Frigyes
Karinthy : "La ballade des hommes muets"
La nouvelle vie
Le matin, à
son réveil, une lourde brume pesait sur la rue, néanmoins le ciel
semblait pur ; le soleil inamical n'était qu'un disque rouge sang
et une odeur étouffante filtrait par les fentes. Il était
fatigué, il ressentait ce matin une fatigue assez particulière,
à la fois bonne et inquiétante. Les angoisses de ces jours
derniers étaient enfin passées et il décida qu'elles ne
reviendraient jamais.
Cette idée
lui revint plusieurs fois pendant qu'il s'habillait. En effet, il doit y avoir
une façon aisée d'en finir avec les souffrances, les
casse-tête et les angoisses. Un, deux, trois, se dit-on à haute
voix, et on décide qu'après avoir prononcé
"trois", on ne pensera plus à ce à quoi on avait
pensé avant. Ou encore : je suis triste mais ce n'est pas bon, par
conséquent je veux être gai. Je dis : un, deux, trois, je
m'étire et j'ouvre grands mes yeux que la tristesse et la
mélancolie avaient rétrécis et je souris, et dès
que j'ai dit "trois", je suis déjà gai. Cela est
très simple. Simplement parce que je veux être gai et je ne veux
pas être triste.
Il s'étonna
de comprendre à quel point c'était simple alors qu'il n'y avait
jamais pensé. Dorénavant il en sera toujours ainsi, se dit-il
complètement rassuré. Il fut plus gai quand il parla à la
femme de ménage, un peu trop même, ça lui traversa l'esprit
plus tard. La femme de ménage le regarda un peu de travers.
Comme c’est
simple, poursuivit-il dans la rue. Et il sifflota. La brume se
déplaça plus bas, sur le Danube, les bateaux sirénaient de
loin. Il n'entra pas à la bourse, il eut le
sentiment fugitif que ce n'était maintenant guère
nécessaire. La bourse et toutes ces babioles ne sont que
futilités. À quoi bon ? Il se rappela à quel point
tout était oppressant et terrifiant ces derniers jours et qu'il
piétinait longuement et sèchement à la corbeille en se
tenant le front et que tout cela était mortellement triste. Je n'irai
d'ailleurs pas plus chez le médecin, ajouta-t-il. Ce médecin me
regarde bêtement ces derniers temps et il a des questions bêtes. Heu… ce médecin veut me… comment on dit
déjà ? M'exestionner. Non, ce
n'est pas comme ça qu'on dit. Le médecin veut me suggestionner.
Me suggestionner. Me suggestionner. C'est comme ça qu'on dit,
suggestionner.
Cela le
réjouit derechef. Il y avait peu de passants place Szabadság,
il faillit arrêter un homme qui venait en face pour lui apprendre qu'il
faut dire : suggestionner. Mais il ne le dit pas, il ouvrit seulement la
bouche et il produisit un sourire béat. Le passant se retourna et le
suivit longuement du regard.
Tout n'était
que tristesse jusqu'ici, c'est évident. Et alors il remâcha tout
cela encore une fois et eut l'impression qu'il était temps de songer
à arrêter ses comptes. Il lui sembla pourtant avoir oublié
quelque chose. Qu'est-ce que j'ai bien pu oublier, j'ai peut-être oublié
d'en parler à ma femme. Il décida d'en dire un mot à sa
femme cet après-midi. Mais dire quoi ? Tant pis, on verra.
Il longea la rue,
il fut encore conscient d'avoir fait demi-tour au coin, d'avoir lu une enseigne
professionnelle les yeux à demi fermés – puis un long
silence.
Vers trois heures
de l'après-midi il y repensa. Il se trouvait dans un café, il
semblait être quelqu'un qui s'efforce intensément de retrouver son
rêve – et enfin le trouver. Il comprit qu'il avait marché
pendant des heures sur le boulevard, qu'il avait fait des emplettes dans des
boutiques, des paquets traînaient près de lui sur des chaises, il
avait parlé avec des gens, gesticulé, crié. Il
s’était peut-être même querellé quelque part.
