Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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Borbala[1]

 

I.

 

La crise décisive, l'heure palingénésique, miraculeuse et unique du chemin de croix, Borbala Müller, la plus belle dame de compagnie de l'impératrice, l'a vécue dans la vingt-huitième année de sa vie sous la grisaille crépusculaire d'une soirée d'automne.

Elle n'avait pas quitté sa chambre de tout l'après-midi sous prétexte de migraines. Sur la place principale on brûlait une sorcière, elle n'avait nulle envie d'y assister. Des débris de lettres déchirées salissaient le tapis de brocard de son canapé… quels chiffons ! Les délires d'amour de neuf courtisans ! Elle ne les avait même pas lues, pourtant ceux du prince s'y trouvaient aussi, et peut-être même… mais non, par cet après-midi bizarre elle n'en voulait décidément pas puisque toutes ces métaphores, elle les connaissait par cœur. Elle s'étonnait que son cœur ait pu battre hier encore lorsque rasant les platanes elle s'était tournée vers le puits où l'attendait ce jeune noir pour ensuite, médusée, évanouie, paralysée, répandre le feu dans ses artères bouillonnantes quand les yeux fermés elle s'était abandonnée aux baisers fougueux… Ce qui l'étonnait c'est qu'une fois de plus elle ait été capable de trembler et de brûler ainsi… une nouvelle fois ! Oh combien de fois ! Comme si c'était la première fois !… Pourtant chaque fois c'était pareil… avec chacun… de chacun elle croyait qu'il apportait quelque chose de nouveau… quelque chose de rédempteur, de libérateur… Après quoi plus rien ne resterait à désirer…

Ne plus rien désirer… ? Mais alors peut-être était-ce celui-là, celui d'hier. Car maintenant, après coup, elle sentait tout amour en elle si mort, comme si elle même s'était transformée en sorcière, ni homme ni femme, mais un monstre impie. Elle ne ressentait aucun désir amoureux et il lui semblait qu'elle n'en ressentirait plus jamais. Mais ce qui était étrange c'est que l'amoureux salvateur qui lui avait apporté cet assouvissement foudroyant, le jeune noir, elle ne voulait plus jamais le revoir. Non par méchanceté, vengeance ou coquetterie. Elle n'en avait simplement plus envie. Elle en était elle-même étonnée. Elle faisait pourtant des efforts d'imagination pour l'aimer, le désirer, mais en vain. De cette nuit de folles ivresses, quand elle s'efforçait d'en évoquer les détails, elle ne gardait qu'une unique image obsédante : le disque argenté tendrement lumineux d'une Lune, apparaissant mélancoliquement, doucement, entre les feuillages et les nuages vagabonds, puis disparaissant de nouveau.

La Lune. Oui, c'est tout ce qu'elle en garde en son cœur, en son cœur et même dans la réalité. Maintenant aussi elle est en train de rouler là, lentement, sans faire de bruit, déambulant entre les nuages, derrière les motifs des grilles de fer de la fenêtre. Borbala s'est accoudée à la fenêtre pour mieux la contempler, pour l'affronter.

C'est donc elle, ce disque silencieux, immuable. Comme elle est douce, calme et toujours aussi fraîche… Borbala se rend compte avec étonnement que voilà, ce n'est pas le souvenir des baisers pantelants dont elle a si souvent été la lampe qu'elle garde, mais celui de la Lampe Céleste dont ses soupirants lui chuchotaient qu'elle n'a d'autre but que d'envelopper ses cheveux châtains rougeoyant en un voile argenté, ou d'étaler un tapis devant ses escarpins de velours. Cette fois, pour la première fois de sa vie, un doute chemine dans son esprit : est-ce que ce mystérieux corps céleste n'a été créé que pour faire valoir sa beauté, ou bien signifie-t-il aussi autre chose par rapport à quoi elle n'est rien que poussière voltigeant dans la nuit ? Ses cheveux ondulants viennent de disparaître dans l'obscurité croissante de la pièce alors que celle-là, là-bas, est de plus en plus brillante, solide, rassurée, mystérieuse. Des frissons courent dans son dos.

