Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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Bouteille de cristal

 

Là-haut, sur cette montagne, dit le jeune homme en souriant, les paupières calmement baissées, c'est là-haut que je vais grimper, vous ne comprenez pas ? Elle est haute ? Bien sûr, je le sais. Je connais aussi la route, certains, peu nombreux, l'ont déjà parcourue. La plupart ont rebroussé chemin, quelques-uns se sont enlisés… On dit que dans la forêt on trouve des squelettes éparpillés. J'ignore ce qui leur est arrivé. Du sommet on embrasse, dit-on, un panorama féerique… Vous savez, de là-haut l'œil porte loin, ça, je veux le voir ! Autant garder les yeux fermés d'ici là, et ne les ouvrir que là-haut.

Et pourquoi pas ?

C'est une simple petite promenade, praticable en une journée. Il n'y a rien de surhumain, il suffit de vouloir. Le terrain a déjà été décrit plusieurs fois, des cartographes ont dessiné les détours du chemin. Ce n'est rien. Tout n'est qu'une question de volonté, il suffit de décider de suivre la route, la route est tracée droite, on la voit d'ici, sans aucun obstacle. Pourquoi si peu de gens ont réussi à accéder là-haut, et même, paraît-il, personne jusqu'au sommet, c'est quasiment incompréhensible. Deux l'ont un peu approché, ou peut-être même un seul, c'est lui qui a raconté de quoi ça avait l'air. Il a même fait allusion à une espèce de boîte ou un récipient en cristal, rempli d'un liquide luminescent, sans pouvoir dire toutefois à quoi cela servait, affirmant simplement que cela était merveilleux car il lui avait suffi d'y poser son regard pour presque défaillir, pris d'une sorte de félicité étourdissante et inexplicable.

Autant garder les yeux fermés d'ici là, j'aurai toujours le temps là-haut quand on pourra tout voir à la fois, tout ce qu'ici en bas je ne pourrais observer que séparément, que des détails…

 

Mais dès le début il dut les ouvrir parce que toutes sortes de petits sentiers filaient entre les arbrisseaux du large coteau, et on ne pouvait pas facilement deviner lequel était celui qui conduisait au sommet. Et il vit ainsi à proximité de nombreux autres jeunes gens qui cherchaient également. Il les regarda avec méfiance et plus tard il comprit qu'ils peinaient dans le même sens que lui : la plupart étudiaient une carte ou un schéma qu'ils tenaient à la main. Il y avait des taupes savantes jusqu'au cou dans leur texte, d'autres s'échauffaient si bien à scruter leur dessin qu’ils s’asseyaient, la tête appuyée sur la main, pour mieux s'y consacrer. Ils étaient assis en grappes, on voyait même parmi eux des vieillards chenus qui depuis longtemps avaient oublié à quoi pouvait servir une carte, pourquoi déjà s'en étaient-ils munis… Ceux-ci ne cessaient pas de se quereller pour savoir quelle carte était de meilleure facture, une plus belle ouvrage, un chef-d'œuvre plus estimable !

Ils étaient nombreux et pendant un temps il fut contraint de marcher du même pas. Il y lia quelques amitiés. Il secourut plus faible que lui, s'agrippa à plus fort : tout cela finit par le lasser, il s'assit pour un court repos.

Et puis il esquissa un nouveau sourire car il lui apparut clairement que les autres avaient confondu le chemin avec l'objectif poursuivi. À ceux qu'il tenta de soutenir il fit part de son soupçon, ils rirent un bon coup ensemble ; l’un qui se tenait les côtes de rire dut s'asseoir au bord de la route. Ils s'assirent tous et batifolèrent longuement. Des fleurs s'offraient sous un arbuste, leur odeur aguichante les embaumait. Quelqu'un sortit un violon, il essaya d'imiter le tintinnabulement des clochettes. Il fut récompensé d'un rire claironnant, la compagnie applaudit, ils trinquèrent.