Ensuite, il est entré dans ce café… Mais pourquoi
déjà suis-je entré dans ce café ? Ce n'est pas
mon café habituel. Et brusquement, à la vue des fenêtres
inconnues et des garçons inconnus, il fut pris d'une oppressante
angoisse. Puis son esprit s'éclaircit, le "un, deux, trois",
son invention du matin, lui revint à l'esprit. ça le mit de bonne humeur, il se mit à
fredonner et regarda le chef des garçons, les mains dans les poches. Le
chef des garçons le regarda aussi avec un étonnement
étrange dans les yeux. Ça le troubla. Pour quelle raison ?
Il pensa à son fils et à une boîte aux lettres. Il s'adoucit,
c'est avec une grande chaleur qu'il pensa à son fils et se dit à
mi-voix : "Mon cher enfant m'aime. Mon cher enfant m'aime comme un
fils aime son père dans l'histoire de l'humanité." Il
s’exposa cela et la magnificence de ses paroles solennelles l'ébahit :
il eut un instant de vertige d'avoir pu produire une pensée aussi
grandiose. Oui, de l'humanité, répéta-t-il fortement
ému – dire qu'il n'y avait pas pensé plus tôt !
Oui, l'amour et l'humanité.
Un, deux, trois,
dit-il, et il regarda de nouveau le garçon. Pauvre garçon, il
ignore ce qu'est l'humanité. Alors il ressentit une brûlante
affection pour le garçon, des larmes faillirent lui monter aux yeux, et
il ouvrit la bouche pour s'expliquer. Mais il eut une autre idée.
L'amour, se dit-il,
l'amour des hommes : c'est l'amour de l'humanité. Et dire que je
n'y avais jamais pensé ! Toute la tristesse et tout le malheur
venaient peut-être de là… Oui, parce que j’avais
toujours pensé à moi-même et pas à la philanthropie.
Mais ce matin, ce matin, j’ai tout compris. "Un, deux, trois",
c'est magique. Tout à coup il sentit clairement qu'il n'avait
qu'à fermer les yeux pour voir la grande clarté. Jusqu'ici tout
était opaque, obscur, et un étouffement tournoyait au fond de
cette obscurité. Mais tout s'est éclairci. Désormais
l'amour régnera partout et une nouvelle vie commencera dans ma vie. Les
idées zigzaguaient en tous sens, à une vitesse
étourdissante, dans sa tête échauffée, en foules
grossissantes. Brusquement, sans aucune transition il pensa au Christ et dit :
"Oui, le Christ et l'amour de l'humanité. Aimer, aimer, il faut
aimer l'humanité, cette pauvre, pauvre, chère, très
chère humanité, cette belle humanité brune. Oh, il faut se
prosterner devant l'humanité ! Voilà pourquoi j'ai souffert
et j'ai peiné jusqu'à maintenant, parce que j'ignorais cela. Je
ne m'occupais que de moi-même, j'étais introverti, parce que je m'exestionnais. Je me consumais, il n'y avait rien au dehors
à quoi j'aurais pu me raccrocher. Mais maintenant cela sera
remplacé par un humanisme heureux et pur… et une vie nouvelle dans
l'harmonium de ce sentiment… oh, harmonium !"
Oui, une vie
nouvelle ! Vie nouvelle ! Vie nouvelle ! – jubila-t-il.
Puis brusquement il fut pris d'une nouvelle inquiétude : comment
vais-je pouvoir leur expliquer ? Il ressentait un désir
impérieux d'expliquer à quelqu'un la vie nouvelle qui allait
commencer et le monde qui allait désormais changer.
À la porte
le garçon le rattrapa et lui dit qu'il n'avait pas payé. Il rit
et lui tendit une couronne, la main tremblante. Tout était si
léger maintenant, il remarqua même qu'une telle euphorie qui
accompagne la naissance d'une nouvelle vérité ressemble
étrangement à l'ivresse. C’était vrai, le sang lui
montait à la tête et il tituba légèrement.
Le soir tombait.
Des volutes de
brouillard vagabondaient autour des lampadaires, les vitrines s'illuminaient,
au loin, au bout du boulevard Váci
s'allumaient les unes après les autres les lettres de la réclame
d’une eau de toilette.
- Hum. Que
dois-je faire maintenant ?
