Frigyes Karinthy : "Christ et Barabbas"
visions
Au-delà
de la rubrique théâtrale, des faits divers et des comptes rendus
du champ de bataille, un article de nature économique composé en
petites lettres. Il est dit dedans, modestement et brièvement, qu'en
effet on ne peut pas parler de pénurie de pommes de terre, mais le
problème est que les paysans ne veulent pas les vendre car leur prix est
plafonné, ils préfèrent les laisser pourrir, les distilleries
payent un meilleur prix pour la patate pourrie que ce qu'ils toucheraient au
marché pour la pomme de terre. La cherté du saindoux s'explique
de la même façon : vu la spéculation sur le savon, le
saindoux avarié vaut plus cher que le saindoux frais, ils sont nombreux
à préférer le gâter et le dénaturer –
c'est un phénomène économique, voyez-vous, semblable
à la disparition brusque de la petite monnaie jadis pour la simple
raison que le cuivre qui se trouve dans les kreutzers valait plus cher que la
valeur faciale du kreutzer.
Je lis cela – et tout
à coup le monde s'obscurcit à mes yeux. J'entends dans mes
oreilles un bourdonnement particulier et plus tard un ronronnement lointain.
L'instant suivant je me trouve assis sur l'île de Patmos, tel
l'apôtre Jean, les yeux écarquillés, les cheveux flottant
au vent, avec devant moi l'Écriture de l'Apocalypse, le Livre des
Visions. Les lacs Mazures[1],
la percée de Görlitz[2],
la bataille de la Marne, le pilonnage de Soissons, je vous assure que tout cela
n'aurait pas inspiré le prophète pour voir et décrire
l'enfer, l'écroulement du monde, l'humanité courant à sa
perte ; mais si vous lui rapportez ce "phénomène
économique intéressant", eh bien, mes amis, il se
lève de sa paillasse les yeux exorbités et, les lèvres
blêmes, se met à balbutier ses visions effroyables.
…Et là je vis
l'Animal Méchant de pourpre vêtu, le livre à sept sceaux
à ses sept cornes, et je vis la femme adultère tenant dans la
main la Vaisselle de sa Vilenie…
…Et sept Anges aux
flûtes de Pan criant : oh, oh, oh, sur la Ville pécheresse et
perdue…
…Et les ruisseaux se firent
cours d'eau sulfureux afin que périssent ceux qui en boivent – et
le sang coula à la rivière, et l'air respira la peste…
Je n'y peux rien, c'est plus fort
que moi, il m'est impossible d'en parler raisonnablement, d'en tirer des
conclusions, d'analyser l'importance du phénomène, remonter
à son origine et étudier où il mène. Ma gorge se
serre, je suis pris de panique – non, non, je ne veux ni comprendre, ni
expliquer cela – c'est trop. J'aimerais me lever et sangloter devant la
Communauté et supplier en me tordant les mains : mes semblables,
par la miséricorde du Christ, savez-vous ce que vous faites ? Ne me
parlez pas de spéculation, de devises, de valeur. Nous sommes
affamés et nous voulons manger – nous fixons la terre avec un
espoir naïf et des yeux avides : quand laissera-t-elle
apparaître les germes verts précurseurs de vie – nous
suivons, le regard confiant la récolte des pommes de terre brunes qui s'entassent
et nous tendons l'argent, symbole de notre dur labeur : le fruit est
mûr, il est savoureux et odorant, nous avons travaillé, nous
voulons y goûter.
Savez-vous ce que cela signifie
si l'on fait pourrir la pomme de terre et les abricots, si on gâte le
saindoux, car en état avarié le Capital qui ne mange pas
d'aliments mais de l'argent les paye plus cher ? Savez-vous ce que cela
signifie que c'est pour cela que nous mourons de faim ? Savez-vous ce que
signifie que tout cela est possible,
que l'on ne peut pas, ne veut pas l'empêcher ?
Ce n'est nullement une simple
variation de valeur ou un épisode économique. C'est l'esprit
d'une époque, l'âme et la religion d'un siècle honteux
– de notre siècle qui est le plus inhumain de tous, de ce siècle
qui a beaucoup plus estimé la saleté et la boue de la terre que
l'homme lui-même – siècle qui s'est autant soucié de
la valeur et de la signification de la vie humaine qu'une sale vermine des mers
qui crache ses œufs, sa descendance, dans l'eau. En notre temps la pomme
de terre pourrie et le saindoux avarié valent plus cher que la bonne
pomme de terre et le bon saindoux – car en notre temps l'homme mort et
pourri vaut également plus cher que le vivant – on ne donne pas la
pomme de terre et le saindoux aux affamés parce que le marchand qui en
fera de l’alcool, de la purée et de l’argent, les paiera
plus cher, or il les veut justement pourris et puants – il ne rend sa
dignité à l’homme vivant, celui-ci n’a de valeur
à ses yeux, que s’il a d’abord prouvé qu’il est
capable de mourir et s’il peut faire effectivement état de sa
mort. Voilà comment il est possible que l’aliment qui me
permettrait de vivre soit vendu comme alcool ou engrais – qu’on
vende du même coup mon estomac, mes intestins et mon cœur,
qu’on vende aussi mon cerveau, qu’on vende la Pensée qui
pourrait racheter le monde – qu’on vende l’enfant à
naître, "la descendance", objet de notre lutte –
qu’on les vende pourris et avariés parce que frais, dispos et en
bon état personne n’en veut.
J’ai dit un jour que j’imagine
la statue symbolique et commémorative de notre époque comme un
grand crapaud, avec la légende : « Voici le crapaud que
l’Europe a mangé au début du vingtième
siècle. » Aujourd’hui je sens cette allégorie
ludique trop faible. Tailleurs d’image, mettez plutôt à sa
place une hyène, cet animal le plus répugnant qui n’a que
faire d’un plat de viande fraîche et fumante car elle n’aime
pas ça : elle l’enfouit sous terre et attend qu’il
pourrisse, s’avarie, génère une puanteur atroce.
C’est l’animal qui exprime le mieux notre temps et qui clame
à l’avenir que si nous ne savons faire rien d’autre, nous
savons spéculer – in specula speculorum.