Frigyes Karinthy : "La ballade des hommes muets"
Maintenant le diable
me conduit à
("Rang par deux –
à gauche, gauche !… En avant, marche !")
Ne
jure pas, mon frère, Dieu te bénisse, crève, mais ne jure
pas. Sacré nom de Dieu, mon frère… Il finira bien par
l'achever cette journée, le bon Dieu. On finira par la traverser, cette
montagne… puis on va souffler… souffler… puis on pourra crever…
puis je pourrai détacher cette foutue bretelle et je pourrai crever avec
toi, mon frère. S'il faut marcher encore deux heures, ce sera aussi
bien… je n'en pourrai plus, ce sera bien, pas question que j'y arrive.
Alors je m'arrêterai, je m'allongerai…
("Compagnie –
changement – de pied !… Virage à gauche…
gauche !")
…alors
je m'arrêterai gentiment… d'ici exactement deux heures… je me
coucherai gentiment dans l'herbe… j'allongerai les jambes… je
poserai ma tête sur mon barda… et je m'endormirai… et alors
ils me donneront des coups de pied… ils me tireront dedans…
ça sera bien… qu'ils puissent enfin me tirer dedans… des
vraies balles… parce que, camarade, quelqu'un qui dort n'est plus un
soldat, hein… quelqu'un qui est mort n'est plus un soldat, hein…
N'est-ce pas, camarade… Cher camarade, dommage que tu sois si
moche… dommage que tu pues autant, camarade… cher camarade
soldat…
("Troisième
compagnie, halte !… Première section, en avant –
marche !…")
J'y
vais, mon capitaine, bien sûr que j'y vais… Nous ne verrons plus
l'ennemi aujourd'hui pour sûr. Nous rentrerons dans l'ennemi… Nous
lui rentrerons dedans, dans ce putain de salaud. Ici,
au pied des montagnes, il faudrait se déployer en ligne si les
sentinelles ont vu quelque chose… Mais elles ont vu que dalle.
Couché ! À plat ventre !
("Rang par deux –
à droite, droite !… Compagnie, en avant, marche !")
Elles
ne sont pas belles, les grimaces de mon ami cantonnier… Il pense à
chez lui. À un patelin où le soir tombe… les vieux fument
la pipe devant leur porte… ça doit être bien beau.
("Dans le port de Monor y a un vieux bateau,
Pas loin du tout, là-bas y
flotte un blanc drapeau,
Le vent le souffle, le vent
souffle,
Vers mon pays le vent le souffle,
Les poilus de la vingt partent en
permission.")
Faudrait
peut-être chanter avec eux… je ne le sentirais peut-être pas
tant… Hé, toi, camarade cantonnier, moi aussi je pense à
chez moi. C'est le moment où les néons s'allument sur les grands
boulevards… Les terrasses des cafés sont recouvertes de stores
rayés bleus… Les journaux du soir viennent d'arriver, le public dévore
les nouvelles. Quelques jeunes gens en veston s'attablent à la terrasse,
fument des cigarettes. Ils commentent les dernières
dépêches… nos troupes ont avancé jusqu'à Oderberg. On attend une bataille pour demain… des
pertes dans la vallée du Dniestr… quatre cents soldats…
("Compagnie,
garde-à-vous !… Compagnie, tête,
droite !…")
En
bas, sur le mail, les jeunes étudiants se promènent. Des dames en
cape de soie… de grands chapeaux, des ombrelles. Depuis quand je ne me
suis pas promené, moi ? Comme c'est curieux… Ils vont et
viennent… ils s'arrêtent… ils regardent dans une rue…
ils changent d'avis, ils tournent dans une autre. Une vitrine leur
plaît… une fleur… dans le parc… ils s'arrêtent
devant et la contemplent… Ce serait bien de me retourner maintenant et de
regarder le ciel derrière moi. Mais ce n'est pas permis. Il est interdit
de se retourner. Tête, gauche.