Après cet instant
d’inquiétude il décida d'entrer dans un café et de
lier conversation avec un journaliste quelconque. Il faudrait parler avec
quelqu'un de très intelligent. Puisque tout ce qui s'ensuivra, se
produira vite, énergiquement et tout s'éclaircira. Il faudrait
discuter avec un journaliste. Mais vite, parce que ses tempes battaient
violemment.
- Néanmoins
je suis passablement calme, se dit-il une minute plus tard. Il
répéta cela à haute voix.
- Vous
désirez ? - demanda le garçon du café.
- Un petit
noir, lança-t-il négligemment, allègrement.
Le garçon
n'a rien dû remarquer, pensa-t-il, parce que bien sûr il avait
commandé son café avec légèreté et
distinction, comme si de rien n'était. Il décida de s'observer
attentivement pour rester léger et distingué.
Il sirota son
café en fredonnant une mélodie. Il faillit éclater de
rire, tellement il était content que le garçon n’ait rien
remarqué. Il fut pris d'un vif désir de faire une nouvelle fois
ses preuves avec le garçon. Il changea de table et l'appela :
- Un petit
noir.
Il leva la
tête et remarqua deux hommes debout près de la table centrale qui
le regardaient. Cela le troubla un instant mais aussi cela l’endurcit.
- Ah, ah, se
dit-il, on m'observe déjà. Tant mieux.
Il les regarda dans
les yeux. Ses tempes battaient violemment. Il serra les dents et rit dans leur
direction. Puis il découvrit qu'il connaissait l'un des deux. Mais alors
tout allait bien.
- Salut,
Svarc ! – dit-il à haute voix.
Il se fâcha
quand il vit que l'autre ne riait pas. Je suis chez moi dans ce café,
fulmina-t-il, ça ne peut tout de même pas les étonner de
m'y voir. Et j'ai le droit de boire un café.
- Salut
Svarc ! – répéta-t-il plus fort en tapant du poing sur
la table. Plusieurs personnes se levèrent. Il haussa les épaules,
se leva et sifflota à travers ses dents. Il se mit les mains dans les
poches et se dirigea confortablement vers la salle de billard. Je m'en fiche et
je suis de bonne humeur, pensa-t-il. Si ça leur déplaît,
qu'ils crèvent. J'ai enfin compris qu'on peut être de bonne
humeur. Un, deux, trois. Un, deux, trois. Un, deux, trois.
Il alla
jusqu'à la fenêtre. Il sentit son visage rougir. Il regarda par la
fenêtre : il continua de fredonner le couplet de music-hall
commencé un peu plus tôt et ses doigts tambourinaient sur le
carreau. Puis il se retourna lentement et se trouva face à la porte.
Il vit des visages
qui tous le regardaient : des gens s'amassaient devant la porte.
Il s'étonna
une seconde. Qu'est-ce que c'est ? S'est-il passé quelque
chose ? Il regarda par la fenêtre pour voir s'il y avait quelque
chose d'anormal dehors. Puis il regarda encore les gens à la porte. Son
inquiétude ne dura qu'une minute.
- Ah, ah, la
nouvelle vie ! Ils en ont sûrement eu vent, se dit-il.
Et à travers
son inquiétude il ressentit comme une excitation joyeuse.
Il vit enfin un
journaliste parmi les gens. Il se dirigea vers lui. Il lui dit
négligemment, d'une voix rauque :
- Je vous
souhaite le bonjour, Monsieur le journaliste. Je suis très heureux de
vous rencontrer. On a des soucis, hein, on a des soucis avec tous ces petits
journalistes, hein ?
J'ai
été bien, j'ai fait preuve d'aisance, se dit-il pour rassurer ses
nerfs à vif. Il aborda le journaliste de tout près et lui tapota
l'épaule. ça ne lui
a pas suffi, pensa-t-il, apparemment il ne m'a pas reconnu, je dois mieux lui
montrer que je l'aime.
Et il
étreignit brusquement le cou du journaliste et il se blottit la
tête contre sa poitrine. Il ferma les yeux et il se sentit envahi d'une
douceur infinie. Il sentit l'affection lui faire monter de chaudes larmes aux
yeux. Ce chaos effrayant commençait enfin à se dissoudre, il se
mit discrètement à sangloter.
