Frigyes
Karinthy : "Malades
rieurs"
Pour qui
connaît sa vie aventureuse, il paraît indubitable que ce
n'était pas la première fois que Sir Raleigh défiait la
mort avant de perdre son pari. Mais il suffisait de le connaître ne
serait-ce qu'un peu pour savoir que son orgueilleux mépris de la mort
n'était inspiré ni par la résignation à la
fatalité ni par une témérité suicidaire, mais
plutôt par une sorte d'obstination insolente, arrogante, pourtant
infantile ; il ne croyait tout simplement pas à la mort, n'en
voulait rien savoir, ne la tenait pas de l'ordre du possible pour son compte
personnel. En dehors de la matière
et de sa nature particulière, Sir Raleigh ne croyait en rien, et dans ce
sens on peut dire qu'il était bien un vrai fils de son époque, du
milieu du dix-huitième siècle. À ceci près que chez
lui le rejet des "superstitions de la religion" n'était pas
lié à une morale humaniste plus rigoureuse encore que la
religion, morale qui permettait aux "esprits éclairés"
français de nier l'au-delà et de clamer que même sans cela,
déjà en ce monde, il
est possible d'être juste, bon et humain grâce aux qualités
innées de l'homme. Sir Raleigh était un homme cultivé (on
peut se demander d'où il tenait sa culture avec la vie qu'il menait).
S'il était à court d'argument dans un débat, il citait
volontiers Rousseau et même le jeune Voltaire, mais ses actes mêmes
prouvaient qu'il n'avait jamais vraiment pénétré leur
esprit. Par ailleurs, pour ce qui est de l'humanisme, il n'avait pas un instant
dissimulé son point de vue : contrairement aux matérialistes
qui hésitent à tirer une conclusion définitive, lui, il
considérait bel et bien tout être vivant comme l'ennemi naturel de
tous les autres vivants : selon lui, toute vie essaye de s'imposer au
détriment des autres vies, ce n'est ni le "droit" ni le devoir
du plus fort de détruire le plus faible car la nature ne connaît
ni droit ni devoir, mais tout simplement le plus fort peut le faire, il en a les moyens, inutile de chercher à
cela des arguments dans
Il y avait en effet au fond de cette
âme "moderne" quelque chose de moyenâgeux. Son palais
avec ses vastes salles à ogives et ses tourelles romanesques ressemblait
plutôt au château d'un chevalier, et son train de vie somptueux,
ses agapes et ses bacchanales (auxquelles étaient conviées non
seulement, bien sûr, les éminences financières et
aristocratiques d'Angleterre, mais aussi la noblesse intellectuelle)
rappelaient plus facilement l'art de vivre d'un jouisseur de l'époque d'un Henry quelconque que la vie d'un
ermite voltairien ou encore moins rousseauiste auxquels Sir Raleigh se plaisait
à se rapporter.
Un étrange paradoxe du hasard (ou
peut-être pas si étrange ni fait du hasard) est que le vicaire
adjoint de Glasgow, O'Lyen, réputé fanatique et intransigeant,
chevalier zélé et combatif de l'église, dont la foi et le
courage toujours prêts au martyre ne laissaient aucun doute dans le
cercle de ses supérieurs et de ses fidèles, était
exactement le contraire dans sa nature de notre philosophe sanguin et arrogant.
Cet homme était doux, gentil, toujours souriant et affable, et son zèle
religieux dont personne ne doutait ne se manifestait nullement chez lui par une
sorte de fanatisme à
Mais ces deux hommes s'attiraient comme
s'attirent les contraires.
Il est probable que ce prêtre au
regard profond, silencieusement incandescent plaisait à Sir Raleigh, et
la retenue avec laquelle cet homme sérieux refusait les approches du
mondain débauché ne faisait qu'attiser en lui une
curiosité équivoque. De plus, la proximité du reproche
muet que représentait O'Lyen non seulement ne modérait pas mais
attisait plutôt son libertinage : comme si, dans un but
mystérieux, non hostile mais plutôt goguenard et chicanier, il
voulait délibérément provoquer le prêtre. Quand ils
se rencontraient, il était capable d'arrêter sa calèche pour
lui présenter des salutations humblement ironiques ; à ces
occasions il ne manquait jamais d'inviter l'autre à faire un tour en
voiture, ce que le prêtre déclinait avec un doux sérieux.