("Garde-à-vous !
Rangs par deux – à gauche, gauche !")
Hé
oui, frère cantonnier, c'est comme ça. Il y en a, n'est-ce pas,
qui se promènent, vont et viennent, leur cape de soie froufroute dans le
vent. Sais-tu seulement pourquoi l'infâme pékin peut se promener,
lui ? Tu n’en as pas la moindre idée, hein ? C'est
écrit sur ta figure. Eh bien je vais te l'expliquer, moi. Il peut se
promener parce que nous sommes ici à sa place et veillons à ce
qu'il ne lui arrive rien. Sais-tu, frère cantonnier, qu'est-ce que c'est
que la société ? La société c'est les vestons
et les capes de soie. Ce sont eux qui ont été menacés par
l'ennemi et qui ont eu peur. Ils nous ont envoyés ici pour faire barrage
parce que, eux, ils ont envie de se promener et de fumer des cigarettes dans
les cafés. Alors nous barrons la route à l'ennemi, hein mon
frère, crève donc ! Crève donc, mon frère,
nous nous plantons devant l'ennemi, nous lui présentons notre poitrine
en lui disant : frappe ici si tu oses. Nous deux, toi et moi, camarade
cantonnier. Rien que nous deux. La société a pris peur et a
chié dans son froc : aïe, ce salaud d’ennemi, il risque
de me cogner, de me salir, de déchirer mon veston. La
société a donc allongé ses bras apeurés pour placer
toi, frère cantonnier, et moi, devant elle, comme un bouclier : ce
sont eux que tu dois frapper, ennemi, pas moi ! Alors maintenant nous
sommes ici, vaillants soldats, et nous veillons sur les autres. Nous ne nous
retournons pas, mon frère, nous avançons pour notre patrie, -
non, ne te retourne pas, cantonnier, sinon tu te fais cogner par le caporal.
Quel grand honneur, frère cantonnier, d'être soldat, d'être
un héros. C'est un vrai miracle qu'ils nous l'aient permis. Eux, ces
petits modestes… ces doux… qu'ils nous aient refilé la
gloire… la mort en héros… comme ils sont modestes…
C'est nous qui protégeons les femmes, mon frère, et les
mères… tire ici, ennemi, si tu oses… C'est nous qui
protégeons leurs femmes… c'est nous qui protégeons les
femmes d'autrui… les femmes d'autrui dans leurs fenêtres à
géraniums, dans des chambres où le soir tombe.
("Troisième
compagnie, halte !… Compagnie, formation tirailleurs !")
ça serre mon épaule
tout autant que la tienne, et en plus la mienne est en sang. Ici, à cet
endroit, où la bretelle glisse. Une – deux… une –
deux… une glissade vers le haut, une vers le bas… une haut, une
bas… là où c'est en sang. Ne jure pas… je n'en peux
plus… plutôt la mort…
("Première section,
debout ! À… terre !")
Là-bas
derrière la forêt il pleut, alors qu'ici le soleil brille encore.
Il doit y avoir un arc-en-ciel quelque part dans notre dos… Ce serait pas
mal de se retourner, j'aimerais regarder l'arc-en-ciel. Ce serait si chouette
de voir encore une fois un arc-en-ciel… rien qu'une fois… Un bel
arc-en-ciel rouge… il passera, mon frère et nous ne le verrons
plus jamais… Bel arc-en-ciel inutile, tout pâle… Mais non, le
soldat n'a pas le droit de le regarder, mon frère. Il ne sert à
rien, mon frère, l'ennemi arrive.
("Direction – la
montagne à droite !")
On
signale quelque chose ?… Qu'est-ce que c'est, là-bas ?
Les guetteurs ont vu quelque chose. En tête on est déjà
déployé en tirailleurs… il doit y avoir quelque chose
derrière la forêt… Ne t'inquiète pas, mon
frère, ne boude pas comme les chiens en colère… on verra
bien ce qui nous guette…
("Distance –
mille !")