Mais que signifie donc tout cela dehors, cette cloche terrifiante, terrifiante, parsemée d'étincelles d'étoiles ? Et quelle est cette Grosse Boule du lointain vertigineux ? Quelle doit être sa taille si déjà elle nous paraît grande de si loin, alors que la gloriette impériale, là-bas, au-delà du mont, s'est faite si petite, pourtant elle n'est qu'à une demi-heure de marche ? Une masse rocheuse effroyable qui flotte librement dans l'Espace ; qui est-ce qui la tient à la laisse pour qu'elle ne tombe pas ? Et qu'y a-t-il encore derrière ? Et plus loin, les astres, quelqu'un a raconté qu'ils sont cent millions de fois plus grands que la Lune, mais ils sont mille millions de fois plus loin. Et ensuite, qu'y a-t-il ensuite ?… L'imagination peut en un instant la propulser derrière, au-delà du campement astral, pour ensuite la rappeler… Mais qu'est-ce qui se passe… son imagination n'obéit pas… elle continue obstinément à courir… elle ne peut pas s'arrêter… elle ne veut pas faire demi-tour non plus… elle file… Elle veut s'échapper… Qu'y a-t-il au-delà ?… un mur ?… ou rien ?… et au-delà de ce rien ?… et s'il n'y a rien, jusqu'où va ce rien ?… Quelle est son ampleur ?…

Elle pâlit, elle sent que quelque chose craque en elle, son imagination trépigne, elle veut rompre le délicat cordon qui l'attache à son cerveau afin de courir plus loin. Mais elle sait qu'à l'instant même où cela se produirait, elle, elle perdrait conscience, et qu'au même instant ou bien elle deviendrait folle ou bien elle mourrait. Elle ferme les yeux pour ne plus penser.

Après elle est prise d'une panique, d'un vertige impuissant et désordonné, d'un désir effrayé, infantile, de s'accrocher à quelque chose, d'appeler à l'aide, d'être prise par la main pour qu'elle ne se perde pas dans le néant. En même temps, tout en se sachant infiniment petite, sa gorge est serrée par l'ivresse divine d'une libération, les larmes d'une purification. Elle n'a jamais encore ressenti le bonheur d'une telle pureté, d’une telle douceur, d'un tel abandon. Une main secourable, oui, une âme secourable, mais qui ? Et quand son regard se dirige sur les débris de lettres déchirées, déjà elle secoue la tête avec un dégoût profond : aucun, aucun ici, parmi ceux-ci ! Ce sont des sots, sans âme !… Mais alors… où est-Elle… la Lumière pure et douce… l'œil sûr et clairvoyant… la Main blanche et sûre… Qui peut ramener la paix en son âme bouleversée ?

Et brusquement elle se tait les yeux grands ouverts. Tout d'un coup apparaît quelqu'un qui pourrait être l'Esprit évoqué, un visage humain, au-delà de la multitude bariolée des images. Il ne lui était pas inconnu, pourtant elle a dû réfléchir durant de longues minutes pour l'identifier. Une barbe douce et soyeuse, des yeux bleus, un front haut et soucieux, des mains pâles qui passent sur ce front en méditant. Où l'a-t-elle déjà vu ?… Qui est-il ? Ça y est ! Oui ! Elle sait déjà !… C'est le mage… le grand alchimiste… le diseur d'horoscopes… elle l'a vu une ou deux fois, lors des déjeuners à la cour, il était en bout de table… l'astronome de l'empereur… elle a entendu dire qu'il habite là-haut dans une tour et qu'il n'en descend jamais… Comment s'appelle-t-il déjà ?… Joseph peut-être… ou plutôt Johannes… Kettler… Ou plutôt Kepler…

Oui, c'est lui !… Il ne l'a jamais intéressée… Peut-être parce qu'il était le seul à ne l'avoir jamais regardée quand il lui advenait de passer devant lui. Il s'écartait quand avec sa traîne elle le frôlait, mais sans lever le regard. Une taquinerie à laquelle elle n'avait pas pris garde alors lui était revenue à l'esprit. Une de ces demoiselles l'avait proférée à propos du savant, prétendant qu'il n'avait jamais dû voir une femme nue, qu'il ne fixait avec sa longue-vue que les étoiles.

