Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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HystÉrie

 

La porte blanche a déployé ses battants sans bruit : Sa Sainteté s'est levée la première, sèche, morne, elle a croisé les bras sur sa poitrine. Le camérier a eu la voix un peu enrouée en annonçant :

- Bonaparte.

Et il est venu avec des pas rapides, impatients, inhabituels dans ces salles, sur le tapis rouge. La première chose qui surprit le vieil homme, ce furent ses pas ; plus tard encore il est resté dérangé par le souvenir de ces pas. Il n'y avait pas en eux ce rythme dense bien cadencé du geste du pied masculin auquel on reconnaît l'homme de loin. Ici ce n'était pas le pied qui transportait le corps ; on aurait plutôt dit qu'une tête évadée, inquiète, voltigeant, traînait avec elle des membres en lévitation. Le pied ostensiblement trop petit par rapport à l'embonpoint plaisant tendu derrière le gilet blanc n'a fait que renforcer cette impression.

Dès le premier instant il fut clair qu'on aurait un entretien inhabituel, que l'apparence d'un échange régulier et objectif ne durerait tout au plus que quelques minutes. Sa Sainteté en fut fort consciente à l'instant même où ce petit basané était entré avec une parfaite exactitude comme prévu. Dès le premier mot plus vif ses lèvres minces se sont étirées en un sourire sous l'effet comique de cette certitude. L'autre a remarqué ce sourire et en est devenu rouge pivoine. Et déjà il tapait du pied.

- Eh bien, Sanctissime… Nous savons l'un comme l'autre qu'il ne s'agit pas de cela !…

- Nous ne savons rien, Majesté, tout au plus nous croyons…

Mais il baissa les yeux ayant pressenti l'orage de l'outrage qui n'allait pas manquer d'éclater.

- Palsambleu… Qu’est-ce qu'ils ont donc dans la tête ?!… Suis-je venu pour implorer peut-être ?… Chamarrures ou pas chamarrures… Si ce n'était pas la France qui était en jeu et s'il ne s'agissait pas de ce qu'il faut faire ici et maintenant, sur le champ et pas dans un an ou deux !… Vous allez encore me prier afin que je me fasse violence pour l'accepter !

- Le titre, Majesté, très volontiers, comme Dieu l'a ordonné… Mais la couronne impériale n'est pas seulement l'emblème d'un titre. C'est le trésor d'une famille élue par la grâce de Dieu, un symbole et un décorum…

- Trésor ?… Emblème ?… Par la grâce de Dieu ?… C'est par la grâce de qui que je l'ai laissée ici en aumône aux nécessiteux quand on m'implorait à genoux de bien vouloir emporter tout, la couronne, l'oreiller, la couverture pourvu que je n'attente pas à votre vie à vous autres ? Eh, cessons de jouer sur les mots, Sanctissime… ou je la reçois de vous ou… de celui qui… De celui qui voudra… Il y en aura bien un qui voudra me la poser…

Sa Sainteté a écouté blême et muette cette singulière éruption et ce qui allait suivre. Sous ses cils baissés elle regardait le petit basané gigoter, trépigner, s'étirer avant de s'affaisser, se frapper la poitrine, s'arracher les cheveux. Et le court instant de silence que l'autre a pris pour respirer, il a eu le temps de susurrer dans ce flot de paroles, à peine audible mais bien articulé, entre les dents :

Comediante

Sur ce mot Bonaparte a poussé un rire aigu de sa voix rauque. On l'avait touché au cœur. Il n'a pas hésité longtemps, il a jeté l'éclair d'un regard autour de lui, il savait que maintenant il devait agir sinon son agitation, sa gesticulation, ses cris resteraient effectivement pure comédie. L'instant d'un regard il a pesé la situation, mesuré les distances, dressé l'inventaire des objets disponibles, puis il a reculé de deux pas jusqu'à la cheminée, il a tendu le bras en arrière et la seconde suivante, le lourd vase volait déjà au beau milieu de la glace en face ; énorme fracas, patatras. Les yeux du pape ont à peine frémi. Ses bras sont restés croisés,  il a pris son temps pour se lever, toujours morne, il a hoché la tête.

