Frigyes Karinthy :  "Christ et Barabbas"

 

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Janvier 1917.

Comprenons-nous bien, il ne s'agit pas de savoir si je suis du parti de la paix ou de celui de la guerre ; et au cas où je croirais en leurs dogmes et je pratiquerais leur religion, je n'y peux rien, ça me donnerait une rage de dents et j'aurais l'estomac retourné comme si j'avais avalé une boule de papier encollée à la poix dès que les uns comme les autres se mettraient à parler. Le nouveau chancelier envoie une dépêche dans laquelle il prêche : "tenez jusqu'à la conclusion victorieuse de la guerre". Ne me comprenez pas mal : le problème n'est pas ce qu'il dit, d'autant moins qu'il a peut-être raison. Il n'est pas exclu qu'il faille vraiment tenir, c'est peut-être moi qui me trompe lorsque je pense que ça ne vaut pas la peine de tenir ; mais pour l'amour de Dieu trouvez au moins un mot pour convaincre les dubitatifs, pour faire réfléchir les hésitants. On a embauché un nouveau maître d'œuvre car l'ancien n'a pas donné satisfaction, il était incapable d'achever la maison – bon, je veux bien admettre que celui-ci n'y arrivera pas non plus, mais par le ciel, qu'il démolisse au moins la précédente, la défectueuse, qu'il recommence tout à zéro, même si cela est vain et sans espoir, mais au moins qu'il essaye avec un œil nouveau, des forces nouvelles, une foi nouvelle et – pour l'amour de Dieu – des paroles nouvelles, ses paroles à lui, même si elles sont mensongères, au moins que ce ne soit pas le même mensonge, que ça ne sonne pas le même creux dans notre cœur usé, engourdi.

Car sans cela j'ai beau regarder la dépêche, c'est une phrase profonde de sens de Léonard de Vinci  qui me vient à l'esprit. Le maître avait construit une mécanique d'avion pendant des années, or un jour il s'arrêta devant l'appareil, il réfléchit et dit à son disciple : Cette machine ne peut pas être bonne car elle n'est pas belle. À quelqu'un qui, comme moi, n'est ni du parti de la guerre ni de celui de la paix, qui ne comprend rien à ces questions, qui est ignorant en politique internationale et qui ne connaît pas la situation, se trouverait tout aussi interdit devant cette dépêche du chancelier et il dirait avec tout autant d'hésitation : ce programme ne peut pas être bon car il est mal écrit, mal ficelé, bourré de banalités vulgaires, dépourvu de mots nouveaux, d'éclairages nouveaux, utilisant des poncifs impossibles, sans talent.

Comprenons bien, ce n'est pas parce que les anciens slogans ne recouvrent pas bien les notions qu'on a besoin de slogans nouveaux. Le mot pénètre dans le cerveau à travers les yeux et les oreilles – et si les yeux et les oreilles transmettent le même mot des milliers et des milliers de fois, ils n'en peuvent plus, ils en tombent malades, dégoûtés, ils ne le transmettent plus et ils ne le font plus parvenir au cerveau. On a besoin d'un mot nouveau pour faire réfléchir, pour contraindre notre esprit de s'en préoccuper, de chercher la signification du mot. Quand on prononce pour la première fois : "Victoire ! Endurance !", l'homme s'arrête peut-être, il s'interroge, son cœur se met à palpiter – mais quand on répète cela mille fois de suite et on le répète et cependant on ne fait rien d'autre – à la fin on n'entend plus que rance, rance, et le mot victoire tambourine sur les tympans comme si on rabâchait, mettons, omelette au lard. Le personnage de l'orateur se transforme en un fâcheux automate comique, à l'instar de cette honteusement mauvaise statue sur le quai du Danube qui depuis trente ans, quatre-vingt-dix-neuf fois par jour, fait répéter à notre pauvre, grand Petőfi, les doigts en l'air, nous le jurons, nous le jurons, nous le jurons, nous le jurons, nous le jurons.

Bon, je veux bien le croire, trouver la vérité absolue est impossible, nous sommes tous des hommes, nous qui sommes gouvernés et ceux qui nous gouvernent. Mais il est possible de la chercher par des voies nouvelles, la soutenir par de nouveaux arguments et l'approcher dans une nouvelle direction. Qui a le devoir de faire les efforts si ce n'est justement ceux que nous avons désignés pour cette tâche, à qui nous avons confié ce travail, à qui nous avons confié notre destin et à qui en contrepartie nous avons donné à cette fin puissance et force ? Mais, sur quelle balance devons-nous peser s'ils en sont capables ? Où est le repère, l'hypothèque, la garantie qu'ils sauront accomplir ce à quoi ils s'engagent ? Il y avait bien chez nous cette école de politique qui, prétextant "l'exemple anglais", souriait supérieurement, faisait des gestes dédaigneux, évoquait la démagogie bon marché dès que quelqu'un prononçait par hasard des phrases dans lesquelles la joie et le feu féconds générés par la découverte de la vérité semaient quelques épithètes belles et justes, soulignaient quelques accents, créaient certaines expressions spontanées. Dans la conception de cette école, ne peut être intelligent et sage que ce qui est exprimé d'une voix rauque, dans une rhétorique monotone et, si possible, en phrases longues et mal conçues. Cette école mériterait honneur et respect si elle avait pu prouver par des résultats la justesse de sa méthode. Mais ce qu'ils ont fait n'était pas bon, les longues phrases n'ont abouti à rien. La révolution, le monde nouveau ont tout de même été faits par les autres, les indisciplinés, les hirsutes, les criards, Danton et Desmoulins, qui ont appris à parler chez les orateurs romains et qui, dans un désir terrible, désespéré d'une vérité inconnue ont parlé aussi longtemps qu'ils avaient des arguments, et ont hurlé ensuite comme quelqu'un qui à tout prix veut se réveiller d'un cauchemar.

Le talent leur manque pour trouver un mot nouveau, une phrase nouvelle, une formule nouvelle – mais leur talent suffirait-il pour gouverner des pays mieux que leurs prédécesseurs ? Au début du Sermon sur la Montagne, le Christ contestait vouloir apporter des lois nouvelles : « je ne suis pas venu pour effacer les lois » – a-t-il dit. Il n’a fait que proposer quelques modestes modifications, quelques nouvelles interprétations. Ces quelques nouvelles interprétations, rédactions plus précises, plus justes ne furent autres que la nourriture spirituelle de la chrétienté de deux millénaires, la rédemption du monde. Car une de ces modestes modifications était, à titre d’exemple : « il vous a été dit d’aimer votre prochain ; et moi je vous demande d’aimer aussi vos ennemis. » Mais eux, nos christs à nous, ne sont pas aussi modestes,  ils promettent de nouvelles lois. « Il vous a été dit : Victoire ! Endurance ! Mais moi, le Christ, le Nouveau, le Rédempteur, je vous prêche tout au contraire : victoire et endurance ! »

 

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