sans raison, le monstre de la nuit de la Saint-Barthélemy, le monstre du Deux Septembre, le monstre qui grossit et enfle et ricane dans la vapeur sanguinaire des pogroms de Kichinev, cette Personnalité Intéressante, ce démagogue insolent se clamant être Rédempteur Responsable de la Volonté de Lui-même et de sa Race, cette gorge de la Foule effrayée, gorge d’airain hurlant Barrabas, dont chaque cellule soupire pour le Christ et qui ne se reconnaît pas dans l’horrible gueule difforme qui juge et agit en son nom – c’est cet Individu qui est la Populace, et l’instinct qui rend possible l’Individu est une infection germée dans quelque âme malade : il ne naît jamais dans la foule, mais toujours dans un individu malade : un mâle ou une femelle à l’âme populacière.

ALADÁR : Par exemple ?

ALADIN après une pause : Hélas, il y a eu parmi eux des hommes de haute intelligence et de grand talent, c’est l’histoire qui nous l’enseigne. Un de ceux-là était par exemple Caton d’Utique, avec son imagination sanguinaire, incapable de se libérer de l’image frissonnante et sensuelle de la ville brûlée jusqu’aux cendres, de centaines de milliers d’êtres humains massacrés. Il s’est toujours trouvé de tels êtres, mais l’éducation et l’éthique d’une époque en tant qu’esprit et mode du temps se manifestent justement ici : ce genre d’inclination doit-il oui ou non se cacher honteusement dans les fantasmes du malade, sous l’édredon, ou bien peut-il se permettre de clamer sa vision détestable sur la place publique, voire du haut d’une chaire ? Tu comprends maintenant comment le style et le goût d’une époque peuvent devenir le sort et le destin, le rôle historique de toute une génération qui a manqué de s’éduquer, et qui n’a pas hérité de ses prédécesseurs un savoir-vivre, même aussi modeste que celui qui est en train de naître dans notre dialogue à nous, si le lecteur nous accompagne.

 

Pesti Napló, 9 avril 1933.

 

 

 

Sur la discussion

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ALADÁR nerveusement : Écoute, ne nous disputons pas.

ALADIN : Comme tu voudras.

ALADÁR : Nous ne parviendrions pas à nous convaincre.

ALADIN : Tu penses que tu ne parviendrais pas à me convaincre.

ALADÁR : Je pense que tu ne parviendrais pas à me convaincre.

ALADIN : Peu importe, je voulais seulement rectifier un mot. Une discussion ne peut, en principe, conduire à un résultat (en pratique non plus) que si l’une des parties arrive à convaincre l’autre. Se convaincre "l’un l’autre", c’est le non-sens le plus fou parmi les nombreuses phrases creuses que nous utilisons à tout instant !

ALADÁR : Une phrase creuse, je veux bien, mais en quoi serait-ce un non-sens ?

ALADIN : Si tu t’étais creusé une seule minute la cervelle sur le sens de cette expression "l’un l’autre", tu m’aurais épargné cette explication. Bon, restons schématiques, toute discussion tourne autour d’une question, n’est-ce pas, et la discussion est possible parce que l’un répond par un oui et l’autre par un non à cette question. Maintenant imagine que la discussion s’installe entre deux parties également intelligentes, également pourvues d’arguments ; que peut être dans un cas idéal le résultat de la conviction "de l’un par l’autre" ? Se convaincre mutuellement signifie que chacun des deux convainc l’autre de la rectitude de son point de vue, celui qui a dit oui va maintenant dire non et inversement, par conséquent ils seront de nouveau d'avis opposés, ils peuvent recommencer, il ne s’est rien passé d’autre que dans les tournois médiévaux où il était coutumier au milieu du combat d’échanger les épées.

ALADÁR : Sophisme !

ALADIN : Tu ne croirais pas à quel point cela arrive souvent dans la réalité, sans que les parties en débat se rendent compte de l’échange. Autrefois, au temps où les joutes inutiles mais au moins chevaleresques avaient encore cours, les amateurs de discussions au sens originel produisaient des joutes amusantes. Aujourd’hui c’est passé de mode.

