Frigyes
Karinthy : "Malades
rieurs"
Le vieux veilleur des nuits du ciel
Dissertation scolaire sur la lune
Hier soir je
l’ai redécouverte. En entrant dans ma chambre, avant d'allumer la
lumière, je me suis rendu compte qu'il faisait tout à fait
clair : les contours durs et nets d'un large faisceau de lumière
reposaient sur mon bureau. Je suis sorti sur le balcon et j'ai cherché
la source lumineuse, les yeux clignés, comme on se met à chercher
un avion dans le ciel quand on perçoit un ronflement de moteur.
Au-dessus
de l'horizon septentrional le disque jaune immobile, au zénith,
était comme cloué à sa place. Dans la nuit froide et sans
nuages, avec sa toile de fond au scintillement astral évanescent, elle
paraissait solitaire en ce moment, quasiment délaissée. Dans ses
traits marqués, virils, j'ai presque lu une certaine déception
quand, sentant le regard furtif d'un vagabond errant, ce veilleur de nuit
morose, penaud de la gaucherie de sa situation m'a renvoyé à son
tour des clins d’œil strabiques ; être postée
là, seule, dans l'immense disque désert du firmament, au-dessus
d'une ville assez honorablement illuminée, où en
vérité on n'aurait aucun besoin d’elle ; mais que
faire, elle est là, assignée, elle doit bien y rester jusqu'à
la relève. C'est tout juste si elle ne m'a pas rabroué :
pourquoi tu me reluques ? Tu ne m'as encore jamais vue ? Occupe-toi
de tes affaires !
On
dirait qu'elle a vieilli, la Lune, vous ne vous en êtes pas
aperçu ? Ou bien, serait-ce seulement une impression depuis que
dans un puissant télescope j'ai contemplé son visage de
près, dans la réalité de ces cicatrices
inguérissables, de ces pustules et de ces ulcères monstrueux au
milieu de profonds sillons ? Je ne peux plus oublier cette image
inquiétante, même si à l'œil nu je m'efforce de lui
rendre sa beauté. Il faut dire que cette vaurienne de science naturelle,
Kepler, Newton et les autres touche-à-tout, médecins orgueilleux
qui passaient leur temps à observer sa peau sans avoir la moindre notion
de cosmétique, ont fait bien
du tort à la "princesse d'argent" du jeune Syrien mortellement
ivre de la danse de Salomé. Ils sont bien avancés
maintenant !
Jadis,
en des temps reculés, elle fut vénérée comme un
dieu, au moins comme une déesse : Mithra, et ses disciples,
adorateurs du soleil, lorsqu'ils offraient des sacrifices au divin seigneur
trouvaient aussi pour elle des mots fervents et tendres. Dans les anciennes
religions un envoyé de haut rang représentant du chœur des
dieux était constamment délégué à sa cour, au
minimum une fée très distinguée ou un esprit
éminent. Pour une courte période la chrétienté a un
peu réduit son autorité mais elle a pu se consoler en se disant
que l'adversité l'avait repoussée à l'arrière-plan
en même temps que d'autres idoles. Puis vint Mahomet, l'islam, un nouveau
courant universel conquérant qui a choisi de planter son image sur sa
bannière, bien qu'évidemment pas la totalité de sa
superficie : un croissant de lune c'est toujours la lune, on ne peut pas
la confondre avec un autre corps céleste. Si cette demi-lune n'a
réussi à conquérir l'univers qu'à demi, elle a
quand même apporté, des fins fonds de la magique pénombre
des mille et une nuits, une voix, une couleur, mêlée de l’obscur et du piano du romantisme médiéval d'origine mauresque, une
atmosphère résonnant par-delà les siècles lointains,
sous la pleine lune mystérieusement cachottière, dont les
derniers accords ne se sont définitivement étouffés dans
l'âme de l'Europe qu'il y a à peine une centaine d'années.
Car, si cette atmosphère était représentée dans les
casbahs arabes du Moyen-Âge (où il convenait de se lamenter selon
les règles parmi les ruines baignées de ses rayons sur la perte
de la belle du poète partie à dos de chameau) par la même
majesté Lune qu'au-dessus des châteaux de chevaliers de Walter
Scott et de Mihály Vörösmarty[1], ou même des greniers de Murger[2], cela personne ne pouvait le nier
même l'humour biedermeier[3] des petits-bourgeois lorsqu’en
blasphémant (reconnaissant pas là même sa sainteté)
il enfilait une pipe dans la bouche et plantait un bonnet de nuit sur la
tête de l'Éternel Mystère descendu de son trône.
