Frigyes Karinthy :  "Christ et Barabbas"

 

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le septiÈme pouvoir

 

Avril 1916.

Eh bien, mon cher confrère, Journal du Peuple[1], par-delà même les océans et au-delà du front allemand – alors comment ça va bien ? Il paraît qu'il y a des problèmes chez toi aussi, la rotative réclame de quoi manger, c'est bien beau, dit-elle, toutes ces pensées et ces idéaux, mais sur quoi j'imprime ? Sur l'éther vaporeux ?

Ne prends pas mal cette familiarité de la part d'un misérable boche – mais il me semble bien que jadis nous faisions partie d'une même famille. Et il était une fois un pays – comment il s'appelait déjà ? Il s'appelait la Presse. Il fut fondé par Saint Gutenberg, son premier souverain fut Sainte Pensée, le deuxième (pas pour longtemps), Vérité ; Curiosité IV monta ensuite sur le trône. En ce temps-là, la Presse n'était encore qu'un modeste petit état, ses frontières naturelles, la chaîne de montagnes Probité, le fleuve Altruisme et le plateau Libre-Pensée le protégeaient de ses ennemis extérieurs. Cependant, à Curiosité IV succéda X, alias Capital le Ventru, sous le règne duquel ce pays connut un développement inouï – tout allait pour le mieux : c'est en ce temps-là que nous fûmes qualifiés de septième pouvoir.

Te rappelles-tu encore ces beaux vieux jours, mon cher confrère, Journal du Peuple ? Oui bien sûr, mais peut-être est-ce un peu flou dans ta mémoire. Dans ta plainte que j'ai lue dans les journaux de ce matin à propos de la pénurie de papier, il n'est plus du tout question d'ambitions, de pouvoir, de cliquetis des armes, des droits de la presse, cette aristocratie intellectuelle. C'est le gémissement pitoyable d'un malheureux phtisique : « Paris sans journaux, c'est la France sans colonne vertébrale et cent mille ouvriers sans pain. » Tu ne dis rien du monde qui ne peut pas vivre sans presse, car la presse incarne le droit de l'humanité à la vie, à la transparence, elle est le siège magistral de la majorité absolue d’où nous condamnons le tyran, révélons les forces morbides ou malveillantes qui complotent pour dévaster l'humanité. Tu ne te réclames pas de la force de la Vérité réprimée qui brise ses chaînes. Non, tu pleurniches seulement pour un peu de dignité, tu veux émouvoir les puissants – ils ne vont tout de même pas laisser mourir de faim une centaine de milliers de bouches qui vivent de la fabrication des journaux ! On dirait la confédération des fabricants d'éventails ou de fleurs artificielles qui présente ses hommages au propriétaire de l'usine : mais, Monsieur, il ne faudrait pas fermer, nous n'aurions plus de quoi vivre alors que nous sommes des pères de famille. En toute sagesse et modestie, tu te dis la colonne vertébrale de la France (pas le cerveau, allons donc !).

Ô, presse française, lie de toutes les presses – te rappelles-tu encore le monde d'antan ? N'eût-il pas été préférable, alors, te le rappelles-tu, quand les autres pouvoirs se sont chamaillés, de réfléchir un peu, faire ton examen de conscience, regarder tout autour, peser tes forces ? Un peu de dignité au moment opportun, un peu d'amour-propre aurait peut-être mieux valu que la lâche précipitation avec laquelle tu as déposé les armes et les as servies à leurs pieds, en tremblant pour ta vie ?

L'existence ou la non-existence du septième pouvoir fut décidée aux premiers jours de la guerre. Si alors la presse avait eu plus confiance en elle, si elle avait préservé sa force et sa dignité, elle aurait pu devenir ce qu'elle prétendait être. Il n'eut fallu qu'un peu de solidarité, un peu de sang-froid, la reconnaissance du fait qu'il y a derrière nous, non pas cent mille bouches à nourrir, mais des millions et des millions d'affamés de vie et de vérité, qui nous écoutent, nous font confiance et nous suivent si nous ne leur donnons pas de confuses alarmes gratuites, des lieux communs de mauvaise foi, mais si nous leur donnons ce qui est notre arme et notre force au même titre qu'une mitraillette ou un canon – si nous leur donnons ce que nous avons reçu d'eux, afin de le concentrer et d'en forger force et pouvoir, avant de le leur rendre pour arme : la volonté et la foi des foules.

Mais pour le faire, il n'eut pas fallu aboyer « boches », cher Journal du Peuple, avant que la foule ne l'aboie elle-même, dans l'espoir que le pouvoir qui momentanément avait justement besoin de ton aboiement, te serait reconnaissant et garantirait ta survie. Malheur aux vaincus qui demandent l'aumône sans être sûrs de l'obtenir, mais dévoilent sûrement leur pauvreté. Le septième pouvoir est tombé et a été battu dès les premiers jours de la guerre car il a voulu sauver son monarque, le Capital : il ne pensait à rien d'autre. Et il s'est cassé la colonne vertébrale : il se l'est cassée aussi facilement qu'un syphilitique.

 

Suite du recueil

 



[1] Le Journal du Peuple : hebdomadaire français (1916-1929).