Frigyes Karinthy :  "Christ et Barabbas"

 

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conte pour des petits garçons de trois ans

 

Pose tes petites mitrailleuses, mont petit garçon, et pose la jeep grise et les soldats et le canon de quarante-deux – fais attention de ne pas t'accrocher dans les chevaux de frise que tu as placés partout dans ta chambre, viens ici, papa va te raconter une histoire. Je sais bien que papa aime plus raconter que toi écouter – mais que faire, chez papa c'est une déformation professionnelle. Non, cette fois je ne te raconterai pas la percée de Görlitz[1], ni le diable rouge – je te raconte aujourd'hui un conte très extraordinaire, en réalité pas un conte, mais si tu veux, une description de voyage – tu dois savoir que quand j'étais jeune j'ai fait pas mal de voyages et j'ai visité beaucoup de pays.

Entre autres par exemple – et c'est de cela que je veux te parler – un jour, tu n'étais même pas né, j'ai passé une assez longue période dans un pays, ce n'était pas vraiment un pays mais tout un continent – appelons le simplement Opérencia.

Alors si tu veux savoir, c'était un très curieux pays, c'est moi qui te le dis. Dieu m'est témoin que dans ce pays j'ai vu des avions dans lesquels il n'y avait pas de pilote pour mitrailler vers le bas, mais l'avion volait tout seul – dans la langue particulière de ce pays on appelle ces avions des oiseaux. Le ciel là-bas était aussi bleu que chez nous mais il y avait des petits pinceaux, des volutes légères en forme d'édredon – mais non, pas des shrapnells en train d'éclater, Pisti, mais des choses que l'on appelle des nuages, des espèces de nuages, légers comme la mousse – ce que c'est que la mousse ? Ah oui, tu ne comprends pas ce mot. Tu vois, c'est une chose fraîche et légère qu'en Opérencia les gens mettaient sur leur café dans lequel ils trempaient leur croissant – ce que c'est que des croissants ?

Bon d'accord je raconterai autre chose, que tu connais. J'en ai vu des choses merveilleuses en Opérencia, tu peux me croire !

Dans cette ville vivaient des gens très bizarres, fantastiques, du genre de ceux dont je t'ai déjà parlé dans les voyages de Gulliver.

Que tu le croies ou non – mais je t'interdis de te moquer de papa – j'ai vu par exemple un Serbe qui n'était pas conspirateur et ne voulait pas assassiner les monarques d'autres pays.

J'ai vu en outre un Anglais qui n'était pas perfide et ne voulait pas dépecer l'Allemagne.

J'ai aussi vu un Russe qui n'a pas attisé sa haine de la Monarchie depuis des années et ne creusait pas de sapes pour mieux l'attaquer.

J'ai vu aussi un Roumain qui ne complotait pas avec ses ennemis anciens et naturels sous la pression de l'Angleterre, permettant à l'Amérique de détruire l'Allemagne.

Et – écoute celle-là ! – j'ai même vu un Italien qui n'a pas trahi l'alliance et n'a pas envahi des États candides.

Bref, ce pays regorgeait d’une faune et d’une flore les plus fantastiques. Comment te dire, dans ce pays on pouvait carrément confondre un Russe et un Hongrois, car il y avait des Hongrois vêtus comme des Russes et inversement. Un jour par exemple – n'est-ce pas étrange ? – j'ai vu un Français et un Allemand habillés pareil – je m'en souviens fort bien, c'était un Allemand grand et blond et un Français petit et brun.

Comme tu vois, c'est un monde vraiment étrange. Les montagnes et les vallées, les forêts et tout le reste ressemblent trait pour trait à ce qu'on voit chez nous – mais bizarrement il est impossible d'apercevoir où se termine un pays et où commence l'autre – l'un n'est pas peint en rouge ni l'autre en vert, mais la montagne qui commence dans un pays continue dans l'autre, de façon que le randonneur franchit aisément la frontière entre les deux sans même s'en rendre compte. C'est bizarre, n'est-ce pas, aussi bizarre que si je te racontais qu'on peut traverser les murs. De plus, les maisons on les construit là-bas de bas en haut, au lieu de les détruire de haut en bas.

Ton papa n'a pas habité longtemps dans ce monde-là, ce n'était pas un monde fait pour lui. Des gens très sauvages et incultes y vivaient en ce temps-là – j'en ai encore froid dans le dos quand j'y pense. Veux-tu que je te raconte quelques turpitudes téméraires auxquelles ils aimaient s'adonner ? Un petit garçon comme toi ne devrait en réalité pas s'entendre raconter ce genre d'histoires aussi épouvantables – mais pour te donner un exemple de courage au mépris de la mort, je te raconte quand même que dans ce monde-là, si deux hommes se rencontraient à la frontière de deux pays, le premier venant de l'un et le second de l'autre – il arrivait extrêmement fréquemment qu'ils ne se tirent pas dessus, mais ils se serraient la main et ils discutaient vaillamment l'un avec l'autre, et lorsqu'ils se séparaient sans se faire le moindre mal, ils osaient même lever leur chapeau pour se saluer.

 

Suite du recueil

 



[1] Offensive austro-allemande à l'est de l'Allemagne en novembre 1915