Aussi, veillait-il à ce que ses pires grossièretés
blasphématoires où l'écho de ses aventures les plus
scabreuses parvînt aux oreilles de O'Lyen, comme si la principale
ambition de Sir Raleigh était de scandaliser ou épater le
prêtre, on aurait dit quelquefois que toutes ces ignominies, il ne les
disait et faisait que pour provoquer O'Lyen.
O'Lyen se taisait, il ne daignait
même pas chercher à vilipender le bienfaiteur de l'arrondissement,
pas même à bon marché pourtant il aurait été
dans ses moyens de le clouer au pilori devant les fidèles dans son
prône du dimanche. Il y avait du mépris dans ce silence, le plus
profond mépris dont l'Église peut accabler le
dévoyé lorsque le retour de la brebis égarée
paraissant désespéré, elle ne daigne pas même la
frapper de sa malédiction. Il laissait ses invitations sans réponse
ce qui n'empêchait pas Sir Raleigh de poursuivre assidûment ses envois,
accompagnés de sommes dévolues à la bienfaisance. Le
prêtre transférait chaque fois ces dons sans aucune remarque
à qui de droit, sous un label "donateur inconnu", car il se
disait que des biens volés ne peuvent pas être
considérés comme appartenant au donateur, et il devait les prendre comme un bienfait de
Il n'en est que plus surprenant que O'Lyen
accepta un jour l'invitation fatale, et qui plus est presque
immédiatement après le scandale retentissant causé par Sir
Raleigh qui avait banni sa pieuse épouse de sa maison et y avait
publiquement introduit sa concubine illégitime, à l'instar d'un
grand seigneur ou d'un membre débauché des Bourbon.
Il est vrai que l'invitation
annonçait cette fois un programme précis : sur un ton
sérieux et faussement respectueux, Sir Raleigh informait O'Lyen qu'il
comptait organiser une sorte "d'échange de vues philosophique"
(très à la mode à l'époque) auquel participeraient
d'excellents savants et penseurs laïcs et quelques hommes d'Église
– parmi les premiers, les spiritualistes craignant Dieu seraient autant
représentés que les matérialistes modernes. Même si
cela n'était pas explicitement dit, pour quelqu'un qui connaissait les
courants intellectuels du moment, cette composition faisait apparaître
qu'on préparait une sorte de concile séculier bien qu'officieux
qui, comme au seizième siècle serait amené à donner
des avis très importants dans des problèmes spirituels. On
pouvait aussi soupçonner que Sir Raleigh avec son insolente et impudente
témérité souhaitait soulever "sous prétexte de
les clarifier" les notions les plus sacrées et les plus
délicates pour les hommes d'Église et les étaler à
la lumière tapageuse d'une philosophie de pacotille.
Il en fut en effet ainsi. Sir Raleigh
reçut une société peu nombreuse mais fort
distinguée dans sa bibliothèque à ogives. Après les
rafraîchissements la conversation s'installa rapidement, d'abord
légère mais prenant rapidement une orientation plus
précise. O'Lyen n'y participait pas, il se taisait, retiré dans
l'encoignure d'une cheminée dans la pénombre, quasi
inaperçu. Le débat portait sur les notions morales fondamentales
à la mode, quelqu'un souleva le problème de la vertu et du
péché. Il y eut des interventions passionnées de la part
des spiritualistes et des matérialistes : les deux partis
convenaient que la vertu est belle et le péché repoussant, la
vertu est juste tandis que le péché est condamnable, mais selon
les spiritualistes, pour parvenir à la vertu, l'homme a besoin de l'aide
d'une puissance supra humaine, tandis que les matérialistes affirmaient
que la vertu est une propriété toute aussi physique de l'homme
doué de raison que celles dont la nature qui a réponse à
tout, a pourvu les animaux et les plantes privés de raison. Sir Raleigh
se comportait comme s'il ne doutait pas de la nécessité de la
vertu, mais chacun, gêné et anxieux, sentait bien qu'il
n'était pas sincère. Cela semait un certain trouble, la
discussion s'interrompit, les débatteurs se mirent à bredouiller,
ils auraient préféré que ce jeu prenne fin, quelque chose
d'étrange et d'angoissant flottait dans l'air autour d'eux.
