Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
Pista, huÎtre
perliÈre
Un
matin, Pista, huître perlière, en arriva à se dire que
toutes ces sortes d’intermédiaires ne le mèneraient plus
jamais par le bout du nez : les perles qu’il produit, il les
vendrait lui-même.
C’était
décidément une idée originale : évidente comme
l’œuf de Christophe Colomb et nouvelle comme les idéaux
révolutionnaires. Il s’en laissa enivrer. N’est-il pas absurde,
bougonna-t-il indigné que Titi, Lala et Bubu
dans son voisinage aient tous péri, morts d’inanition, tandis que
le pêcheur et le commerçant s’en sont mis plein les poches
en vendant les perles qu’ils ont produites. Il est vrai qu’ils ne
les avaient pas produites par intérêt ; que savaient-ils les
pauvres de la valeur de cette perle ; tout ce qu’ils voulaient
c’était se débarrasser de cette petite saleté qui
les démangeait sur le côté, alors ils suaient et bavaient,
et une fois leur perle prête, ils croyaient pouvoir enfin dormir en paix
comme toute autre huître ordinaire. Mais bien sûr, Titi, Lala et Bubu étaient des nigauds – que
connaissaient-ils du monde de là-haut, de cette vie d’abondance,
argent et musique et danse et queue-de-pie et belles femmes, avec des colliers
de perles au cou – où celui qui vend une perle pourra regorger de
richesses tandis que la pauvre huître crève, là dans le
sable. Non, ce n’est pas du commerce ça, c’est de
l’exploitation pure et simple : crétin qui laisse faire.
Et
Pista, huître perlière se traîna hors de l’eau peu
profonde et accosta. À vrai dire il n’était pas vraiment au
fait de ce qu’il fallait faire : où s’adresser en
premier lieu. Il ne désirait pas trop se renseigner, il avait peur de se
dévoiler aux yeux des pêcheurs et des commerçants. En grand
secret il rampa jusqu’à un café proche et y feuilleta
Pista,
huître perlière, était passablement essoufflé une
fois arrivé là-haut : sa coquille s’entrouvrit,
haletante.
Ce
ne fut pas facile pour lui de parvenir jusqu’à l’excellent
banquier ; on ne l’accueillit pas à bras ouverts. Il
n’était pas beau parleur : sa voix filtrait
péniblement à travers l’étroit entrebâillement
de son manteau. Rockefeller lorgna avec méfiance la perle qu’il
fit rouler devant lui.
Comme
ça, à première vue, je ne peux pas me déclarer
– dit-il enfin, hésitant ; si voulez avoir l’obligeance
de la laisser ici pour que je la montre à l’expert.
Pista
rougit jusqu’à la racine de sa coquille.
-
À l’expert ?
– chuchota-t-il troublé. – Le fait que je vous la
présente en personne n’est-il pas une preuve suffisante de
l’authenticité de cette perle ? Vous avez pu le constater, je
l’ai sortie de là sous mon manteau.
Rockefeller
sourit.
-
Excusez, mon ami, des perles j’en ai déjà vu quelques-unes
dans ma vie mais je suis incapable de distinguer avec certitude
l’authentique de l’imitation, comment pouvez-vous me demander que
je vous reconnaisse pour une vraie huître perlière, moi qui
n’ai jamais vu une huître perlière de ma vie ?
Pista,
huître perlière, éclata en sanglots.
-
Bref, vous pensez que je ne suis qu’un imposteur ?
-
Excusez-moi, mon cher ami – répéta Rockefeller en haussant
les épaules – j’ai appris à l’école que
l’huître perlière est couchée au fond de la mer et
produit sa perle. Tandis que vous, à bien vous regarder, vous me
rappelez davantage quelque camelot naufragé.
Pista,
huître perlière essuya ses larmes et releva fièrement son
couvercle.
-
Vous me demandez donc de retourner là-bas au fond de la mer et de
périr dans la misère comme les autres : c’était
mon seul moyen de vous prouver que la perle que j’ai produite vaut
l’argent que vous donnez pour elle au commerçant pour que celui-ci
jouisse à ma place des joies de la vie ? Ne voyez-vous pas
l’éclatante injustice dont nous sommes victimes ? Les
intermédiaires, le pêcheur et le commerçant nous
exploitent, les riches les payent afin de pouvoir à leur tour accrocher
le trésor fabuleux qui nous a été dérobé, au
cou de femmes oisives. Vous tous louangez et glorifiez la perle et nous
à qui vous la devez, pendant que nous, en bas nous
végétons dans la misère et la pauvreté, nous qui
rêvons de perles magnifiques que nous pourrions encore créer si
nous connaissions le bonheur ! Monsieur, achetez-moi cette perle, je vous
la cède pour moins cher que le commerçant.
Rockefeller
haussa les épaules.
-
Ce que vous dites est intéressant sans aucun doute. Il serait en effet
plus judicieux d’établir un contact direct entre producteur et
consommateur, mais moi je suis un homme d’affaires et pas un savant des
sciences de
-
Et qui vous convainc de la vocation du savant ?! – cria Pista,
huître perlière, les yeux enflammés.
Rockefeller
haussa les épaules.
-
La postérité vous donnera raison si vous le méritez.
Pista,
huître perlière claqua