Tu
trembles, mon frère, aurais-tu peur ? Apparemment le combat c'est
pour aujourd'hui. Alors, vaillant soldat, t'en fais une tête de
crétin ! Alors, vaillant soldat, frère soldat ! Nous y
laisserons la peau, tu le sais ? Sais-tu pourquoi nous y laisserons la
peau, mon frère ? Mon cher, j'ai l'impression que tu as un peu
peur. Tu ne chantes plus "Dans le port de Monor".
Allons, pourquoi tu ne chantes pas, mon frère, ce beau bateau dans le
port de Monor ? Une balle nous atteindra
derrière l'oreille, mon frère… et ce sera fini… ce
sera bien, hein, cantonnier… Ce sera bien pour nous ? Nous tomberons
ensemble, n'est-ce pas… tu t'écrouleras près de moi…
le barda me glissera sur la tête… c'est ici que tu vas râler
ton sang dans ma figure… tes deux bras ensablés me tomberont sur
le cou… tu m'enlaceras comme cette femme a enlacé cet homme…
la femme d'autrui… que nous avons protégée, vaillants
soldats… Tu voudras aller devant, frère cantonnier, en
première ligne ? Crève. Pour que tu sois touché le
premier. Pour qu'on t'envoie un coup de poing dans ta belle gueule… qu'on
te casse tes dents jaunes d'imbécile… imbécile… crétin
d'imbécile… pauvre type… regarde-toi, comme tu fonces…
comme tu fonces… comme un imbécile… vaillant soldat…
("Distance – cinq
cents !!!… Troisième compagnie – ligne de
départ !!")
Gauche…
droite… gauche… droite… ha ha, ha.
Tu tires la langue, cantonnier ? Alors fonce, beau soldat… ha ha… on fonce, hein ? Vas-y ! ça fait plaisir de courir,
hein… Le ciel s'écroule derrière nous… La forêt
saigne devant nous… Cours, cantonnier, cours… Courons la course,
cantonnier… Alors, qui arrivera le premier ?… On nous
attend… Une belle femme nous attend, n'est-ce pas ?… C'est
pour ça que nous courons… C'est une crosse de fusil qui nous
attend, dans le dos… Veux-tu t'arrêter une minute… tu vois
bien que j'ai quelque chose à te dire…
("Pas de charge –
en avant !")
Holà !
Tu m'entends ?… Je voudrais seulement te dire… avant de
tomber… je veux dire… qu'à cette heure les cloches sonnent
dans ton village… Les filles sortent de l'église… Et puis
ça encore, avant de tomber…
("Troisième section,
de réserve derrière la colline.")
Et
puis encore ça, pour ne pas l'oublier… pour le voir une
dernière fois… Les femmes vont maintenant à la plage…
la mer écume… les cabines de bain rougeoient dans la
lumière… Tu entends, cantonnier ? Sur les plages des mers
lointaines… des femmes se baignent… leurs habits de gaze leur
collent à la peau… elles sortent de l'eau et s'allongent sur le
sable de la plage… Tu en as déjà vu des comme
ça ? Des habits de bain rouge vif… leurs bras sous la
tête… un homme s'approche… un pékin… il leur sourit…
il s'arrête…
("Section rangs
serrés !")
Maintenant…
pendant que nous courons ici… pendant que nous tombons ici… des
yachts filent sur la mer… sache-le, imbécile. La mer berce le
yacht… Des jeunes anglaises se délassent à bord dans des
transats, des têtes blondes. Des messieurs vêtus de flanelle fument
des cigares… on entend une musique douce de l'intérieur de la
cabine… Ils discutent doucement, la rive s'embrume… on apporte des
plateaux de vin doux…
("Section –
couchés !! Armes – en joue !!")
