Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"

 

 

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Le Baiser[1]

 

Mademoiselle…? Le nom ne me dit rien… Qu'est-ce qu'elle veut ?

- Je n'ai pas bien compris son nom moi non plus. C'est au sujet d'un papier qu'elle a transmis à Monsieur… ou que Monsieur lui a donné, je ne sais pas…

- Hum. Bon, eh bien… qu'elle entre. Ou plutôt… attendez, j'y vais moi-même…

- Mais elle n'a pas voulu monter. Elle attend dans la rue.

- Ah oui ? Bon, alors je descends…

Pendant qu'il descend l'escalier tout en boutonnant sa fourrure, il essaye de vaincre son inquiétude.

La demoiselle attend devant la vitrine de la parfumerie, elle piétine dans le froid, elle se baisse justement pour mieux observer un flacon de parfum. Il ne veut pas la déranger tout de suite, il la laisse regarder le flacon un moment. Cela le rassure de constater qu'effectivement il ne la connaît pas… tout au moins… il ne l’a jamais vue. Elle ressemble bien à quelqu'un mais cela ne veut rien dire. Il l'aborde.

- Bonjour. Vous souhaitiez me parler ?

Elle ne se retourne pas tout de suite, elle fixe la vitrine encore un instant mais elle a rougi. Et elle dit à toute vitesse :

- Bonjour… C'est-à-dire…

- Bon… Il s'agit de ce certificat d'exonération fiscale, n'est-ce pas ?… Excusez-moi, je ne me rappelle pas exactement… J’ai tant de choses à faire…

- Exonération ?… Non… il ne s'agit pas de cela… c'est pour autre chose que je suis venue… la petite enveloppe bleue… Au téléphone vous avez bien voulu me promettre…

- Ah oui… laissez-moi réfléchir… c'est-à-dire…

Ils lèvent les yeux l'un sur l'autre, consternés, presque vexés. Puis il esquisse un sourire. Ridicule, se dit-il, on dit quelque chose, elle ou moi, puis la vie reprend son cours sensé, normal. J'ai à faire, moi. Encore heureux que je sois descendu, je peux tout de suite pousser jusqu'au ministère. Ce n'est pas la première fois, mais il y a longtemps, c'est vrai, qu'il ne s'est senti aussi gêné, mais ça s'arrange ensuite. Bon, je lui dis vite quelques mots courtois, je la renvoie et je hèle une voiture.

- Bon alors, donc…

La demoiselle intervient aussitôt :

- Oui, oui… Vous me l'enverrez, n'est-ce pas ? Mon frère en a besoin. Ce n'est pas très urgent, mais il en a vraiment besoin.

D'abord c'est lui qui se met à rire, puis elle. Il aperçoit qu'elle porte des snow-boots. Bon alors, n'est-ce pas… il va maintenant aller au ministère… après tout il a un tas de choses à faire… une famille à sa charge… et ses sœurs… un petit frère aussi…

- Oui, oui, très bien… Je vous l'enverrai…

- Vous avez l'adresse ?

Il a un haut-le-corps.

- Ah… l'adresse… c'est juste, c'est important… je la chercherai dans la liste… ou dans l'annuaire…

- Mais vous ne savez même pas mon nom…

- Ce n'est pas grave, ne vous fatiguez pas… Je le chercherai…

Cette fois ils se regardent comme deux idiots. Ses lèvres à lui se crispent gauchement. C'est elle qui récupère le plus vite.

- Bon, ne restons pas comme ça, sans bouger.

- Vous avez raison… Où allez-vous ?

- Peu importe, je n'ai rien à faire.

- Alors peut-être… si vous permettez… Je peux vous déposer ?

- Bon…

Le cocher étonné se demande pourquoi on ne lui dit rien.

- Oh pardon, bien sûr… Où voulez-vous aller ?

- J'ai tout le temps. J'ai une heure de libre.

- Alors peut-être… peu importe ! Allez vers le boulevard… heu… numéro soixante-dix-sept. Soixante-dix-sept, Grand Boulevard.

Le fiacre s'élance.

- Je n'abuse pas de votre temps précieux ?

- Pas du tout. Je devais faire un saut chez quelqu'un. C'est l'affaire de deux minutes.

Le fiacre avale les pavés.

- N'avez-vous rien oublié ?

- Non… je sais ce que j'ai à faire. Avec précision. Tout mon temps est minuté, c'est pareil l'après-midi. Vous savez… (il rit nerveusement)… vous devez connaître cela… dans son rêve on sait qu'on ne fait que rêver… Et alors brusquement une idée survient…

- Oui, oui. Oui.

- Et ça soulage… on croit se décharger de toute responsabilité… mais la responsabilité persiste… Car on sait bien qu'on ne fait que rêver, et après le réveil il faudra bien s'en occuper… Pour le moment…

- Oui. Sommes-nous arrivés ?