ALADÁR : On ne débattrait plus suffisamment ? Regarde ces deux jeunes gens là-bas dans le coin… L’un est déjà rouge paprika, tandis que l’autre affiche un sourire ironique… J’ai à l’instant attrapé un de leurs mots, c’est de l’hitlérisme qu’il s’agit…

ALADIN avec un geste de dédain : Je sais, je l’ai remarqué… Je connais aussi le sujet de leur dispute. Ce débat risque de très mal se terminer. Le jeune homme affichant ce sourire ironique est le rédacteur au demeurant très intelligent et cultivé d’un hebdomadaire libre-penseur, il use d’armes déshonnêtes, il finira par persuader son adversaire d’user lui aussi de telles armes dans l’avenir ; l’autre, bien qu’il soit sur de mauvais rails, est au moins de bonne foi, il sent à peu près que le jeu n’est pas fair-play, et il emporte dans son cœur une blessure telle qu’il n’en guérira pas jusqu’à la fin de ses jours. Ces deux-là ne débattent pas, ils s’agressent.

ALADÁR : Comment le sais-tu ?

ALADIN : Je l’entends à leur ton. Ceux qu’on qualifie d’esprit agnostique, et que l’on appelait autrefois humanistes, aujourd’hui on les stigmatise comme destructifs, si on ne leur jette pas à la tête des mots pires encore, cet esprit a été depuis le début du siècle complètement gâché et disqualifié de tout beau débat par cette tendance à analyser qui a conduit en psychologie à la vivisection de l’âme de nos congénères et dans l’art à ce genre de description froide, sans âme, qui rend d’emblée impossible toute compréhension mutuelle, en transformant un des deux débatteurs, ou encore plus tordu : les deux, objets de l’opinion de l’autre, or l’objet de l’opinion pour les deux parties ne peut être que la question débattue. Observe la plupart des discussions : cinq minutes après avoir soulevé une question, ils ne parlent plus que l’un de l’autre, même si c’est sous une forme dissimulée, et non plus de la question soulevée.

ALADÁR : Ils s’agressent.

ALADIN : En effet, ils s’agressent, et qui plus est, sous la forme la plus déplaisante : non du point de vue général de l’aptitude au débat, mais du point de vue de l’aptitude au sujet en question. « Vous, un homme de telle et telle opinion, ne le reconnaîtrez naturellement pas. » « Vous, tel que je vous connais, penserez naturellement que je dis cela uniquement parce que d’après vous je suis partial de telle et telle façon. » Je ne peux pas imaginer un ton plus malpoli et plus mal élevé. En tant que président de l’audience, j’agiterais immédiatement ma clochette. Cet autre genre d’argumentation que l’on entend de plus en plus souvent depuis la lutte de ce qu’on appelle des visions du monde, et qui commence souvent par un « Vous êtes un bourgeois, vous ne pouvez pas comprendre », ou « Vous êtes communiste, cela vous dépasse », ou à la façon des femmes : « Un homme comme vous qui offre des bas de soie à certaines petites femmes », je ne peux même pas le qualifier moralement, cela ressortit déjà au domaine du crime. Ce genre d’hommes "tais-toi donc" et connaisseurs d’hommes et physiognomoniques et graphologues et sondeurs des reins et des cœurs (hommes détestables) oublient la loi de la relativité de l’âme, ils oublient que tout être sensible poursuit le plus souvent le débat en lui, après l’interruption du dialogue (une de mes connaissances s’est mortellement brouillée avec son ami, il l’a provoqué et en est venu à lui tirer une balle dans la tête au cours d’un débat mené seul, chez lui, dans son lit). Tu n’imagines pas le rôle important que joue l’arrière-goût de ces débats violemment interrompus dans la formation de l’esprit du temps et de l’atmosphère de la vie publique. Je me rappelle certains courants politiques que j’ai qualifiés en ces termes : « l’époque des visages offensés ». Des figures insignifiantes, depuis longtemps connues, sont apparues dans des positions dirigeantes, dans des bureaux ou sur le terrain de la vie publique, elles ont affiché l’expression boudeuse de l’amour-propre offensé, comme pour clamer « c’est moi qu’ils ont traité ainsi ! C’est moi qu’ils ont écarté d’un geste dédaigneux ! Ils vont enfin voir qui je suis ! ». Dans une certaine mesure ils avaient raison en invoquant le complexe de Coriolan, le débatteur de mauvaises manières a mérité sa punition, même si par hasard il avait raison.

ALADÁR : Là tu exagères.

ALADIN : Pas du tout. Le but du débat étant de clarifier un sujet avant sa clôture, la manière d’y parvenir (ou dans un sens plus élevé, le style) est le plus important, plus que d’atteindre, de deviner à l’avance, la conclusion, à laquelle on viendra de toute façon par une voie correcte. C’est pourquoi, au sens esthétique, le langage formel des débats de Socrate reste éternellement beau.

ALADÁR : Je le trouve celui-ci trop accommodant et trop châtié.