Borbala se sent comme quelqu'un qui sortirait de l'eau fraîche d'un ruisseau, reposé, propre et libre. Comme si elle avait baigné son âme dans le doux ruisseau de la Voie Lactée, toutes souffrances purifiées. Et elle voit l'Astronome, en haut, bien au-dessus du château, sous la coupole de la tour, le Grand Œil, la machine fantastique à étudier les étoiles, dirigée vers l'infini ; elle en a déjà entendu parler une fois. Maintenant il tourne silencieusement, doucement vers la Lune… et le grand disque s'élargit… apparaît une chaîne rocheuse de montagnes… Des champs élyséens baignés dans une lumière bleue… il y flotte des séraphins au corps transparent…

Elle se lève, elle n'en peut plus. Elle doit le voir, immédiatement. Elle doit lui parler. Elle doit Lui dire, rien qu'à Lui, ce qui s'est passé en son âme… Que c'est vrai, elle est devenue toute humilité parce qu'elle est égarée dans le monde infini de Dieu et elle sent qu'elle va être anéantie si une main rassurante ne la relève pas… Elle doit se jeter à genoux devant le trône du Cœur Pensant et de l'œil Observateur, silencieusement, en toute modestie, sans le déranger dans son travail. Elle veut seulement demander de lui permettre de rester assise là une minute sur le bord de son tabouret pendant qu'il fouille les secrets du monde astral… et de caresser ses cheveux d'une main pendant que ses yeux sont rivés à la lunette et de lui révéler quel est ce Disque Lumineux au firmament… Et de lui permettre une fois, une seule fois, de regarder elle aussi les champs élyséens à travers cet œil magique. Après elle aura la paix en son âme, son regard sera semblable à celui des vierges qu'elle a aperçues au couvent, quand elle était prise d'un si vif désir de se trouver parmi elles au point qu'elle sentait déjà le voile du Christ sur sa tête.

Plus tard malgré plusieurs tentatives, elle n'a jamais pu se rappeler comment cette nuit-là elle était parvenue en haut de la tour de l'astronome. Une chose est sûre, elle était seule et les portes étaient apparemment ouvertes. À la lumière de la lune tamisée par les minuscules fenêtres gothiques elle a tâtonné sur les degrés circulaires de l'étroit escalier en colimaçon. Elle pensait que ce ne devait plus être loin, elle était épuisée, elle n'aurait jamais cru cette tour aussi haute. Il lui a semblé entendre l'ouverture d'une porte. Et elle s'est encore traînée sur trois marches et ça tournait encore… et encore quatre marches… et alors, par l'ouverture de la porte supérieure elle a vu le sommet de la coupole… Et l'astronome se trouvait là, devant elle.

Il la croise en descendant, il a dû sortir la minute précédente. Tous deux s'arrêtent figés. L'astronome retrouve le premier la parole. Sa voix tremble.

- Non… Ce n'est pas possible… BorbalaBorbala Müller…

- C'est bien moi, Maître. Cela vous étonne-t-il tant ?

Mais le maître ne fait que trembler et bégayer, on a du mal à le comprendre.

- Oui… Car miracle… miracle… Parce qu'alors… je dois dire… que moi… que moi… justement je voulais… chez toi… aller aussi… vers toi… descendre… madone… devant ta fenêtre… je n'en peux plus… je deviens fou… je ne comprends pas… ce qui m'arrive… à moi… cela ne m'est jamais… arrivé… cette nuit… je regardais… pour la millième fois… la Lune… dans ma lunette… et à la place de la Lune… je n'ai vu que toi… constamment toi… tes épaules nues… tes seins nus… entre les brocards… brocards chuchotant des nuages… je n'en peux plus… j'ai perdu la raison… je voulais aller t'épier… sous ta fenêtre… pardonne-moi… Je n'en peux plus…

 

II.

 

- «  Johannes, n'oublie pas l'argent pour demain matin. »[2]

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions des Syrtes dans le recueil "La ballade des hommes muets"

[2] Citation de la Tragédie de l’homme de Imre Madách (tableau "Képler").