Frigyes Karinthy :  "Malades rieurs"

 

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La mort de Sir Raleigh

 

Pour qui connaît sa vie aventureuse, il paraît indubitable que ce n'était pas la première fois que Sir Raleigh défiait la mort avant de perdre son pari. Mais il suffisait de le connaître ne serait-ce qu'un peu pour savoir que son orgueilleux mépris de la mort n'était inspiré ni par la résignation à la fatalité ni par une témérité suicidaire, mais plutôt par une sorte d'obstination insolente, arrogante, pourtant infantile ; il ne croyait tout simplement pas à la mort, n'en voulait rien savoir, ne la tenait pas de l'ordre du possible pour son compte personnel. En dehors de la matière et de sa nature particulière, Sir Raleigh ne croyait en rien, et dans ce sens on peut dire qu'il était bien un vrai fils de son époque, du milieu du dix-huitième siècle. À ceci près que chez lui le rejet des "superstitions de la religion" n'était pas lié à une morale humaniste plus rigoureuse encore que la religion, morale qui permettait aux "esprits éclairés" français de nier l'au-delà et de clamer que même sans cela, déjà en ce monde, il est possible d'être juste, bon et humain grâce aux qualités innées de l'homme. Sir Raleigh était un homme cultivé (on peut se demander d'où il tenait sa culture avec la vie qu'il menait). S'il était à court d'argument dans un débat, il citait volontiers Rousseau et même le jeune Voltaire, mais ses actes mêmes prouvaient qu'il n'avait jamais vraiment pénétré leur esprit. Par ailleurs, pour ce qui est de l'humanisme, il n'avait pas un instant dissimulé son point de vue : contrairement aux matérialistes qui hésitent à tirer une conclusion définitive, lui, il considérait bel et bien tout être vivant comme l'ennemi naturel de tous les autres vivants : selon lui, toute vie essaye de s'imposer au détriment des autres vies, ce n'est ni le "droit" ni le devoir du plus fort de détruire le plus faible car la nature ne connaît ni droit ni devoir, mais tout simplement le plus fort peut le faire, il en a les moyens, inutile de chercher à cela des arguments dans la philosophie. Quant à la conscience et aux scrupules, il avait son avis là-dessus et ne pas les connaître personnellement lui permettait de conclure à l'imperfection des "faibles". Ainsi Sir Raleigh menait-il sa vie, et à première vue ses incroyables succès ont longtemps justifié à ses propres yeux la rectitude de sa "vision du monde". Bien que dans sa prime jeunesse il eût gaspillé le patrimoine de ses ancêtres bon catholiques, bientôt il redevint riche et, lorsque après une quinzaine d'années de pérégrinations mystérieuses il revint d'Amérique, il se fit construire près de Glasgow un palais que des étrangers vinrent admirer depuis de lointains pays. Le peu de chose que l'on peut savoir de ses faits et gestes en Amérique c'est qu'il y était en bons rapports avec Alexander Hamilton[1], le soutien des capitalistes, et qu'il avait des relations d'affaires avec le jeune, décidé et téméraire Astor[2] dont la spécialité était de dépouiller les Indiens de l'Ouest de tous leurs biens par des contrats artificieux ; ces malheureux, enflammés par un prophète, combattaient une dernière fois pour leur survie. Il est bien clair que c'est par les procédés moyenâgeux des Cortés et des Pizarro, premiers rançonneurs de l'Amérique, qu'il avait amassé sa fortune, comme n'importe quel aventurier lâché dans un terrain de chasse qui lui convient.

Il y avait en effet au fond de cette âme "moderne" quelque chose de moyenâgeux. Son palais avec ses vastes salles à ogives et ses tourelles romanesques ressemblait plutôt au château d'un chevalier, et son train de vie somptueux, ses agapes et ses bacchanales (auxquelles étaient conviées non seulement, bien sûr, les éminences financières et aristocratiques d'Angleterre, mais aussi la noblesse intellectuelle) rappelaient plus facilement l'art de vivre d'un jouisseur de l'époque d'un Henry quelconque que la vie d'un ermite voltairien ou encore moins rousseauiste auxquels Sir Raleigh se plaisait à se rapporter.

Un étrange paradoxe du hasard (ou peut-être pas si étrange ni fait du hasard) est que le vicaire adjoint de Glasgow, O'Lyen, réputé fanatique et intransigeant, chevalier zélé et combatif de l'église, dont la foi et le courage toujours prêts au martyre ne laissaient aucun doute dans le cercle de ses supérieurs et de ses fidèles, était exactement le contraire dans sa nature de notre philosophe sanguin et arrogant. Cet homme était doux, gentil, toujours souriant et affable, et son zèle religieux dont personne ne doutait ne se manifestait nullement chez lui par une sorte de fanatisme à la Savonarole mais par une solide conviction qui lui permettait de surmonter les profondeurs de la vie et des pensées, confiant sa fragile existence à la seule Providence. Car O'Lyen était fragile et chétif, contrairement au colossal Sir Raleigh !

