Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
Deux jeux
Je
me rappelle très bien les jeux auxquels je jouais enfant, sans camarades
ni jouets, tout seul, dans une transe surhumaine de l'imagination, oubliant
tout, envoûté, aveugle et sourd, m'abandonnant à la
mortelle ivresse du jeu : à l'idée fixe du jeu, à la
folie du jeu, il n'existe pas d'ivresse plus salutaire. J'ai été
blanc, délicat et écumant palefroi, un mors doré en
bouche, obstinément debout, tête baissée, piaffant
d'impatience de temps à autre. J'ai été locomotive
à vapeur avec des yeux de feu dangereusement rougeoyants, les pistons de
mes deux poings fendaient l'air en pantelant, haletant, sifflant ; mes
poumons, cette chaudière, soufflaient et des volutes de fumée
s'échappaient de mon crâne. J'ai été automate,
sorcier mécanique, pour rien au monde je n'aurais bougé de ma
place tant que quelqu'un n'avait pas remonté ma machine à
marcher : c'est une machine à parler qui parlait en moi, une
machine à pleurer qui faisait couler mes larmes et tout fonctionnait en
moi à la pression de boutons jusqu'à la dernière cellule.
J'ai
été bateau à voile, j'ai vogué doucement tout au
long de
Mais
qui se souvient encore de moi à l'âge de treize ans, maigre, les
yeux verts et en feu, rasant les murs et tapant sur les clôtures avec la
paume de mes mains, quelquefois sautillant en rythme, levant haut la
tête, quelquefois les yeux baissés, les bras croisés sur ma
poitrine, les pas mesurés comme si des bottes de marbre alourdissaient
mes pieds et comme si je portais un objet lourd sur ma tête. Et qui se
souvient encore de moi, pâle, la tête haut levée, les bras
croisés dans le dos, avançant lentement, très lentement
mais fermement, affichant sur mon visage une fierté transfigurée
d'outre monde ?
Aujourd'hui
je peux déjà dire deux de mes jeux les plus secrets à ceux
qui en ces occasions se retournaient interloqués. Aujourd'hui je peux
leur dire pourquoi je ne pouvais pas les regarder, pourquoi je ne pouvais pas
les voir.
Je
ne pouvais pas les regarder, je ne les voyais pas, puisqu'à ces
occasions-là je marchais au milieu d'une foule immense. Dans le premier
jeu j'étais roi, escorté de hérauts qui portaient un cor
à leur bouche, montés sur des chevaux blancs. Venaient ensuite
les notables, des chevaliers en armure, des ministres en tenue de
cérémonie. Des deux côtés, derrière la foule
retenue par des barrières, des tribunes, une multitude brandissait des
bannières. C'est ainsi que je faisais mon entrée dans la ville
soumise : aujourd'hui Vienne, demain Londres peut-être. Nous
avançons vers le palais à la tête de mon
armée ; une reine agite son mouchoir au balcon. Maintenant je peux
déjà le dire : à ces occasions-là
j'évoluais dans la rue à pas doux, le sourire bienveillant, les
bras croisés sur la poitrine, humble et modeste, comme si j'allais
à l'église.
Mais
je jouais à l'autre jeu peut-être encore plus souvent et plus
volontiers. J'y marchais également au milieu d'une foule contenue par
des barrières, mais cette foule-là maugréait, bouillonnait
et injuriait. Mais mains étaient attachées dans le dos par une
chaîne de fer, cette chaîne était tenue des deux
côtés, devant moi le bourreau en robe couleur de sang.
L'échafaud n'est plus très loin, on entrevoit les tréteaux
disposés pour l'occasion. Lorsque nous nous approchons le bourdonnement
diminue progressivement, les cœurs sont pris, les gorges sont
serrées par une panique poignante. Des yeux écarquillés,
des bouches béantes de frayeur se fixent sur moi quand je progresse
seul, lentement, calmement vers l'avant. C'est l'horreur qui paralyse tous les
muscles, qui enracine les pieds sur place. Au milieu de ce grand et noir
silence mortel se tapit honteusement l'Ignominieuse Méchanceté,
tandis que moi, laissé à moi-même, j'avance lentement,
solitaire, fermement, moi, la Conscience condamnée à mort.
C'est
à ces occasions-là qu'à l'âge de treize ans je
marchais dans la rue, pâle mais la tête dressée, les mains
dans le dos, lentement, très lentement, avec sur mon visage une sorte de
défi d'outre monde transfiguré.