Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
Trois fiancÉs[1]
Je
vous le dis franchement : dans ma vie j'ai subi un seul vrai échec
d'homme, inexcusable et impropre à tout maquillage.
Déjà
jeune fille, Maria me plaisait beaucoup. Je n’étais pas le seul,
elle avait de nombreux soupirants, moi je les traitais de haut, je ne les
estimais pas beaucoup. Je savais qu’un jour viendrait où le monde
découvrirait qui était le plus méritant d’entre
nous. Quand j’ai appris qu’elle s’était fiancée
à Palos, héritier du roi du pétrole, j’ai
haussé les épaules et souri. J’ai eu raison. Six mois plus
tard c’est Palos lui-même qui m’a raconté
l’histoire de leur rupture, encore sous l’emprise de la
colère, d’une révolte volubile. Écoute, je ne nie
pas, me dit Palos, que la chose m’a fait très mal car
j’aimais beaucoup Maria, néanmoins j’étais content
que la vérité éclate à temps. Cette femme ne
m’aimait pas moi, elle n’aimait que mon argent. Elle avait beau le nier, je le savais, je l’ai
senti dès la première minute. Comment pouvais-je être assez
fou pour ne pas l’avoir pensé d’abord. Non, mon ami, elle ne
se serait jamais promise à moi si j’avais été petit
copiste dans ma propre usine ; bien sûr elle prétendait le
contraire mais à moi grâce à Dieu on ne raconte pas
d’histoires. Les femmes sont toutes vénales.
Sándor,
le deuxième fiancé, c’est moi qui suis allé le
trouver à la nouvelle de la rupture de leurs fiançailles quand
j’ai appris qu’il en était tombé malade. Il m’a
reçu au lit, au début il a refusé d’aborder le
sujet, il parlait de son roman qui venait de paraître et qui avait
enfiévré les milieux littéraires. Quand nous en sommes
tout de même venus à Maria, il a fait un geste
désabusé et un sourire amer. Je ne sais pas si mon intention
était de le flatter par jalousie ou de l’encourager par
pitié, toujours est-il que j’ai exprimé mon
étonnement d’une telle issue d’autant plus que Maria que
j’avais revue entre-temps paraissait également brisée sous
le poids de cette rupture et elle parlait toujours de lui avec la plus grande
admiration.
Mon ami poète hocha la tête
dans une tristesse sans espoir.
- De
moi ?! De moi ?!… Tu as dû mal comprendre. De mes
œuvres peut-être, ça, je veux bien le croire. Je ne me berce
pas d’illusions comme je ne l’ai jamais dupée non plus.
J’ai préféré en crever plutôt que de nous
rendre tous les deux malheureux. À toi je peux le dire, en toute franchise :
j’ai dû
l’abandonner, non parce que je ne l’aimais pas, car au contraire je
ne l’ai que trop aimée.
Justement, parce que je l’ai tant aimée, je ne pouvais pas
supporter le pénible soupçon qui m’assaillait à tout
instant, que c’était l’élan, l’envolée
enthousiaste de mon âme, de mes paroles, de mes poèmes qui l’ont
poussée dans mes bras, et ce n’est pas moi, cet individu pâle et sans force qui gît ici dans
ce lit. Pourtant qui a plus besoin d’amour, de tendresse et de baisers si
ce n’est moi, si ce n’est
mes pauvres yeux assoiffés, mes pauvres lèvres exsangues ?
Mais elle avait beau jurer, elle avait beau m’embrasser,
m’étreindre, me serrer contre son cœur brûlant quand
elle succombait sous le charme de mon maudit génie. Moi je tremblais de
froid et je frissonnais parce que je savais que tout cela s’adressait
à mon âme et non à mon corps, au poète et non
à l’homme. Il fallait que je m’arrache à son
étreinte et que je l’arrache elle de mon cœur…
Son
discours se noya dans un sanglot. Il me fit signe de me retirer.
Deux
années plus tard c'est la tentative de suicide de Zoltán Csathy qui a jeté le nom de Maria au centre de
l'attention générale. La rupture tragique avec le
troisième fiancé a plutôt surpris les proches parce que
Maria semblait cette fois sérieusement amoureuse : abandonnant sa
famille qui voyait d'un mauvais œil la cour assidue du "beau
garçon", elle finit par fuir avec lui. La grande scène eut
lieu un matin à Nice sur le port. Le "beau garçon"
était jaloux, il avait trouvé une lettre quelconque,
peut-être une ancienne lettre de Sándor, le deuxième
fiancé. Maria se défendit désespérément,
elle pleura, elle lui courut après, mais Zoltán Csathy avait tourné la clé de la chambre dans
laquelle il s'est tiré une balle. Dans sa lettre on lisait
seulement : « Ce n'est pas moi que tu as aimé mais
seulement l'amour ; tu m'as suivi, méchante, à cause de ma
jolie petite gueule, ma veste bien coupée, comme tu l'aurais fait avec
n'importe qui, qui aurait chatouillé tes sens. Pourtant je vaux plus que
ça. D'un tel amour et d'une telle vie je n'en veux pas. »
Par
bonheur Zoltán Csathy s'est raté et la
société oublia Maria petit à petit. Lorsque, cinq ans plus
tard, je l'ai rencontrée devant le grand marché, le vieux
désir a ressurgi en moi, mais j'ai su me dominer et converser sans émotion.
Je ne me rappelle plus de quel sujet insignifiant je l’entretenais quand,
à ma grande surprise, elle s'est tournée brusquement vers moi et
a dit :
- Écoutez,
je vais vous dire quelque chose. Fichez-moi la paix, je suis une honnête
femme et je ne demande rien aux hommes.
Je
faillis tomber à la renverse tellement j'étais effaré.
- Vous
êtes-vous mariée ? – demandais-je stupidement.
Et
avant qu'elle pût me répondre j'avais déjà
imaginé l'homme beau comme Adonis, immensément riche et
génial qui avait fini par me la souffler sous le nez.
- Oui.
Mon mari est là, il m'attend pendant que je fais mes courses.
Nous
avons bavardé une minute tous les trois, Maria, moi et le mari. Le mari
était extrêmement pauvre, extrêmement laid et
extrêmement stupide. Moi je regardai Maria et je compris qu'elle ne
serait jamais à moi !
[1] Cette nouvelle a
été publiée aux Éditions des Syrtes dans le recueil
"La ballade des hommes muets"