Mais ces deux hommes s'attiraient comme s'attirent les contraires.

Il est probable que ce prêtre au regard profond, silencieusement incandescent plaisait à Sir Raleigh, et la retenue avec laquelle cet homme sérieux refusait les approches du mondain débauché ne faisait qu'attiser en lui une curiosité équivoque. De plus, la proximité du reproche muet que représentait O'Lyen non seulement ne modérait pas mais attisait plutôt son libertinage : comme si, dans un but mystérieux, non hostile mais plutôt goguenard et chicanier, il voulait délibérément provoquer le prêtre. Quand ils se rencontraient, il était capable d'arrêter sa calèche pour lui présenter des salutations humblement ironiques ; à ces occasions il ne manquait jamais d'inviter l'autre à faire un tour en voiture, ce que le prêtre déclinait avec un doux sérieux. Aussi, veillait-il à ce que ses pires grossièretés blasphématoires où l'écho de ses aventures les plus scabreuses parvînt aux oreilles de O'Lyen, comme si la principale ambition de Sir Raleigh était de scandaliser ou épater le prêtre, on aurait dit quelquefois que toutes ces ignominies, il ne les disait et faisait que pour provoquer O'Lyen.

O'Lyen se taisait, il ne daignait même pas chercher à vilipender le bienfaiteur de l'arrondissement, pas même à bon marché pourtant il aurait été dans ses moyens de le clouer au pilori devant les fidèles dans son prône du dimanche. Il y avait du mépris dans ce silence, le plus profond mépris dont l'Église peut accabler le dévoyé lorsque le retour de la brebis égarée paraissant désespéré, elle ne daigne pas même la frapper de sa malédiction. Il laissait ses invitations sans réponse ce qui n'empêchait pas Sir Raleigh de poursuivre assidûment ses envois, accompagnés de sommes dévolues à la bienfaisance. Le prêtre transférait chaque fois ces dons sans aucune remarque à qui de droit, sous un label "donateur inconnu", car il se disait que des biens volés ne peuvent pas être considérés comme appartenant au donateur, et il devait  les prendre comme un bienfait de la Providence pour alléger la souffrance et la misère.

Il n'en est que plus surprenant que O'Lyen accepta un jour l'invitation fatale, et qui plus est presque immédiatement après le scandale retentissant causé par Sir Raleigh qui avait banni sa pieuse épouse de sa maison et y avait publiquement introduit sa concubine illégitime, à l'instar d'un grand seigneur ou d'un membre débauché des Bourbon.

Il est vrai que l'invitation annonçait cette fois un programme précis : sur un ton sérieux et faussement respectueux, Sir Raleigh informait O'Lyen qu'il comptait organiser une sorte "d'échange de vues philosophique" (très à la mode à l'époque) auquel participeraient d'excellents savants et penseurs laïcs et quelques hommes d'Église – parmi les premiers, les spiritualistes craignant Dieu seraient autant représentés que les matérialistes modernes. Même si cela n'était pas explicitement dit, pour quelqu'un qui connaissait les courants intellectuels du moment, cette composition faisait apparaître qu'on préparait une sorte de concile séculier bien qu'officieux qui, comme au seizième siècle serait amené à donner des avis très importants dans des problèmes spirituels. On pouvait aussi soupçonner que Sir Raleigh avec son insolente et impudente témérité souhaitait soulever "sous prétexte de les clarifier" les notions les plus sacrées et les plus délicates pour les hommes d'Église et les étaler à la lumière tapageuse d'une philosophie de pacotille.

Il en fut en effet ainsi. Sir Raleigh reçut une société peu nombreuse mais fort distinguée dans sa bibliothèque à ogives. Après les rafraîchissements la conversation s'installa rapidement, d'abord légère mais prenant rapidement une orientation plus précise. O'Lyen n'y participait pas, il se taisait, retiré dans l'encoignure d'une cheminée dans la pénombre, quasi inaperçu. Le débat portait sur les notions morales fondamentales à la mode, quelqu'un souleva le problème de la vertu et du péché. Il y eut des interventions passionnées de la part des spiritualistes et des matérialistes : les deux partis convenaient que la vertu est belle et le péché repoussant, la vertu est juste tandis que le péché est condamnable, mais selon les spiritualistes, pour parvenir à la vertu, l'homme a besoin de l'aide d'une puissance supra humaine, tandis que les matérialistes affirmaient que la vertu est une propriété toute aussi physique de l'homme doué de raison que celles dont la nature qui a réponse à tout, a pourvu les animaux et les plantes privés de raison. Sir Raleigh se comportait comme s'il ne doutait pas de la nécessité de la vertu, mais chacun, gêné et anxieux, sentait bien qu'il n'était pas sincère. Cela semait un certain trouble, la discussion s'interrompit, les débatteurs se mirent à bredouiller, ils auraient préféré que ce jeu prenne fin, quelque chose d'étrange et d'angoissant flottait dans l'air autour d'eux.