Plus tard il fut encore une fois pris d'une inquiétude. Cela survint lorsque la bouteille de cristal fondit entre ses doigts. Car au milieu de la fête il lui arriva de mentionner le liquide bleu à ses compagnons : dans la poussière du sentier il leur esquissa même la forme du flacon telle qu'il la voyait, une fois même il la sculpta en une matière transparente et dure et la leur montra longuement. Tout d'un coup le pot se mit à ruisseler, il lui glissa des mains et disparut : il comprit que cette matière était de la glace, de la vapeur d'eau figée, du néant. Alors il s'assombrit, il sursauta et quitta ses amis qui pouffaient toujours et se précipita vers l'avant.

Par ici donc, se dit-il, décidé. Dans sa bonne humeur il se mit à siffloter parce qu'en même temps le soleil se mit à briller derrière la montagne : il était déjà bas sur l'horizon, il trouvait pourtant la force de percer le tissu inextricable des nuages. Et il illumina le chemin, on voyait clairement comme ses sinuosités conduisaient vers les hauteurs.

Dans un tournant il aperçut une sorte de grotte, sa gueule était dissimulée par des arbustes, un air tiède en émanait. De là, une voix sarcastique, querelleuse, agaçante stridula de façon inattendue.

- Hé là, qui siffle ici ?

Suivie d'un ricanement.

Le jeune homme cessa de siffloter, il dressa l'oreille, intrigué. Puis il haussa les épaules et voulut passer son chemin. Or il entendit la voix une nouvelle fois mais alors elle était multiple, acrimonieuse, gloussante, sûrement mêlée de voix de femmes.

- Hé ! Sifflez encore ! C'était très joli, bravo !

Tout ricanait alentour, le bosquet, la terre desséchée, la forêt. Une braise d'yeux rouges s'allumait çà et là dans son dos, à sa droite, à sa gauche, mais dès qu'il se tournait par-là, ça s'éteignait, ça disparaissait.

- Le monsieur à la bouteille de cristal ! – siffla une voix stridente, elle déclencha un orage de ricanements râlants, le flanc de la montagne en tressaillit comme un poumon asthmatique s'étranglant de rire. - Ne le connaissez-vous pas ?

Il s'arrêta boudeusement. Puis il éclata de rire lui aussi. Il dit avec étonnement :

- Vous êtes de bien bonne humeur ! Je pourrais savoir de quoi vous riez ?

Une voix basse d'homme hurla du fond de la grotte.

Valeska ! Passe-moi la bouteille ! Le monsieur qui cherche la bouteille est ici !

- Je ne la donne pas !… Ça non !… Qu'il se fatigue un peu, qu'est-ce qu'il croit, il a qu'à siffler et je me décarcasse ?!… Qu'il entre siffler ici s'il y tient tant !…

Les derniers mots se noyèrent dans un fou rire gloussant. Le visage crispé, il lançait des coups d'œil vers la grotte.

- Hum…, se dit-il à mi-voix… Dans le temps cela devait être l'entrée d'une grotte à stalactites… Elle conduit en pente descendante vers l'intérieur de la montagne… Ce n'est tout de même… Tout de même pas eux…

Il faisait déjà presque nuit.

- Ce n’est tout de même pas eux qui l’ont volé ?

Le sang lui monta au visage.

Une dernière fois il essaya de se dominer.

- Ah, balivernes ! Mais il ne peut… il n'a pas… il n'en a pas été question… Quelle voix de brutes et de bassesses… Et ce prénom bizarre… Valeska

- Une grotte à stalactites !!… Peut-être un égout… La voix de l'égout… Mais comment diable aurait-elle pu leur tomber entre les pattes ?!… Ils me font marcher… Ils n'ont jamais mis les pieds à cet endroit là-haut… En avant… en avant toutes… Nous serons bientôt en haut…

Et il repartit en titubant… Dans la direction de la grotte.

Des eaux cascadaient, le rire s'enfonçait vers l'intérieur, il s'éteignit dans un hululement. Éruption d'étoiles. Animation des parois rocheuses. Frottement de balais sur le sol sautillant entre les cuisses fanées des sorcières. Et au loin, sur la mer, l'écume faisait ballotter une planche cassée.

 

Suite du recueil