Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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Bergers

 

Un vent matinal s'est mis à balayer la neige. La bâche du traîneau déchaîné s'est aplatie. Les gardes, ils sont deux, sont restés à l’arrière, mais ça ne fait ni chaud ni froid au cocher sur son siège, un paysan polonais qui ne se retourne même pas pour eux, il continue de claquer des doigts pour les chevaux sans broncher.

- Hé, ne nous fais pas déraper !

- Ne crains rien, petit père.

À travers sa torpeur (il avait la fièvre, probablement à cause de cette folle chevauchée depuis quarante-huit heures) ce vocatif inhabituel a quand même frappé l'oreille du passager. Cette expression bizarre a apporté un dégel éphémère au sombre cafard de son humeur ; il a presque souri. Regardez-moi cet ours broussailleux, il ne sait même pas qui il transporte… Peut-être est-ce volontairement que les gardes ne lui ont rien dit… Il ne sait même pas qui il transporte… Il en ouvrirait des yeux s'il le savait… qui il…

Qui transporte-t-il ?… Qui ?…

Le traîneau tressaute soudainement, une fois de plus son cœur se serre sous la honte et la douleur lancinantes. Qui, en effet ?… Qui est-il en réalité ?… Et s'il le savait ?…

La crise était si inattendue, il a presque éclaté en sanglots. Il a dû pousser de vilains jurons pour retenir ses larmes ; mais la dure écorce du chagrin et de la honte était déjà fondue, elle ne tenait plus ; elle avait envie de couler, se déverser… d'aller n'importe où, de communiquer, d'inonder n'importe qui.

- Tu n'as pas froid, vieux ?

- Moi pas, petit père. Et toi ?

Le passager sourit.

- Tu ne me poserais pas de questions, vieux, si tu savais qui je suis.

- Je le sais bien, petit père.

- Tu m'en diras tant !… Alors dis-le !

- L'empereur des Français, petit père.

L'empereur eut un haut-le-cœur. Tiens donc… mais alors… cette aisance bienveillante… était peut-être destinée à cette nouvelle personne… que tous les deux ont reconnue en lui pour la première fois… la personne vaincue… dont le nom ne fait plus écarquiller les yeux, ne fait plus bayer aux corneilles… Dont on peut prononcer le nom normalement, avec indifférence, comme n'importe quel nom banal, comme celui de millions dont le nom n'est qu'un chiffre servant à désigner, à éviter d'être confondu avec ses semblables.

Une sueur froide envahit son front, ses jambes se faisaient de plomb… il ressentit la même chose qu'autrefois en Egypte… mourir ! mourir !… Mais alors tout s'était retourné… La situation peut-elle se retourner encore une fois ?

Peut-elle se retourner ?

L'obstination récalcitrante bascula de toute sa force contre le paysan polonais… Son nom, passe encore… mais son titre… ce n'est quand même pas la simple désignation d'un vulgaire métier… comme tailleur ou boucher… Un message qu'il avait lancé la veille lui revint à l'esprit : "La Grande Armée est perdue mais l'Empereur se porte bien."

Il en fut comme électrisé. Un imbécile d'ours d'un village perdu, comment pourrait-il savoir ce qui s'est passé ? Toutefois il pourrait par simple respect…

Il ne réfléchit plus, il se mit à parler. Ça le rassurait, ça le mettait plus près de l'état dans lequel jusqu'alors il pouvait se sentir en sécurité, l'action.

- Sais-tu ce que c'est un empereur ?

Le paysan hocha la tête.

- Ma foi. Sénéchal. Berger soldat.

Berger soldat ? Il s’est tu un instant, tellement le mot l'a surpris. Mais cette fois c'est le paysan qui a poursuivi,  en faisant claquer sa cravache.

- Comment ne le saurais-je pas ? Je ne suis pas qu'un cocher, petit père. Je suis berger moi-même.

En voilà un crétin ! Qu'est-ce qu'il veut avec sa bergerie ? Il doit y avoir au plus une centaine de mots dans sa tête, on ne va pas loin avec ça. Il utilise le même mot pour une dizaine de notions différentes. Il se sentit pris d'un sentiment paternaliste et, comme fréquemment ces temps-ci (par exemple, avant Moscou, le jour où il a parlé de paix dans le monde !), il avait grand besoin de raconter, comme quand on proclame une vérité universelle à l'attention d'un enfant, en se mettant à son niveau, traduisant tout en un langage de contes de fées.

- Sais-tu ce qu'est une légion ? Cent mille hommes armés, tous de beaux gaillards. Alors neuf légions… réfléchis… répartis sur une ligne longue comme la frontière du pays… Tout en longueur… C'est ainsi qu'ils défilent vers les champs enneigés…

Le paysan acquiesçait de la tête.

- Ma foi. Je sais ça. J'avais à ma charge toutes les brebis du village. Pour leur trouver de bons pâturages, avec deux chiens. Les rentrer à la bergerie en automne.

L'empereur n'écoutait plus. Il attendait impatiemment de pouvoir poursuivre.

- Les Russes ne se montrent nulle part. Ils n'osent pas livrer bataille. Je transfère les ailes aux deux commandants en chef, moi je reste au milieu. Ça ne s'est jamais vu, d'avancer sur une si longue ligne, ils ne l'ont jamais essayé. L'artillerie derrière, en défense, encore une nouveauté. Nous passons au rouleau compresseur tout ce qui se présente. Du côté de Borodino on nous signale une résistance…

- C'est ça. Il a fallu faire passer un troupeau de cochons. Il fallait monter la garde de jour comme de nuit, qu'est-ce que vous en dites ? Pourvu que les voleurs de bœufs du village voisin ne s'amènent pas par ici, j'ai des comptes à rendre, moi ! Il n'en manquait pas un seul ! Je sais ça, et comment !

- Une résistance ?!… On les passera au rouleau compresseur… J'incurverai la ligne aux deux bouts… Encerclez-les ! Le gros des troupes est bloqué net sur le pont… énorme mêlée… Victoire !… Mais qui peut supporter ce froid ?!… Un si grand pays… Pensez-y : ni renfort ni ravitaillement depuis trois semaines… les tentes perdues à l'arrière… on ne nous a battus nulle part, ils se sont lâchement repliés partout… mais le scorbut… la famine… les villes en flammes…

- Oui, oui, c'est comme ça. Moi j'ai rendu compte à Dieu et il ne manquait pas un seul des vivants ! Elles sont toutes là couchées, les charognes, vous pouvez les compter ! Autant que de vivants… c'est peut-être moi qui leur ai envoyé la peste ?!… J'aurais préféré périr avec eux… mais l'homme ne l'attrape pas, seulement les bœufs… Je vais quand même me faire virer, c'est écrit !

- Le chef de guerre échoue… Qu’en dit l'empereur ? Tu vois, c'est de la politique ça… En réalité je n'ai rien à voir là-dedans… Après tout ce sont deux choses distinctes, n'est-ce pas ?… Chef d'État et chef de guerre… En chef d'État je vaux autant qu'en chef de guerre… Si le chef de guerre échoue… Restera toujours le chef d'État… Le chef de guerre appartient au chef d'État… Je suis le maître de moi-même… C’est moi seul qui peux me chasser… et le pouvoir… le pouvoir m'appartient…

- Et comment ! Je l'ai fait dire au village : ce n’est pas à moi qu'il faut les réclamer. Je suis dans le conseil… Qu’est-ce que je ferai l'année prochaine si on me chasse ? C'est comme ça, je le sais bien… Ce n'est pas autrement…

Les deux bergers ne s'écoutaient plus l'un l'autre depuis belle lurette.

 

Suite du recueil