Sir Raleigh en revanche se sentait de plus en plus à l'aise comme si cette ambiance délétère était son élément et son milieu les plus naturels, et profitant d'une minute d'un silence pesant, il sursauta, s'approcha de la table et d'un geste vif écarta les bras et cria :

- Voyons, Messieurs ! Vous êtes vraiment ridicules à tourner ainsi autour du pot. Tous ces arguments, paroles, preuves ne servent qu'à éluder une seule question simple et latente que n'importe quel paysan illettré comprend d'emblée mais que vous, vous n'osez pas prononcer. La voici cette question : Dieu existe-t-il, oui ou non ?

Plusieurs témoins prétendirent plus tard qu'en posant sa question Sir Raleigh fit un clin d'œil à O'Lyen caché dans la pénombre au coin de la cheminée.

La brutalité inattendue du ton surprit tellement les débatteurs que durant au moins trente secondes aucun ne prit la parole. Alors Sir Raleigh poursuivit :

- À mon sens, ce débat théorique qui dans les jours stériles de la scolastique enveloppait tout dans une obscurité profonde est ridicule. Nous vivons l'ère expérimentale. Newton et les mathématiciens français ont démontré que la lumière ne peut être faite que par une analyse et une vérification osant affronter la réalité. Aussi, dans une question aussi fondamentale, rien d'autre que l'expérience ne peut décider.

On le regardait abasourdi, sans comprendre. De la poche de son gilet rouge, Sir Raleigh brandit sa grosse montre d'or, il la posa sur la table, puis leva les yeux et d'une voix glapissante cria littéralement :

- Je n'hésite pas à proposer, ici devant vos yeux, moi-même, ma propre personne, aux fins d'une expérience. La question posée était : oui ou non Dieu existe-t-il ? Or, moi, j'affirme solennellement et j'en assume la responsabilité : si Dieu existe, alors dans les cinq minutes que vous allez contrôler à ma montre, il devra m'abattre comme un être particulièrement dangereux et nuisible qui nie son existence. Qu'il nous donne par là même la preuve irréfutable et une illustration propre à convaincre à tout jamais les incrédules de son existence ! Qu'il me foudroie, qu'il me fasse tomber le ciel sur la tête, qu'il dérobe le sol sous mes pieds, qu'il m'achève de la façon qu'il voudra !

Le silence s'installa, nul ne dit mot, les murs ne renvoyaient l'écho du moindre souffle. Tout ce qu'on put voir fut que les convives se levèrent spontanément, les uns après les autres et reculèrent lentement vers les murs comme pour s'écarter du blasphémateur.

On n'entendait que le tic-tac de la montre, de plus en plus fort.

Un peu plus tard tous ressentirent une impression singulière, contradictoire. D'une part ils avaient l'impression que de longues heures étaient passées, d'autre part que ce n'est que l'instant suivant que Sir Raleigh tendit le bras vers la montre avec un rire satanique et s'exclama : "Voilà, les cinq minutes sont écoulées !"

Et au même moment, à la lueur vacillante des chandelles ils virent tous voler une mince barre de fer. Sir Raleigh s'écroula en silence.

Au procès à huis clos intenté par l'église, tout ce que O'Lyen, doux et triste, put dire fut ce que les autres avaient également pu voir. Que sous l'effet de la laideur diabolique et de la brutalité répugnante de la scène il était comme en transe et qu'il ne se souvenait pas avoir eu toute sa conscience. Mais il affirmait fermement – et ne tolérait pas que quiconque osât mêler le sacrement d'un miracle divin parmi les causes qui avait provoquées le malheur de ce misérable – que c'était bien sa main à lui, tel un objet étranger impossible à maîtriser, qui avait soulevé et lancé le pique-feu de la cheminée. Pour cette raison il demandait humblement d'être mis à la disposition de la justice civile pour que les simples ignorants enclins aux superstitions ne pussent pas imaginer qu'il cherchait refuge derrière une volonté divine, prenant pour possible ce qu'il ne considérait pas comme possible. Autrement dit un vil défi humain comme celui de Sir Raleigh ne pouvait en aucune façon influencer la providence dans ses fins.

La justice civile déchargea O'Lyen de l'accusation de crime passionnel, et lui, il vécut au fond d'un couvent dans un exil volontaire les années qui lui restaient.

 

Suite du recueil

 



[1] Alexander Hamilton (1757-1804). Homme politique et financier américain.

[2] John Jacob Astor (1763-1848). Businessman qui a établi sa fortune dans le commerce des fourrures avec les indiens.