Il voyait
maintenant d'épais nuages devant lui et des feux scintillants dans le
lointain. Des flammes pourpres s'élançaient depuis des montagnes
effrayantes et obtuses. Derrière des nuages penchés, bleu acier,
il y avait trois croix : le Golgotha. Au-dessus le ciel était
orange. La tête du Christ tremblait encore, dans ses yeux une souffrance
incommensurable et l'amour.
Il leva son visage
en larmes : le journaliste était toujours là, il essayait de
le calmer. Autour d'eux les gens s'attroupaient, curieux et envahissants.
Ces gens ont
dû prendre peur, pensa-t-il, mais tant pis pour eux. Qu'ils aient peur si
ça leur plaît. Il grinça des dents et haussa les sourcils.
"Bééh !"
lança-t-il et il sentit avec frayeur que les autres avaient vraiment
peur. Il lâcha le journaliste et, le visage détourné,
s'éloigna en rasant les murs. On lui céda le passage. Il se
dirigea vers la galerie. Il titubait. Il entendit un froissement. Un flot de
femmes et de jeunes gens fuyaient la galerie en dévalant l'escalier
pendant qu'il y grimpait lentement – il essaya de deviner à
grand-peine où ils pouvaient courir et pourquoi. Il tenta de calmer son
cœur que la frayeur faisait battre ; il doit y avoir un
problème en bas, un grand, grand, grand problème. Oui, il doit y
avoir un problème terrible, effrayant, qui leur a fait si peur. Oh,
ça doit être une obscurité inouïe, sans fond, une
sorte de monstre écœurant avec des griffes acérées et
des yeux béants.
Il parvint en haut,
la galerie était vide, des chaises et des tables renversées, pas
âme qui vive entre les piliers… Qu'est-ce qui se
passe ?… découvrit-il effaré. - Qu'est-ce que c'est,
qu'est-ce que c'est, qu'est-ce qui se passe ?…
- Garçon !
Il l'appela d'une
voix rauque, le cœur palpitant, le ton menaçant.
- Garçon,
un petit noir !
Il sentit qu'il lui
fallait qu'on lui apporte son café, il fallait qu'on le serve pour faire
passer cette terreur. S'il se comporte sagement et s'il commande un
café, tout peut encore s'arranger et ce monstre ne va pas monter ici en
haut.
- Garçon,
un petit noir…
Mais il regretta
aussitôt, il sentit que c'était d'un degré trop fort, plus
que nécessaire, un peu démesuré. Alors il ajouta, doucement
cette fois : "un petit noir".
Et il prit place sur une chaise près de la balustrade. Ses jambes
tremblaient.
Il regarda vers le
bas.
Une foule de gens
ondulaient au rez-de-chaussée. Il vit d'innombrables visages, des gens
s'attroupaient contre le bas de la balustrade. Lui, il trônait seul
à la galerie, sur sa chaise.
Mais qu'est-ce qui
se passe, se dit-il dans une angoisse indicible, qu'est-ce qui a bien pu
arriver ? Pourquoi personne ne m’adresse la parole et pourquoi ne me
dit-on pas où le monstre s'est caché ? Il est
peut-être à la cave ou entre les piliers. À moins qu'il ne
se trouve sous la galerie, ou il est monté jusqu'ici et en ce moment
même il s'étale sous sa table. C'est peut-être pour
ça qu'on le regarde tant. Aïe, il a peut-être grimpé
sur moi et maintenant il se couche sur ma figure et il éjecte son regard
terrifiant depuis ses yeux à lui… Non, non, non.
Non, non, il faut
les rassurer parce qu'une chose effroyable pourrait se produire. Pourquoi
n'approchent-ils pas ? Mais qu'est-ce qui a bien pu se passer, pour
l'amour de Dieu ? Il leva le bras et s'effara de son geste : il ne se
souvenait pas d'avoir voulu lever le bras – son bras s'était
levé tout seul de la table. Il pressentait que d'autres gestes
similaires allaient suivre : il se lèverait, il marcherait, ou il
se cognerait à quelque chose, ou il parlerait, ou dans une minute ou
immédiatement – tout cela sans le vouloir, mais il le ferait quand
même. Il se nourrit un instant de l'espoir vaniteux et frileux de
rêver. Mais il n'y crut guère.