Elle
a été écartée, c'est indubitable, mais la
poésie a encore pendant quelque temps cligné les yeux pour ne pas
voir son profil trop marqué : elle a fondu les
éphélides visibles à l'œil nu ("Kuss im Monde"[4]) en un baiser d'Amour et Psyché. On
en avait besoin, et jusqu'au paroxysme, de cette source archaïque des
métaphores aussi longtemps que le principe élémentaire de
la poésie était la métaphore,. Et puis, quand nous en
sommes arrivés au point où il ne fut plus possible de comparer la
Lune aux autres objets de forme lunaire mais tout au moins rond, quand on l'a
assimilée par exemple à un destrier patraque qui aurait
avalé du feu, les plus lucides ont remarqué que ça ne
pouvait plus continuer comme ça. Ou bien on allait abandonner toute la
poésie, ou bien on allait lui chercher un nouveau contenu,
différent, transcendant éventuellement la merveilleuse découverte
qu'une chose peut ressembler à une autre, en d'autres termes :
toutes les femmes sont pareilles, l'une est comme ci,
l'autre est comme ça.
Ensuite
pendant un temps c'est l'imagination utopiste qui s'est emparée de ce
vieux cabotin raté, celle-ci a essayé d'en faire une marchandise
à colporter à tout va, vaille que vaille, avec son tralala. Les
voyages dans la lune se sont succédé (Verne, Wells et les
autres), nous vécûmes un nouveau quinzième siècle
dont l'Amérique et l'Australie, mondes inconnus où rechercher de
l'or, devinrent le Globe Lunaire. L'homme, apercevant dans le ciel sa figure
joufflue de paysan, ne pouvait plus l'imaginer autrement que comme une cible
pour lance-torpilles. Il en était presque à s'imaginer qu'elle
était redevenue à la mode, mais cette mode ne fut
qu'éphémère.
Et
puis en dernier sont arrivées les sciences exactes ; ce sont elles
qui furent les plus assassines. Les projecteurs américains n'ont pas
hésité à minutieusement inspecter tous les coins et
recoins de sa surface. Aujourd'hui on en est arrivé à ce qu'on
est capable de confortablement examiner une surface de cinq millimètres
carrés sur la Lune : on n'a rien réussi à
découvrir de nouveau, de surprenant, d'excitant sur cette face
ravinée. Une fois pour toutes il a été établi
qu'elle ne peut avoir ni air ni eau ni vie, cela est exclu, tout n'y est qu'un
amas de roches poreuses et de plus, elle a une habitude ennuyeuse qui lui
ôte définitivement tout intérêt pour la
recherche : elle tourne toujours un seul côté vers nous et il
n'y a aucun espoir d'apercevoir un jour l'autre.
Et
enfin, le coup de grâce. Après de longues tergiversations un
éminent expert a déclaré que dans les deux à trois
siècles à venir on ne pourra pas construire une fusée
capable de l'atteindre.
D'ici
là il n'y aura plus de fous volontaires pour assumer un tel trajet. La
première fusée martienne la contournera, elle n'en voudra
même pas comme escale de repos, ce sera un lieu méprisé et
désagréable dans le réseau interplanétaire comme les
gares de triages de Kőbánya ou de
Rákosrendező où seuls les omnibus font halte pour une minute
devant sa guérite.
Mais
pour le moment, je vous dis : même pas ça.
Elle
est complètement passée de mode.
En
tant que veilleur de nuit, elle est postée d'office, elle est
forcée de faire ses promenades dans le ciel désert, mais elle le
fait totalement désenchantée et désabusée, comme si
elle sentait sa propre inutilité. Car même la Lune est
désenchantée de ce monde désenchanté. Elle se
détourne et se cache le visage si de-ci de-là elle voit un couple
d'amoureux – à quoi bon les éclairer ? Ils n'ont
qu'à aller sous un lampadaire s'ils veulent s'immerger dans les yeux
l'un de l'autre.
Ou
bien ils peuvent aussi s'approcher de la vapeur mercurielle bleue de quelque
mystérieuse réclame lumineuse, d'une de ces lueurs d'outre monde,
infiniment plus féerique et invraisemblable que son monde monotone
à elle.
Elle
ne serait même pas bonne comme réclame lumineuse. Sinon il
existerait sûrement des firmes puissantes qui se plairaient, sans
regarder à la dépense, à projeter à une telle
distance le nom d'une excellente pâte dentifrice. Même dans ce cas
il vaudrait mieux chercher un autre écran capteur de la lumière,
plus lisse, pas aussi rugueux.
Fâché,
le vieux veilleur se détourne, il n'a plus confiance en moi. Boudeur, il
grimace de son nez camus, une sorte de lumière cuivrée scintille
au-dessus de lui. Qu'est-ce que c'est, s'est-elle adonnée à la
boisson, la pauvre ? En rentrant dans ma chambre je revois encore une fois
son reflet dans la vitre : sa figure est légèrement
penchée, il en manque un peu dans le bas, elle s'incline piteusement de
guingois.
Un
mendiant, le menton noué avec un foulard noir, que seule
désormais une dent cariée fait encore souffrir, rien d'autre.
[1] Mihály Vörösmarty (1800-1855). Poète romantique, auteur d’épopées nationales.
[2] Henry Murger (1822-1861). Écrivain français, auteur de "Scènes de la vie de Bohème" d’où est tiré l’opéra "La bohème" de Puccini.
[3] Mouvement artistique et culturel allemand (1815-1848).
[4] "Baiser dans