ALADIN : Alors tu t’en souviens mal. Par rapport aux rhéteurs grecs, le bégaiement débraillé, assumé et généreux de Socrate, est ô combien supérieur à l’élocution de Démosthène à laquelle ce dernier est parvenu en se déshabituant péniblement du bégaiement !

ALADÁR : Estimes-tu à ce point le débraillé ?

ALADIN : Quelqu’un qui bégaie, qui cherche ses mots, ses expressions, je lui fais le crédit qu’il s’efforce à comprendre, à apprendre la vérité, ce dont il s’agit, par respect de l’autre, comme s’il affrontait cette question pour la première fois, qu’il cherchait une solution honnête. Son bégaiement exprime le rythme naturel de toutes les réflexions sensées, productives : j’entends quelque chose, alors je me mets à réfléchir là-dessus, je le compare à mon expérience, lui est-il conforme, et c’est seulement ensuite que je formule un avis. Un débatteur qualifié d’habile dans la répartie, qui est toujours prêt à une riposte rapide et toute faite, m’évoque un gramophone ou un perroquet ; il use ses réserves mais ne crée pas. Jamais il ne parviendra au niveau d’un débatteur idéal qui peut tout oublier en faveur du sujet qui le préoccupe, car il ne cherche pas sa raison à lui, mais le but de tout éveil et de pensée et de conscience : il cherche la vérité.

 

Pesti Napló, 23 avril 1933.

 

 

 

Sur les grands hommes

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ALADÁR : Je dois t’avouer, moi, il m’a déçu.

ALADIN : Je ne pense pas que c’était de sa faute. Je ne le connaissais que par ses œuvres.

ALADÁR : J’ai peut-être été partial. Pour commencer par un paradoxe, pour moi il était l’étalon de l’extraordinaire, la norme unique. Je conformais mes pensées aux siennes avant de prendre mes décisions sur des questions de principe, dans certains cas j’ai essayé d’imaginer presque mécaniquement ce que serait son avis sur des sujets concrets.

ALADIN : Tu avais raison. Les modèles servent à cela.

ALADÁR : Je ne saurais pas te dire si j’avais une idée précise sur l’homme lui-même – je dois penser que j’en avais une, autrement la rencontre personnelle ne m’aurait pas causé une telle déception.

ALADIN : Tu as dû lui attribuer des qualités extraordinaires aussi dans le style de ses manifestations extérieures.

ALADÁR : C’est possible. Un admirateur aimerait croire que le grand homme est en harmonie avec sa création, que c’est une personnalité digne de l’être exceptionnel qu’il est, qu’il vit dans le monde des lois créées pour lui-même.

ALADIN : Disons par exemple qu’il porte ses chaussures sur la tête pour signaler que les conventions ne valent pas pour lui.

ALADÁR : Ce n’est pas ce que je voulais dire.

ALADIN : Je sais. Tu t’attendais à ce que dans ses mots, ses accents, et surtout sa façon de reconnaître en toi l’âme sœur compréhensive (c’est le désir secret de tout admirateur, et peut-être est-ce la source de toute admiration), tu puisses l’identifier à l’homme avec lequel pendant tes lectures tu menais des dialogues unilatéraux. Or tu as dû constater à la place qu’il n’a pas de considération pour ta compréhension, celle-ci l’agacerait plutôt et il s’efforce à donner un caractère plus conventionnel à votre contact.

ALADÁR : C’est tout à fait ça. Et par-dessus le marché, ce qui m’a été le plus pénible c’est qu’il s’est ostensiblement consacré presque exclusivement à un membre de la société, un type totalement ignorant et insignifiant, à des années-lumière de toute pensée qui l’intéresse, il l’a écouté avec une attention soutenue, il a engagé avec lui une conversation animée, il le regardait presque avec respect.

ALADIN : Il espérait vraisemblablement apprendre de lui quelque chose.

ALADÁR : Là, je ne te suis plus.

