Le rauquement de la triple trompette retentit ;
la disharmonie de la quatrième, de la sixième et de la
huitième sphère répondit, et Ariel (je le vois devant moi
comme si c'était hier, pourtant cela fait bien trente ans) me donna un
coup de coude pour que je me lève et fasse un pas en avant.
Mes
juges se levèrent eux aussi.
Je
fus pris de frissons dans le dos, la longue enquête m'avait
épuisé avec tout son tintouin, au moins neuf dimensions
examinaient déjà l'affaire, on me poussait d'une section à
l'autre. J'étais fatigué, j'aurais aimé que tout cela
fût terminé ; mais maintenant que la sentence approchait,
l'angoisse de l'Inconnu se mit de nouveau à geindre en moi.
Le
Punisseur leva le bras, il fit signe à l'Accusateur. Et une fois de plus
lecture fut donnée du delictum.
Complètement
brisé, j'écoutai : les Notions tintaient obtusément.
Chaleur et lumière trépidaient. Un instant, quand il fut
évoqué, je vis le rayonnement bienheureux dont j'avais été
arraché lorsque, à la suite de la trahison de l'envieux Astaroth je fus saisi par des gendarmes astraux. Le
reverrai-je un jour ?
Je
ne comprenais plus l'accusation, je ne me souvenais plus guère des
détails. Oui, oui, c'était effectivement à peu près
comme ça, j'étais en mission, je devais placer une
Étincelle. J'avais leur confiance, la chose serait bien faite.
L'émissaire secret du But Ultime avait personnellement
négocié avec le gouvernement pour me délivrer un plein
pouvoir. Ils attendaient de cette démarche un effet considérable.
J'étais conscient de la subtilité de mon rôle complexe,
mais qu'y pouvais-je ? Mon maudit mauvais caractère. Bien sûr
je n'ignorais pas qu’il causerait des ennuis, qu'avais-je à
flâner justement sur cette quatrième sphère ? Je
serais passé sur la suivante, je n'aurais jamais été
tenté. Mais je pensais que c'était un bon endroit, c'était
une espèce d'étrange boulet, monts et vallées, beaucoup de
chaleur, peu de lumière. J'avais pensé au Centre
Magnétique, le placer là. Si tout se mettait à tourner,
cela générerait une merveilleuse musique et le But Ultime
récolterait au centuple la force qu'il avait semée. Je
virevoltais ensuite au-dessus de masses plus petites, un volcan, la mer ou
autre chose. Et au bord de la mer - oui, bel et bien sur le sable - c'est bien
là que j'ai aperçu le premier Vivant qui par la suite m'a
attiré tant d'ennuis. Je n'en avais jamais vu auparavant, j'en avais
seulement beaucoup entendu parler, ma vieille nourrice, la bonne vieille aurore
boréale, m'avait raconté à mon âge minuscule que
cela existait mais je ne l'avais guère cru. J'ai lu sous la plume d'un
jeune écrivain, un certain Moïse, dans un des numéros de la
"Nouvelle Dimension" que ceux-ci appartenaient semble-t-il à
cette espèce qu'il appelait hommes ou quelque chose comme ça - ou
plutôt femmes ? Je ne me rappelle plus. Peu importe. Toujours est-il
que le précieux trésor, l'étincelle unique dont je devais
rendre compte, je l'ai placée dans les yeux de ce vivant, j'ai commis la
trahison suprême. J'ai encore vu le premier scintillement dans ses yeux.
Un autre vivant passait par là, c'était peut-être un "homme"
(selon le mot de Moïse) et celui-ci s'arrêta et se trouva incapable
de poursuivre sa marche. C'est moi qui ai fait cela, et Astaroth
m'a trahi. L'accusation, la plus grave qui soit, était ainsi
rédigée : en soustrayant une étincelle au patrimoine
national du But Ultime, il l'a détournée à son propre
usage afin de se procurer un Père Vivant et une Mère Vivante.
Je
me retournai mais sur le visage de mon avocat, le Défenseur, je ne pus
lire rien d'encourageant. Il haussa les épaules et me chuchota du coin
des lèvres :
- C’est mauvais. Ça sent l'homofabrication volontaire.
- Et
alors ?
Mon
avocat haussa une nouvelle fois les épaules.
- Il
ne nous resterait qu'à demander une expertise psychiatrique, si toutefois
il n'est pas trop tard.
Je
me sentis entouré de mauvais doutes. L'Accusateur acheva son
réquisitoire. Un murmure parcourut les rangs de l'auditoire. En face de
moi les taches tournoyantes des juges s'entremêlaient. Les deux astraux
qui m'encadraient me signifièrent lugubrement de m'asseoir.
Une
brève délibération, puis le Défenseur se
lève pour prendre la parole.
Dès
l'abord il conteste la qualification : on ne peut pas parler de
volonté délibérée. Comment en effet l'accusé
aurait-il pu savoir, dit-il, que dans l'être de signe négatif en
question (je me rappelle, c'est ainsi qu'ils appelaient la chose que nous
nommons femme) l'utilisation de l'étincelle divine comme moyen,
comme outil de quelque jeu insensé autant qu'indigne, s'avérerait
être une si grande témérité ? L'accusé
n'a fait que prêter transitoirement le trésor du But Ultime
pensant le retrouver en bonne place en cas de besoin. Et si tout de même
tel est le cas, c'est-à-dire si on considère que l'aveu constitue
une preuve de volonté délibérée, il est impossible
de laisser la question de la responsabilité mentale hors
considération. Il est inconcevable qu'une âme mentalement saine
qui reçoit le mandat d'orner d'un trésor divin une des parcelles
de la Création, choisisse, parmi toutes ces parcelles, la plus grise et
la plus insignifiante, parmi les inventions de la nature, la plus malheureuse
et la plus contradictoire, parmi les êtres vivants, les plantes et les
animaux, le plus hideux, et qu'il donne spécialement à celui-ci
la force de se répandre et de se développer de telle façon
qu'il se propage comme une maladie. Quelqu'un qui a fait cela
intentionnellement était alors dénué de raison ; sur cette
base je demande donc l'acquittement de mon client.
Son
de la rauque trompette : les juges se retirent. Un morne silence
s'établit. Je regarde devant moi, je ne vois rien. Mais au loin, depuis
les profondeurs, s'élève une sorte de voix tonitruante et confuse
qui me coupe le souffle. Je vois des yeux, des frissons glacés me parcourent
le dos. Une bouche ouverte qui crie, des bras écartés… Une
sueur froide m'envahit le front. Le vent de… Le vent chaud de la Vie
m'assomme, je suis pris d'une panique terrifiante.
L'harmonie
de la cinquième et celle de la septième sphère
retentirent : les juges regagnent leur place. Tout le monde se
lève. Le silence est assourdissant.
Le
Punisseur lève la voix pour lire : Au nom du But Ultime !
- …La
défense est déboutée… Attendus…
Considérant ce qui vient d'être, et compte tenu des circonstances
aggravantes…
…Est
condamné à vie par naissance…
Je tombai sans connaissance de
mon lambeau de nuage. J'eus le temps de voir les deux astraux tenter de me
rattraper, puis j'entendis un vagissement d'enfant. Ce n'est que plus tard que
je compris qu'il avait jailli de mes propres poumons.