Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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RÔti de canard

 

I.

 

Ça s'est passé comme ça.

Dans l'Espace Infini les disques sombres poursuivaient leur rotation silencieuse : au-delà de l'horizon Lumineuse Réalité surgit, on peut seulement le savoir, on ne peut pas la regarder. Le concert débuta, d'abord doucement, puis avec plus d'audace, plus d'allégresse exigeante. Crêté, au long cocorico crâneur, fut le premier, après lui partirent les cochons. Ensuite le coua-coua et le cot cot codec. Quelques minutes plus tard toute la basse-cour était de la fête, la gadoue faisait flic-flac, l'eau clapotait dans l'abreuvoir agitée par les becs lapeurs. Grand Emplumé et Petites Duvetées apparurent en piaillant à travers les tasseaux de la palissade, faisant leur important enfiévré.

 

C'était le matin, le matin de la Vie et de l'Existence infinies, éternel toujours renouvelé, sang et désir dans les artères, et savoureux préparatifs salivants dans les jabots prêts à broyer les blonds grains d'orges, le maïs doré. J'ai rapidement planifié les prochaines choses à faire. Dès que Dieu Géant Sans Ailes emmènerait les deux Engraissées derrière (c'est lui qui les gave de maïs par la force), je me glisserai à travers la palissade : d'abord l'abreuvoir, ensuite picotage sous le mûrier, pressé parce que Tête Bleue sera encore la plus rapide et elle me les piquera. Ensuite bagarre contre les oies, ces derniers temps elles sont devenues bien violentes. Ensuite se dorer dans la grande luminosité, la panse pleine. Ensuite dehors par la porte, direction la rivière à travers les laîches, c'est peut-être le plus beau chapitre de l'Infinité et de l'Éternité, cette fraîche humidité ruisselante où flotter sur l'eau est léger comme un rêve, semblablement à ce que je ressentais naguère, flottant en l'air là-haut dans la bleuté infinie, à proximité de Lumineuse Réalité… Ensuite le songe, le pétillement silencieux du sang dans les veines, le bec caché sous les ailes douces et chaudes, halètement régulier, éternellement.

Je me suis faufilé sous la palissade pour me diriger vers l'abreuvoir. Ils étaient au moins cinq déjà là à enfoncer puis retirer leur bec avec les mêmes gestes mécaniques, à les dresser en l'air pour faire descendre l'eau puis à l'enfoncer encore. Je me suis placé parmi les autres, j'ai enfoncé mon bec, aspiré l'eau, rejeté mon cou en arrière, dégluti, puis je l'ai enfoncé derechef. Quand il a été plein à ras bord, j'ai poussé un coin-coin de satisfaction avant de me diriger vers le mûrier. C'est alors que surgit près de moi Dieu Géant Sans Ailes.

Il s'affairait autour de nous, pressé sur ses piliers en cuir. Il convenait dans ces cas de courir à toutes pattes, d'accélérer les mouvements, de déployer les ailes, puis quelques pas plus loin on pouvait s'arrêter pour souffler un peu. Quand c'est comme ça, le plus souvent il lance du maïs. Dans le pire des cas il disparaît rapidement, on peut retourner à l'abreuvoir.

Cette fois la chose dure un peu plus longtemps. Dieu Géant Sans Ailes paraît très agité, il se baisse, il cherche à nous attraper. Même moi ! On dirait qu'il veut m'attraper tout comme les Engraissées dans lesquelles on force le maïs. Je n'aime pas ça, le toucher ou la prise des cinq doigts durs et lisses me rendent nerveux, une fois déjà ils m'ont emporté, ils m'ont tâté, pressé partout, j'avais protesté et battu des ailes pour me faire comprendre de Dieu Géant, j'ai été content quand il m'a enfin compris et reposé au sol. Voilà que ça recommence ! Dieu Géant a peut-être oublié que je n'aime pas ça, qu'on se contente de me lancer du maïs de loin et qu'on me fiche la paix ! Le voilà qui a failli m'attraper, mais je me suis faufilé. Le tour est à Téte Bleue : elle s'est fait attraper, emporter, on peut souffler un peu. Mais non ! Tête Bleue s'échappe, Dieu Géant cacarde quelque chose furieusement… Cette stupide Patte Bleue n'a rien trouvé de mieux que de tituber par ici, juste devant mon bec, elle m'empêche de filer… Mince, je me fais attraper par une aile. Il va me l'arracher ! Une fois de plus Dieu géant ne comprend rien, il ne lâche pas prise… il me serre même davantage puis il me lève en l'air.