Sir Raleigh en revanche se sentait de plus
en plus à l'aise comme si cette ambiance délétère
était son élément et son milieu les plus naturels, et
profitant d'une minute d'un silence pesant, il sursauta, s'approcha de la table
et d'un geste vif écarta les bras et cria :
- Voyons, Messieurs ! Vous
êtes vraiment ridicules à tourner ainsi autour du pot. Tous ces
arguments, paroles, preuves ne servent qu'à éluder une seule
question simple et latente que n'importe quel paysan illettré comprend
d'emblée mais que vous, vous n'osez pas prononcer. La voici cette
question : Dieu existe-t-il, oui ou non ?
Plusieurs témoins
prétendirent plus tard qu'en posant sa question Sir Raleigh fit un clin
d'œil à O'Lyen caché dans la pénombre au coin de la
cheminée.
La brutalité inattendue du ton
surprit tellement les débatteurs que durant au moins trente secondes aucun
ne prit la parole. Alors Sir Raleigh poursuivit :
- À mon sens, ce débat
théorique qui dans les jours stériles de la scolastique
enveloppait tout dans une obscurité profonde est ridicule. Nous vivons
l'ère expérimentale. Newton et les mathématiciens français
ont démontré que la lumière ne peut être faite que
par une analyse et une vérification osant affronter la
réalité. Aussi, dans une question aussi fondamentale, rien
d'autre que l'expérience ne peut décider.
On le regardait abasourdi, sans comprendre.
De la poche de son gilet rouge, Sir Raleigh brandit sa grosse montre d'or, il
la posa sur la table, puis leva les yeux et d'une voix glapissante cria
littéralement :
- Je n'hésite pas à
proposer, ici devant vos yeux, moi-même, ma propre personne, aux fins
d'une expérience. La question posée était : oui ou
non Dieu existe-t-il ? Or, moi, j'affirme solennellement et j'en assume la
responsabilité : si Dieu existe, alors dans les cinq minutes que
vous allez contrôler à ma montre, il devra m'abattre comme un
être particulièrement dangereux et nuisible qui nie son existence.
Qu'il nous donne par là même la preuve irréfutable et une
illustration propre à convaincre à tout jamais les
incrédules de son existence ! Qu'il me foudroie, qu'il me fasse
tomber le ciel sur la tête, qu'il dérobe le sol sous mes pieds,
qu'il m'achève de la façon qu'il voudra !
Le silence s'installa, nul ne dit mot, les
murs ne renvoyaient l'écho du moindre souffle. Tout ce qu'on put voir
fut que les convives se levèrent spontanément, les uns
après les autres et reculèrent lentement vers les murs comme pour
s'écarter du blasphémateur.
On n'entendait que le tic-tac de la montre,
de plus en plus fort.
Un peu plus tard tous ressentirent une
impression singulière, contradictoire. D'une part ils avaient
l'impression que de longues heures étaient passées, d'autre part
que ce n'est que l'instant suivant que Sir Raleigh tendit le bras vers la
montre avec un rire satanique et s'exclama : "Voilà, les cinq
minutes sont écoulées !"
Et au même moment, à la lueur
vacillante des chandelles ils virent tous voler une mince barre de fer. Sir
Raleigh s'écroula en silence.
Au procès à huis clos
intenté par l'église, tout ce que O'Lyen, doux et triste, put
dire fut ce que les autres avaient également pu voir. Que sous l'effet
de la laideur diabolique et de la brutalité répugnante de la
scène il était comme en transe et qu'il ne se souvenait pas avoir
eu toute sa conscience. Mais il affirmait fermement – et ne
tolérait pas que quiconque osât mêler le sacrement d'un
miracle divin parmi les causes qui avait provoquées le malheur de ce
misérable – que c'était bien sa main à lui, tel un
objet étranger impossible à maîtriser, qui avait
soulevé et lancé le pique-feu de la cheminée. Pour cette
raison il demandait humblement d'être mis à la disposition de la
justice civile pour que les simples ignorants enclins aux superstitions ne
pussent pas imaginer qu'il cherchait refuge derrière une volonté
divine, prenant pour possible ce qu'il ne considérait pas comme
possible. Autrement dit un vil défi humain comme celui de Sir Raleigh ne
pouvait en aucune façon influencer la providence dans ses fins.
La justice civile déchargea O'Lyen
de l'accusation de crime passionnel, et lui, il vécut au fond d'un
couvent dans un exil volontaire les années qui lui restaient.