En même temps
il s'encouragea à agir vite. Vite, vite, parler, agir, pour montrer que
je suis réveillé. Alors il s'efforça convulsivement de
trouver quelque chose à dire. Il faudrait un sujet suffisamment général
pour être compris de tous, pour prouver vite à tous les
présents que tout va bien et que je n'ai rien à cacher. Il dit
à haute voix :
- Messieurs,
c'est le socialisme qui nous guide vers le libéralisme. Vive Vázsonyi[1] !
Pendant qu'il
disait cela, dans son for intérieur montait une question pénible
et terrifiante : comment je suis arrivé ici et qu'est-ce que j'ai
fait ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Mais il ne trouva pas de réponse.
Une chose était sûre : il fallait continuer puisqu'il avait
commencé.
- Messieurs,
le socialisme est l'unique solution…
Il gesticulait.
D'un coup, comme un éclair, ça lui revint à l'esprit. Il
hurla vers l'attroupement :
- Messieurs !
Messieurs ! L'amour de l'humanité ! Pourquoi les gens ne
s'aiment-ils pas ? Messieurs ! Moi, j'aime l'humanité !
J'aime… Vie nouvelle… Messieurs… Humanité… Vie
nouvelle… Un, deux, trois… Une vie nouvelle jaillit… Il faut
aimer, oh, il faut aimer l'humanité… Il faut aimer infiniment
l'humanité !… Chère et bonne
humanité !…
ça
tourbillonnait et les piliers s'inclinaient de biais, durs et rigides. Il
écarta les bras et resta figé ainsi : il était empli
tout entier de la pensée supérieure de l'amour de
l'humanité comme le Christ sur la montagne. Juste dans son cœur
vagissait et geignait encore un petit enfant apeuré qui essayait de se
sauver hors de se méchant café, quelque part entre les tables et
les chaises, en rampant à quatre pattes sans qu'on le voie, les yeux cachés,
dehors vers la liberté ensoleillée et courir, courir… Hors
d'ici, de ces visages haïssables, méchants, sans compassion, hors
de ce café immonde où tout va s'écrouler et ne restera
qu'une puanteur noire… hors d'ici, fuir ces cordes qui vont se nouer sur
ses mains et tordre ses bras en arrière… hors d'ici où on
lui bâillonnera la bouche et on le jettera dans un gouffre noir où
les murs sont tapissés de cuir qu'il griffera, vomissant son sang de
colère, et contre lesquels il jettera son corps ligoté, où
il voudra mordre et creuser les murs… il voudra s'arracher les oreilles
et se dilacérer la bouche… il voudra touiller dans son cerveau et
le secouer, son cerveau qui l'a trahi et l'a abandonné… et qui
s'est figé d’Horreur…
Il se releva
geignant et titubant. Il était tard. Deux hommes en casquette bleue
s'approchaient. L'un des deux l'aborda.
- Qu'est-ce
que vous voulez ?
Une pâleur
mortelle le transit.
- Venez avec
nous.
- Où ?
– demanda-t-il. Sa voix sonna creux dans son oreille. – Je ne viens
pas. Ne me touchez pas. Je vous abats.
- Venez, sinon
je vous fais ligoter.
- Non, non
– gémissait le fou – il faut faire quelque chose…
Pourvu que je ne sois pas ligoté… Et que j'évite la
bagarre… Je préfère marcher comme ça,
tranquillement… ça
au moins… Pourvu qu'ils disent quelque chose, que je puisse
marcher… Calmement… Pourvu qu'ils mentent… Qu'ils disent
qu'ils m'emmènent en promenade… Je ne veux pas me battre…
Puisqu’on m'emmène…
Il esquissa un
pâle sourire.
- Mais on va
seulement se promener ?
- Oui –
s'étonna l'ambulancier, seulement se promener. On montera dans une
voiture.
Et ils
défilèrent tranquillement, calmement entre les deux haies d'une
foule badaude.