ALADIN : Pourtant c’est clair. Le personnage dont nous parlons est effectivement un grand homme, un esprit éminent, hors du commun : prends ces derniers mots au pied de la lettre, non en tant qu’évaluation, mais simplement en tant que distinction. Être hors du commun peut signifier plusieurs possibilités du point de vue de l’écart à la normale, vers le haut comme vers le bas. D’un côté dans la position de l’infirme imparfait, de l’autre dans celle de l’exception trop parfaite. Leur destin commun est de se trouver dans une relation incertaine, dangereuse et pénible avec la société sans pour autant justifier par-là la théorie désuète et limitée de Lombroso sur la parenté entre le génie et le fou ou le criminel. La raison de cette situation incertaine et pénible est l’expérience bien reconnue que le grand homme n’est qu’exceptionnellement identique à l’homme immense (cette thèse n’est pas aussi fermement applicable à l’envers, même si cela paraît plaisant) – étant donné que la condition existentielle de ces deux types provient d’un don naturel différent. Le grand homme prend la vie, la société, ses congénères ou sa vie propre trop au sérieux, par conséquent il les surestime in specie æternitatis, tandis que l’homme immense considère éventuellement tout cela comme une aventure. C’est pourquoi la foule prend ce dernier au sérieux, mais reconnaît le premier à la rigueur, sans le hisser au pinacle. Et le grand homme ne l’ignore pas. Il sent bien que le trône du pouvoir terrestre où il aurait les moyens de façonner le monde, également dans ses aspects extérieurs, à sa propre image, non seulement lui reste totalement inaccessible, mais il s’en éloigne au fur et à mesure qu’il reconnaît de plus en plus profondément et fortement les principes justes et intelligents de la vie. Sans qu’il y ait donc une parenté entre le génie et le fou, le génie est contraint de se comporter comme son congénère et contraire intellectuel, le fou, qui s’adapte aux lois disciplinaires de son asile. Dans les manières, la différence fondamentale entre les deux est que le génie connaît les lois des hommes ordinaires, alors que le fou ne les connaît pas (le génie englobe l’homme ordinaire, mais le fou ne l’englobe pas), et le génie possède aussi des capacités d’adaptation. S’il était possible d’imaginer un fou avec lequel on pourrait parler intelligemment, le génie donnerait à ce fou ce conseil auquel il doit de pourvoir vivre sa vie parmi les gens, sans se laisser enfermer dans un asile. Il lui dirait : ne parlons pas maintenant de qui tu es, qui tu te crois, dans quelle mesure tu vois que les autres sont fous. Parlons seulement de ce que tu admets toi-même, indépendamment de la vérité et du mensonge : tu es malheureux parce qu’on t’a enfermé dans cet asile de fous, tu souffres, tu aimerais à tout prix être libéré de là, n’est-ce pas ? Je te propose un moyen d’y parvenir, essaye-le. Simule. Je t’explique comment faire. Imite, sans projet et sans aucune idée, imite mécaniquement, comme un singe, les quelques hommes reconnus comme normaux, même si tu les détestes et les méprises : médecins, infirmiers, visiteurs. Imite leurs gestes, leurs accents, rabâche mot à mot ce qu’ils disent, les quelques phrases qu’ils prononcent dans des situations données. Observe minutieusement, avec endurance, apprends leurs moindres coutumes, leurs habitudes vestimentaires, leurs rires, l’expression de leur visage. Au début cela te sera difficile. Plus tard tu comprendras que l’imitation des extériorités te transformera aussi intérieurement : tes souffrances dues à ta différence s’adouciront, en se fondant dans une communauté inconnue, mystérieuse, et l’Idée fixe qui ici ne t’a servi qu’à augmenter tes souffrances se recroquevillera dans ton for intérieur, s’encroûtera, ne produira plus de symptômes – elle se manifestera de nouveau, si tu y tiens, une fois que tu seras libéré de ces murs, dehors, à l’air libre.

ALADÁR : Ça m’étonnerait bien que ça guérisse ton fou.

ALADIN : Non, mais dans la pratique ça lui permettrait de vivre dans la société – or maintenir un homme en vie est tout de même plus important que de vaincre une maladie. Maintenant tu sais à quoi j’ai fait allusion en prétendant que ton grand homme voulait apprendre quelque chose de cet imbécile. Lui seul sait quelles grandes souffrances et humiliations, quelles heures amères d’une solitude insupportable et d’une méditation solitaire ont forgé en lui cette règle vitale : bien qu’il soit plus difficile de ressembler à des gens que d’en être différent, pourtant celui qui a quelque chose à faire en ce monde doit assumer cette part plus difficile. Celui qui veut construire un pont vers l’avenir doit se mettre en paix avec son temps, s’il ne veut pas que son temps détruise les piliers plus proches de ce pont – se mettre en paix même au prix de renier la mission du pont. Le célèbre geste de Galilée par lequel il a renié son enseignement devant les puissants de l’Église, non seulement je ne le considère pas comme lâche obséquiosité, mais au contraire j’admire en lui un modèle de prosternation juste et intelligente devant la force et la destinée secrètes de l’esprit du temps, au nom des parfaites bonnes manières.

 

Pesti Napló, 30 avril 1933.

 

 

 

 



[1] Poème épique de János Arany (1817-1882).

[2] Rasekol : président administratif d’un communauté juive.