- Majesté…

- Sanctissime…

Ce fut tout. Pourtant en descendant l'escalier, son esprit dressant un inventaire éclair de toutes les éventualités, Bonaparte savait déjà qu'en moins d'un mois il poserait la couronne impériale sur sa tête.

En parcourant les jardins dans sa calèche il souriait déjà, ses palpitations calmées, il méditait, il digérait les détails de la difficile demi-heure qui venait de s'écouler. Il se remémorait chacun de ses mots un à un, chacun des accents. Il faillit rire en arrivant au vase : c'était épouvantable, inouï, une sottise inimaginable. Et pourtant de quelque façon qu'il tournât la chose, il lui fut impossible d'imaginer la scène sans cela, y compris les conséquences. Et, chose singulière, au lieu de gêne ou de honte il en gardait le ferme sentiment du devoir accompli, comme si la couronne impériale, il la devait précisément à cette folie, à ce vase catapulté.

Mais en même temps que cette impression de satisfaction, sa joie était troublée par la louche inquiétude d'un singulier souvenir double. Oui… il a fait ceci, cela… il a crié ceci, cela… il a élevé la voix comme ceci, comme cela… il a attrapé ce vase comme ci et comme ça… et pourtant, ce n'est pas lui qui a fait tout cela… Ça ne venait pas spontanément de lui… il les a vus, entendus, lus ou rêvés quelque part… de la même manière… comme il venait de les rejouer… En se conformant au souvenir… il avait raison, le vieux… il a joué la comédie… et même d'après un modèle… ; mais quel modèle ?!… Où a-t-il déjà vu cette scène ?…

Les paupières baissées, il s'efforçait de le remémorer. Hum… L’aurait-il lu dans Tacite ?… César ?!… Non, ce n'est pas son style… Alexandre le Grand ?!… Mais non… Une quelconque pièce de théâtre ?… Un roi imaginaire ? Quand même pas un des rôles de Talma ?… Pourtant… comment était déjà… Ce geste par lequel il a lancé au pape : « plus d'un me la poserait volontiers… », la moue qu'il a faite… il a porté son regard de côté, avec un soupçon d'ironie… oui… oui… comme ça…

Il a levé lentement les bras, ses pupilles se sont agrandies, et là, tout seul, au fond de la calèche, il a pâli, puis le sang lui est monté à la tête, il est devenu rouge comme un crabe.

ça lui est revenu.

Il est assis au bord du lit. Il est jeune homme, premier consul. Il s'apprête à s'habiller. En face de lui, devant la glace, Joséphine debout. Cela fait moins d'un mois qu'ils sont mariés. Le soir il devait se rendre à Versailles. Et Joséphine parle. Ah, oui. Que ce… ce chapeau. Qu'elle le veut, ce chapeau, pour le soir. Mais pourquoi justement celui-là ? Parce qu'il lui plaît. Mais comment peut-on se mettre en colère pour une telle futilité ? Eh bien, non, pas question !… Non ?! Pas question ?… Eh bien, nous allons voir !… Nous allons voir ?… Intéressant… Elle fait une moue… Beauharnais, lui, ne s'est jamais mêlé de ces choses-là… Quoi ?!… Beauharnais ?!… Ne t'approche pas sinon… D'accord, je l'aurai ?!… Non !… et l'instant suivant Joséphine fait un pas en arrière… et le vase… s'envole… dans la glace… et Joséphine… Claque la porte… Et lui est furieux… il se roule par terre… il mord l'oreiller… dans le lit… Et le soir… Joséphine… a sur la tête le chapeau… Qu’elle avait désiré…

Le futur empereur seul dans sa calèche pousse un cri, un cri de colère, et ordonne de s'arrêter pour un instant.

 

Suite du recueil