- Oui. Excusez-moi. Juste un instant.

Deux minutes plus tard, après avoir attendu sous le porche, il retourne à la voiture.

- Alors ? Où souhaitez-vous aller ?

- Je ferais mieux de descendre.

- Hum… Dans ce cas… On pourrait prendre quelque chose.

- D'accord.

Il passe devant.

- Hé, garçon ! Deux thés… À moins que vous ne préfériez du café.

- Non, le thé c'est très bien.

Ils s'assoient. Il regarde alentour.

- Tiens, nous sommes tout à fait seuls.

- Oui. Intéressant.

Un vertige étrange, inconnu, bourdonnant envahit son cerveau, presque une nausée, ça lui pèse aussi sur l'estomac. La pièce se met à tourner un peu. Mais c'est plutôt agréable, si singulier, tiède… un doux vertige enivrant, ça vrombit, ça bourdonne… Ça lui donne l'impression de se trouver à bord d'un avion à quatre mille mètres d'altitude, au moment où l'appareil descend dans un trou d'air. il regrette presque d'avoir à se déplacer, à s'allonger, à aller saisir le manche à balai. Il lève un rapide regard sur la demoiselle, à quoi pourrait-il s'agripper, à quelle réalité ? Elle a un profil étrange pense-t-il. Assez jolie, sans plus. Ses sourcils pourraient être plus foncés, ses mains plus blanches. Qui peut-elle être ? Comment peut-elle s'appeler ? Elle a pourtant un trait charmant, autour de la bouche, la pauvre ; est-ce possible ? Ce vertige, peut-il venir de là ? Vite il se met à parler.

- Qu'y a-t-il, à quoi pensez-vous ?

- À rien, j'ai mal à la tête. J'ai la tête qui tourne.

- Alors… Marchons peut-être un peu.

Le garçon passe devant la porte.

- Bon alors, on demande l'addition, d'accord ?

- Oui.

Ils se retrouvent dehors dans la rue.

La foule du boulevard, des voitures sales, des camions en furie, des trams grinçants. Des ouvriers, des employés, tous pressés, dans tous les sens comme sur un tableau expressionniste. La grosse pendule de la gare est déjà illuminée. La neige commence à fondre, les snow-boots pataugent en clapotant. Il se fait bousculer par un homme, une sorte de commerçant, trop pressé.

- Attendez, vous vouliez prendre ce tram ?

- Oui, maintenant je dois y aller.

- Celui-ci ?

- C'est ça.

Ils se plantent devant l'arrêt. Une vingtaine de personnes s'y pressent déjà, des domestiques, un portefaix, une dame en fourrure, deux officiers bavardent sur les rails, directement sous leur nez. Ils les écoutent pendant une minute, il s'agit d'une représentation théâtrale. "Tiens, salut, Miklós", crie une voix dans leur dos. "Salut, vieux ! Saaaalut, vieux, j'avais du mal à te reconnaître. Tu prends ce tram ? Oui. Dis donc, est-il vrai que…" On n'entend plus la suite.

- Bon alors…

- Oui. Vous me l'enverrez, n'est-ce pas ?

- Absolument.

- Alors j'y vais. Je ne vous dérange pas plus longtemps.

- Je vous baise les mains.

- Adieu… Merci… Car moi…

- Oui, oui, je sais…

- N'est-ce pas ?

Plus aucun mot ne quitte sa gorge. C'est seulement quand le tram est déjà loin. Il la regarde pris de panique.

- Mais… maintenant… le tram…

- Tant pis… Un suivant viendra…

- Oui… Faites attention de ne pas attraper froid… Boutonnez votre manteau… Pas comme ça… Passez-moi votre paquet… Je vous aide à le boutonner.

Et alors il se baisse enfin pour boutonner le manteau de la jeune fille du haut en bas. Il voit encore qu'une dame tout près, portant manteau noir se tourne vers eux, étonnée. Ensuite il n'a plus rien vu. Ses lèvres devaient être à cinq millimètres de l'autre bouche souriante, à demi ouverte de frayeur. Ces cinq millimètres, ils les ont parcourus ensemble de part et d'autre. Puis au-delà des lèvres tièdes et humides il a senti les dents glissantes comme le noyau d'une datte où butent les dents. Et au-delà du brouillard il entendit rire, puis des cris fâchés, scandalisés. Ensuite il entendit encore des battements lents, dont le rythme ralentissait encore, mais il les entendait de l'intérieur, dans sa poitrine, comme une pendule qui finit solennellement par s'arrêter. Ou comme le tocsin qui bat encore un ou deux coups chargés de menaces avant de s'arrêter pour ne laisser qu'un silence noir. Un silence noir dont jailliront des flammes et des cris de frayeur.

 

Suite du recueil

 



[1] Cette nouvelle a été publiée aux Éditions des Syrtes dans le recueil "La ballade des hommes muets"