Frigyes Karinthy : "Haroun al Rachid"
Le violon
La caravane est
passée, le violon est resté. Les indigènes l'encerclaient
décontenancés. Qu'est-ce que ça peut bien être, ce
truc ?
Ce truc ? -
dit avec supériorité Geucé-tou,
le chef Maori. – Vous ne voyez pas ? Une gourde ! Les
Blancs la remplissent d'eau, ils la portent en bandoulière. C'est pour
ça qu'elle est creuse à l'intérieur. Je la
réquisitionne sur le champ à mon usage personnel.
Il faut dire que ce
n'était pas une gourde franchement commode. Elle n'avait aucun orifice
sur le dessus mais deux sur le côté, c'est par là qu'il
fallait la remplir de lait de chèvre, et il fallait la tenir
horizontalement, sinon le contenu s'en échappait par le même
chemin.
On comprend que Geucé-tou en a eu marre au bout d'un moment, son
esprit fut pris d'un doute : avait-il bien jugé de la destination
de cet objet singulier ? Mais ça le gênait de l'avouer devant
Par la suite ils
l'ont accroché comme ornement à une poutre de la maison tribale.
Dans cette fonction il a longtemps rendu de signalés services, les
tribus voisines voyaient en lui un totem et le respectaient. Au début
les partisans et les propagandistes de la politique nationale de la tribu ont
essayé d'exploiter la force suggestive qu'il représentait :
durant des générations ils ont accoutumé la jeunesse
à y voir le symbole de
Durant les
décennies de la renaissance maorie, l'ère de l'essor des arts, de
nouvelles optiques sont apparues, timidement, en tâtonnant. Des artistes
décorateurs, des imagiers qui en ce temps parvinrent à une
connaissance parfaite des règles et des lois de leur métier,
commencèrent à murmurer ce que par la suite ils ont ouvertement
démontré, d'une manière ne laissant aucune place au doute,
que la "gourde" ne pouvait pas être d'origine maorie, qu'il y
avait dans ses lignes, dans son style, des formes étrangères, et
qu'elle ne pouvait être comparée à aucun produit de la
culture ou de l'art maori. C'est vers la fin de cette période que le
violon a finalement quitté le Sanctuaire de la Maison Tribale où
jusque-là les grands prêtres l'avaient gardée et elle a
provisoirement échoué au palais du chef.
C'est de là
qu'après la guerre qui a duré cent ans et la chute du royaume
maori, il est entré au musée. Eh oui, au musée, car arriva
le grand siècle de la Connaissance, l'âge des
encyclopédistes maoris qui, ayant achevé l'œuvre immense de
l'analyse des notions, a fait flamber la torche de la volonté humaine
omnipotente et de la Connaissance : la Science. Dans ce siècle
magnifique qui a vaincu la nature et a fait la lumière sur ses secrets
grâce aux progrès étourdissants des sciences de la nature
et des techniques, avec ses culottes taillées en peau, avec ses boucles
d'oreille sculptées en os véritable, avec ses gibets
automatiques, ses chaises à porteurs ergonomiques, ses porte-voix et ses
cimeterres gravés, a aussi fait sentir son effet libérateur en
politique : l'époque heureuse du libéralisme et de la
liberté de la recherche avait enfin fleuri.
Il a fallu attendre
cette époque pour qu’Accu-Pile, le grand savant, découvre
que la "gourde", le violon, était en réalité un instrument de musique. Bien sûr il
y avait des sceptiques qui prétendaient qu'il n'avait pas trouvé
cela tout seul mais qu'un homme blanc l'avait soufflé… à
son père, mais cela n'avait aucune importance : la
Découverte a été faite et il a fallu expérimenter
le nouvel Instrument.
C'est Accu-Pile
lui-même qui s'y est attelé. Il a pris deux pierres et devant un
public innombrable il s'est mis à frapper énergiquement le dos du
violon jusqu'à en faire sortir la marche nationale "Nye-kapi-ka minga".
Avec un
succès modéré. Les musiciens ont déclaré
qu'un tambour à peau de chèvre produit un son bien plus
agréable que celui-ci.
Et
le violon a passé de mode.