Frigyes Karinthy : "Christ
et Barabbas"
joie des peuples
Allons
les enfants, allons nous amuser, nous sommes
épuisés par le travail de la longue journée, nous avons
touché la paye, notre maître et patron, le Capital, nous a
libérés pour ce soir, allons nous
réjouir, nous amuser. Capricieux salaire journalier, pacotille
diabolique, plante bizarre qui fond d'elle-même si elle est
chétive – alors qu'elle se multiplie si elle est abondante –
qu'est-ce que tu vaux, toi, moins que rien, qu'aurais-je en échange
qu'on ne puisse pas me prendre ? À qui je le donne ?
Ainsi parle
l'ouvrier, et le Capital qui a prévu cette atmosphère, profite du
moment pour vite se changer – il ôte ses lunettes, il essuie
l'encre de ses doigts, ferme le bureau. Le cinéma, le cabaret, le parc,
la femme à barbe ont achevé leurs préparatifs du soir
– le rusé Capital maquille son visage, s'habille en clown, met un
bonnet pointu sur sa tête et se plante devant sa porte et dit : je
suis là, mon cher, viens, tu en auras pour ton argent – tu auras
joie et amusement, personne ne pourra te les reprendre – tu vois, moi, je
me sacrifie pour toi, j'accepte tes maigres billets qui, tu le sais bien, ne
font pas le bonheur. Alors à quoi ils me servent, qu'est-ce que je compte
en faire ? Dieu seul le sait, je les collecte, je les collectionne. C'est
ma passion, je ne sais même pas pourquoi, je ne suis qu'un petit
imbécile. Une mauvaise habitude, je ne peux plus m'en passer, je t'envie
toi qui n'en es pas l'esclave.
Mais revenons
à nos moutons – tu as dit que tu voulais t'amuser. Que
souhaites-tu, dis ? La porte est ouverte, la musique bat son plein, on
peut entrer à tout moment. Tu veux du cinéma ? Il y en a
autant que tu veux, à t'en donner le vertige. Cette salle vient
d'être achevée, deux mille places, nous avons fabriqué
trente films cet été, la conjoncture est tombée à
pic, Autant de succès de mille mètres de pellicule, des
attractions sensationnelles, ils ont coûté un million chacun.
Lequel souhaites-tu voir, "Nuits d'ivresse", "L'amour pécheur"
ou "Femme guépard" ? Ils ne sont qu'ivresse, plaisir,
clair de lune et baisers à perdre la tête – des yeux
démoniaques étincellent, des seins blancs palpitent dans le noir
– tiens, prends, je les ai tous fabriqués pour toi, je te les
donne, je ne suis pas avare, je dois partir. Tu vois, je suis fou.
À moins que
tu ne préfères le musée de cire ? Il vient d'ouvrir,
on n'a pas lésiné sur les frais, des machines électriques
de cent chevaux-vapeur, buffet, salles séparées. Des figures de
cire mobiles, une chambre des horreurs, des meurtres grandeur nature, des
situations à dresser les cheveux sur
Ou bien,
préfères-tu le parc ? Il a été inauguré
avec certaines nouveautés que l'on peut voir pour la première
fois – eh oui, malgré la crise économique, la famine, la
crise financière, nous avons réussi à nous les procurer
– Dieu sait comment nous avons pu, si bien que nous n'aurions jamais pu
le faire en temps de paix, sans la crise économique, la famine, la crise
financière. Alors tu y trouves maintenant le chemin de fer circulaire
américain, si tu montes dedans, tu pendouilles cinq minutes la
tête en bas, puis une grande roue te fait tourner si bien que tes
intestins montent dans les poumons et inversement. C'est drôle, n'est-ce
pas ? Il y a aussi le Carrousel Amazonien et la Grotte Magique pour vingt
petits fillérs, si tu y entres, la pièce s'assombrit, le plancher
monte au plafond, et pendant que dans le noir une main invisible te gifle deux
fois, à peine regagnes-tu tes esprits que tu tournes déjà
autour de deux miroirs déformants comme un dévidoir, mais une
porte finit par te jeter dehors. N'est-ce pas magnifique ? Ou alors
préfères-tu regarder le jeu de la guerre ? De vrais navires
de guerre flottent sur une vraie eau, coups de canon, roquettes. Des soldats
tombent dans l'eau, il y a aussi des tranchées, le tout agrémenté
de musique et de rafraîchissements.
Mais je devine que
tu préfères le cirque. Le programme est plus splendide que
jamais.
Je paye mille
couronnes par soirée rien que pour le premier numéro : les
deux frères Brothers qui marchent sur les
mains et mangent avec les pieds.
On peut voir aussi
la femme à barbe et l'homme aux cheveux de Lorelei.
On peut voir aussi
le poisson qui se promène sur la terre ferme et la dactylographe qui
tape sous l'eau.
On peut voir aussi
le guépard de Nubie mettant bas un lâche petit lapin.
On peut voir aussi
le plus grand nain et le plus petit géant du monde. (Deux hommes
normaux.)
On peut voir aussi
un virtuose du piano qui n’a pas de main, il joue avec les pieds.
On peut voir aussi un
artiste peintre qui peint avec ses cheveux et dessine avec son nez.
On peut voir aussi
un violoniste qui, avec deux tonneaux sur la tête et une table dans la
bouche, joue l’ouverture des « Maîtres
chanteurs ».
En outre un
sculpteur qui laisse sortir la fumée par les oreilles.
Ne lésinons
pas sur les moyens : l’art avant tout. On prévoit de
nouvelles attractions pour la prochaine représentation : nous
introduirons un écrivain qui écrit une pièce les mains et
les pieds attachés. Et il y aura aussi un poète tombé sur
le champ de bataille.