Ha zut, c'est ennuyeux, embêtant. Dieu Géant me serre les deux ailes dans le dos et il recommence à me tâter. Surtout le jabot et le cou. Ce serait bien qu'il se décide à me poser, j'ai déjà mal aux aisselles. Je m'efforce de lui faire comprendre que ce n'est pas bien, qu'il me confond peut-être avec le chat qui, lui, aime ça. Mais cette fois la chose dure plus longtemps… Dieu Géant me serre aussi le cou en arrière replié jusqu'au dos. Je ne peux plus bouger, je ne vois plus Dieu Géant, je ne vois qu'un bout de ciel. Dans ces cas, le mieux c'est de prendre son mal en patience. Mais non… Dieu Géant ne me laisse pas tranquille… il titille mon cou, il m'arrache les duvets on dirait… Ça devient carrément désagréable, ça chatouille trop, pourvu qu'il me pose vite… Mais pas du tout, il me tient serré, très serré, mon cou replié me fait mal… Pendant ce temps-là il gesticule avec sa main restée libre… il a quelque chose de long, brillant, étincelant, dans cette autre main…

C'est très bizarre… très inconfortable… très mauvais… zut alors… qu'est-ce qui se passe… une erreur sans doute… cet objet étincelant… ce n'est pas du tout sa place ici sur mon cou… je devrais ouvrir le bec, vite, vite, redresser mon cou… faire comprendre à cet imbécile de Dieu Géant qu'il se trompe… cet objet n'est pas… vite… Mais je n'y arrive pas…

Mais… mais quoi… c'est quoi qui… qui crisse… évidemment je savais bien que ce n'était pas fait pour aller là… Que ça ne pouvait que mal se terminer…

Mon cou… mon cou s'est ouvert… ce n'est pas bien… ça ne se fait pas… c'est une erreur… à la place de mon bec… ça ne peut pas arriver… c'est une épouvantable erreur gravissime qui s'est produite… quelque chose coule… en palpitant… peut-être l'eau que j'ai lapée… Et… Dieu… Géant… m'é… carte… le… cou…

ça coule… ça palpite… ça bouillonne… toujours… mais comme… c'est… curieux… pas vrai… et là… Dieu… Géant… me relâche… enfin… et je suis… par terre… maintenant… je dois… vite… courir…

Mais c'est quoi… ce rouge… tout ce rouge… tout ce rouge… et il est… impossible… de courir… pourtant… Dieu Géant… m'a lâché… Et tiens… que fait ici… Tête Bleue… elle picore… Quelque chose… par ici…  Hé, Tête Bleue !…

J'ai voulu faire coin-coin à Tête Bleue mais j'ai dû me rendre compte que je n'avais plus de voix. Il n'y avait pas que ça de bizarre : toute la cour s'est mise à tourner, elle tournait en rond, lentement. J'ai encore vu Crêté et Grand Emplumé et la palissade, mais tout était ridiculement flou… et Réalité Lumineuse… Réalité Lumineuse aussi… mais c'est impossible… Elle est devenue semblable à la Lune argentée… La Lune argentée dans la nuit mystérieuse quand le monde repose sans bruit tandis qu'en haut, en haut flottent… les montagnes…

Le lac… la laîche… l'eau…

Alors j'ai été pris d'un effarement hurlant. J'ai tendu tous mes muscles, hérissé toutes mes plumes, écarté mes pattes et dans un effort terrible redressé mon cou béant, dans une dernière, unique, pressante, terrifiante expression de ma volonté de réparer l'Erreur. Mais le cou n'a plus obéi à ma volonté, il s'est affalé et je me suis étalé sur le sol.

Et à ce moment-là la cour et Tête Bleue et la palissade furent englouties par l'Espace Infini et dans le ciel Réalité Lumineuse a lancé une dernière flamme puis s'est éteinte. Et cessèrent d'exister le Cosmos, l'Univers : pour les siècles des siècles, l'éternelle éternité.

 

II.

 

C’est du rôti de canard qu’on a servi au déjeuner.

 

Suite du recueil