Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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Chloroforme

 

Daccord… Un, deux, trois…

D’accord… Que je parle ?… Je dise quelque chose ? À vos ordres, Monsieur le professeur, mais… non, non, je n'ai pas du tout peur… c'est une question de respiration… oui, c'est vraiment bizarre… un, deux, trois, quatre… C’est vraiment rafraîchissant, ce machin dans ce panier qui goutte sur ma figure. … C'est du chloroforme, n'est-ce pas ?… Vous dites que je vais m'endormir ?… Tout de suite ?… Je n'ai qu'à compter jusqu'à vingt-cinq ?… Mais non, Monsieur le Professeur, c'est impossible, au contraire… je me sens de plus en plus éveillé, de plus en plus vif, un peu comme si j'avais bu… et le plus étrange… c'est mon cœur… mon cœur… qui bat la chamade, en toute indépendance… oui, par là, un peu plus bas… Un cœur bat là, en complète indépendance… il bat de plus en plus loin… de plus en plus indépendant et de plus en plus fort… D’ailleurs mes mains et mes pieds aussi m'abandonnent, ils s'engourdissent…

D’accord, je compte… d’accord, Monsieur le Professeur, pardonnez-moi, mais je crois que c'est peine perdue… je n'ai jamais été aussi éveillé… je n'ai jamais observé de manière aussi nette et circonstanciée ce qui se passe autour de moi… je sais que la sœur vient de pousser ici la petite tablette sur laquelle il y a des pinces et des couteaux, et des fils de fer courbés et tranchants… Et que Monsieur le Professeur se lave commodément et ajuste un masque sur son visage et une lampe électrique à son front. Et que l'autre docteur a attaché mes bras… Et que les sœurs se déplacent très doucement et que tout est blanc et propre et on entend le bruit du tram… Je n'ai jamais encore été aussi éveillé.

D’accord … Cinq, six, sept, huit…

Cette fois rien ne vous empêche de commencer, je ne sens plus mes mains et mes pieds… qu'ils viennent les couteaux et les pinces brillantes… et la gaze, la bassine dans laquelle bouillonne l'eau… aqua destillataantisepticum… bactéricide. Très honoré Monsieur le Professeur… très honorée science… comme c'est extraordinaire… que tout cela à cause de moi, avec moi, tout ce qu'on fait ici pour un homme… pour l'humanité… depuis des siècles… sur le globe terrestre… pour moi, à cause de moi, pour me sauver… Neuf, dix, onze, douze…

Je ne m'endormirai pas, je ne le veux pas. Dehors les rues sont tortueuses, je le sais pourtant que je n'y suis pas, une voiture roule, la porte d'un magasin claque… les détritus flottent dans les caniveaux, les femmes font les coquettes sur la promenade… un peu plus loin c'est la place Kristof, je sais bien qu'elle y est, pourtant moi je suis ici, à supposer que j'existe encore… Plus loin encore c'est l'avenue Andrássy, le Bois de la Ville, puis des rails qui tournent, des aiguillages, un sémaphore, Rákosszentmihály, des jardins potagers… tout cela est là, tout est à sa place, s'étale et se répand, loin, de plus en plus loin, il n'y a plus que cela parce que je ne suis plus… Treize, quatorze, quinze.

Il n'y a plus que cela, en forme d'anneaux qui s'élargissent, qui ondulent… Rákosszentmihály … puis Komárom, Vienne, Berlin, Paris. Les vagues d'anneaux s'aplatissent… on atteint l'Océan… là-bas il y a un phare, il inonde la sourde noirceur de ses faisceaux électriques… l'Amérique… il n'y a plus rien après si je ne veux pas faire demi-tour… on ne peut pas, où voulez-vous que je revienne alors que je n'existe plus… je ne peux qu'avancer… Quinze, seize, dix-sept.

C'est la lune, et c'est les planètes, le soleil… continuons. Véga, Alcyon… des astres… des nébuleuses et la Voie Lactée… Et ensuite ? Ensuite aussi elle existe, elle se répand toujours… et comment qu'elle se répand, rien ne peut arrêter l'âme… La volonté poursuit sa route… Mais jusqu'où ? C’est la grande question… Jusqu'à ce qu'elle ne puisse plus aller plus loin… mais qu'y aura-t-il là où on ne pourra plus aller plus loin ? On ne peut pas aller plus loin quand il y a un mur… Mais s'il y a un mur… Quelle est l'épaisseur de ce mur ?… Et s'il n'y a pas de mur, alors… Alors où il est ce mur ?

Dix-huit, dix-neuf… ha, ha, ha, c'est très drôle avec ce mur qui existe quand il n'existe pas, et qui n'existe pas quand il existe. Il y a là une évidente impossibilité, un non-sens, ça ne peut donc pas être la réalité. En revanche, l'onde de l'anneau le plus grand, extérieur, tout autour, celui qui englobe tous les autres… précisément la plus grande forme sphérique… c'est justement elle qui est insensée, impossible, absurde… Par conséquent une chimère inexistante… Oui mais là où le bât blesse c'est que cette impossibilité contient aussi mon point de départ, possible et existant, lui… Parce que l'homme assis là-bas devant le mur qui n'existe pas parce qu'il doit absolument exister… cet homme est aussi loin de moi que moi de lui… Donc pour cet homme, moi et cette réalité existante autour de moi sommes tout aussi déraisonnables et dénués de sens, ineptie, absurdité, pour moi lui et le mur devant lequel il est assis, doit exister car sinon on ne peut pas s'arrêter, mais il n'existe pas parce que s'il existait on voudrait connaître son épaisseur. Vingt… vingt-et-un… vingt-deux millions… de mètres…

Ha, ha, ha ? Comme tout est clair ! Comme tout est simple… Moi… et le truc… tout ce machin ici… très honoré Professeur… et comme ils prennent tout très au sérieux… comme si eux existaient réellement… comme s'ils avaient une existence… pourtant ça ne se peut pas, c'est évident… que je dorme, qu'il me dit… ha, ha, ha… c'est ridicule… je devrais m'endormir… alors que je n'existe même pasils n'existent pas non plus… vingt-quatre… vin-in-in-ingtccccc ccccciiiinnnqqqqqq

 

Suite du recueil