Sache-le
au moins, crétin, et crève. Maintenant des femmes
parfumées sont assises dans des salles de concert… de sombres yeux
d'hommes fixent l'estrade… Les violons douloureux pleurent. Solo…
Encore une fois… encore une fois… encore une fois… je veux le
revoir…
("Section –
debout ! Direction – la colline ! En avant !!")
Maintenant
des saules pleureurs s'inclinent sur les bancs en marbre de la plage… De
lourdes fleurs se déversent… Deux ombres s'embrassent…
encore une fois, je le veux… Maintenant dans des forêts
silencieuses et taciturnes un sentier serpente vers le lac et sur le lac se
faufilent des taches lumineuses… Des flots de musique, de loin… et
les cœurs sont inondés de plaisir… et les feuillages pleuvent
au-dessus des chaudes eaux profondes… une vapeur monte au ciel… et
maintenant des gens sont assis dans des chambres muettes, posant leur
tête sur leurs bras et ils pleurent… ils pleurent heureux et
libres… ô, merveille de la vie… ô, plaisir de la
souffrance, ô, ivresse de la liberté et de la pensée…
et l'air libre…
("Cinq hommes de cette
section – à moi !!")
Alors
c'est vrai, mon lieutenant, ça commence ?… - Hé,
cantonnier… que la danse commence. Sois prudent, cantonnier, faudra pas
tomber sur moi. Crève… tu tires la langue ?… Fais
gaffe, le fais pas voir au lieutenant. – J'arrive, mon lieutenant…
Monsieur le lieutenant… Mon beau lieutenant… Monsieur le
lieutenant… Mon beau lieutenant… Ben, d'accord, je veux bien, mon
lieutenant… Vous comprenez ? Je veux bien. Ici, à
côté du cantonnier… c'est ici que je trépasse…
Dieu l'a voulu ainsi… ce putain de Dieu dans son ciel qui m'a
déposé juste ici. Faut de la chair à canon, mon
lieutenant… il en faut pour le canon, ouste, nous deux… moi et le
cantonnier…
("Assaut !!… En
avant… En avant… En avant !!… En avant !!… Chiens !!…
En avant !!…")
Tu
as peur ? Chien, imbécile. Sale bouseux ! Tu as peur,
toi ? Regarde-moi… je suis fait de la même boue que toi…
regarde-moi, je n'ai pas peur ! Ce Dieu infâme ne me permet pas
d'avoir peur ! Vaillant soldat, toi, canaille de paysan ! Nous
crevons ici. – Que vive l'infâme, le pékin !
Allez ! Allez ! Hurle, péquenot !
("Cinq hommes –
là-bas, sur la colline !… Montez !…
Montez !… Vous ne montez pas ?!… Caporal, fusillez ceux
qui ne montent pas !… Les armes – en joue !…")
Allez !
Allez ! J'y vais, caporal… pas dans le dos, vraiment pas dans le
dos… brrr, je n'aime pas ça… Tu frissonnes, chien… mes
chiennes de dents… vous claquez… Homme… dignité
humaine… vive la société !
("Première section
– en bas !… Debout !…
Arrêtez-vous !… En bas… à terre !…
Abris !… Aux abris !!!…")
Maintenant…
maintenant, mon lieutenant… Monsieur le lieutenant… ici…
ici… Adieu, mon lieutenant… adieu mon beau lieutenant…
voyez-vous… là-bas… moi, je vois… quelqu'un
embrasse ma copine… un gandin gominé… dans une chambre
obscure… les rideaux tirés… il lui fredonne une musique
à l'oreille… ma maîtresse, cette putain… ce
lâche pékin… ce salaud… Camarade… des
balles !…
("Feu !…
Feu !…")
Camarade…
passe-moi des balles… j'en ai plus… Mon lieutenant… Dieu vous
bénisse… vous serez sauvé… rentrez chez vous…
embrassez ma femme… elle est à vous… je vous la
cède… Camarade… des balles…
("Feu !…
Feu !… Feu !…")