Frigyes
Karinthy : "Malades
rieurs"
Adieu au melon et au lecteur
Chacun fait ses adieux à ceux qu'il aime
quand sonne l'heure des adieux. C'est en eux que l'on sent battre
symboliquement la vie et ce qui nous y attache, le contenu au-delà du
contenu (puisque nous sommes des êtres animés et non un jeu
fortuit de la nature comme les autres êtres vivants ; on ne se
contente pas du seul cadre et de la seule possibilité de la vie, on les
rejette fièrement si leur contenu ne nous satisfait pas). Et puisque pour
ma part, à quoi bon le nier, c'est le melon que je préfère
parmi mes co-végétaux, c'est donc au melon que je ferai mes
adieux à l'occasion d'une part des premières averses de feuilles
jaunissantes des treilles des restaurants d'été, et d'autre part
comment savoir si en automne et en hiver nous nous reverrons encore, moi et
Londres. En effet, Londres, et maintenant à son tour Paris
gémissent et claironnent partout qu'ils ont perdu l'attaque
aérienne préparée l'un contre l'autre. Seul un lecteur
naïf pourrait un instant en conclure qu'alors il n'y aura pas de guerre
mondiale cette année car les Français comme les Anglais n'y sont
pas préparés (ne conviendrait-il pas de la reporter à
l'année prochaine pour cause d'intempéries ?). Mais
même le plus naïf des lecteurs se dirait l'instant suivant qu'enfin,
dans ces exercices de bombardements réciproques, Londres et Paris n'ont
pas pu (soi-disant) se protéger convenablement contre les avions français et anglais ;
autrement dit Londres et Paris ne se plaignent pas mais se vantent, ils
essayent d'impressionner Berlin : que se passerait-il, si démarrait
depuis là-haut la saison des pluies des melons ferrés : vous
voyez bien qu'ils n'arrivent pas même à se défendre contre
eux-mêmes (en d'autres termes : retenez-moi parce que je ne sais pas
ce que je fais).
*
Je fais donc amoureusement mes adieux
à mon fruit préféré, au melon, le jaune, le rouge
et le vert du Turkestan, triple ornement de mon modeste Eden, je fais mes
adieux sans casier judiciaire et la conscience tranquille, car quant à
moi, je ne comprends pas ce que voulaient précisément à la
pomme mes honorables ancêtres alors que dans leur verger il y avait aussi
des melons. Parce que les pommes, je ne peux pas les sentir. Si j'avais
été Adam, le Seigneur aurait dû, pour me tenter, planter un
arbre melonnier : pour un melon, je ne dis pas, j'aurais peut-être
succombé au péché originel.
Le rouge, j'en ai pris congé
séparément hier déjà.
*
Ne minaude pas, melon, mon petit.
Maintenant que l'heure des adieux a
sonné, je vais te dire la vérité.
C'est peine perdue.
Bien que ce soit toi qui me quittes et pas
moi, je dois avouer que cet adieu ne me fait plus aussi mal que tu pourrais le
supposer, à entendre mon hymne exalté.
Je ne dis pas, je te mange, c'est
sûr, mais les larmes ne jaillissent plus de mes yeux quand la douceur
parfumée de la dernière bouchée se répand dans ma
gorge, à l'idée que je ne te verrai peut-être plus jamais.
Pourquoi nier que tu ne représentes
plus autant pour moi qu'aux jours heureux de la poésie.
Pourquoi cette contrariété
déçue dans ton regard ? Pourquoi ce soupçon ? Ce
n'est pas que je vouerais un amour à une autre odalisque de mon harem
verger, que je me serais laissé séduire par la fière Poire
duchesse, que je voudrais convoler en justes noces avec Ananas ou que je serais
retourné à mon premier amour, l'Abricot duveté. Il ne
s'agit nullement de cela, ou si oui… Ce n'est pas parce que je les
trouverais supérieurs à toi, roi des fruits.
*
Je vieillis, mon petit melon, c'est aussi
simple que ça.
Sais-tu ce que c'est que vieillir ?
C'est une chose étrange. Il faut
être très attentif pour s'en apercevoir, cela se passe dans une grande
douceur et avec une grande facilité, nul glas lugubre, nul chœur de
pleureuses ne l'annonce.
De petits indices furtifs, on n'y attache
aucune importance au début, tu crois que c'est le hasard, que tu t'es
levé du pied gauche, une mauvaise humeur passagère, ta mauvaise
disposition font que tu es nerveux, irritable, critique, que tu ne trouves rien
à ton goût.
Puis un jour tu comprends que tout a changé. Pas le monde comme
le penserait le poète, mais ton regard.
Tu as déjà
tout vu, c'est tout : plus rien ne t'arrive pour la première fois.
Au fur et à mesure que les choses se
répètent, tu commences de plus en plus souvent à faire des
comparaisons. Et les
phénomènes se ressemblent : plus l'expérience
s'approfondit, plus on approche la racine commune des choses. Jusqu'au point
où il faudra bien s'arrêter un jour sur ce chemin du retour :
c'est aussi la racine dont toi-même
as jailli.
Lorsque je t'ai goûté pour la
première fois, melon parfumé, j'ai senti une différence entre toi et les autres fruits. J'ai senti ce qui
te distingue des autres : ta
personnalité. Et j'ai célébré en toi avec
enchantement ce qui n'exprime que
toi, sans même remarquer les autres, ce qui…
C'était la jeunesse.
Cette année en été,
pour la première fois j'ai donné du fil à retordre aux
garçons de restaurant qui n'avaient jamais eu à se plaindre de
moi. J'ai laissé éclater ma colère :
- Remportez ce melon, c'est une vraie
courge.
- C'est impossible, Monsieur – a
dit le garçon. – Aux autres tables, le même melon a
été fort apprécié. Essayez peut-être de le
sucrer.
- Ça ne servirait à
rien, là n'est pas le problème. Le problème est que c'est
une courge.
Jusqu'au jour où, récemment,
après une sérieuse dispute, une triste lumière s'est faite
en moi. Ce n'est pas le melon qui avait perdu du goût cette année.
C'est moi qui suis devenu plus objectif et plus sincère envers
moi-même et envers le monde. Ce n'est pas ce melon qui sentait la courge, c'est le melon en général qui a un peu le goût de la courge,
logiquement et par définition, pour la simple raison que le melon et la
courge sont proches parents et l'origine roturière transparaît
derrière le travail de la sélection. Et désormais je la
sens sur tous les melons, pas
seulement sur les spécimens dégénérés. Cela
prouve que je suis depuis trop longtemps en ce monde, je ne capte plus mon
expérience et ma culture avec ma raison, elles sont gravées dans
ma peau et dans mes gencives pour déceler une origine ; l'illusion
qui tire plaisir de nuances raffinées, sources de joie et de
beauté, ne m'aide plus.
L'Art éternellement jeune se meurt,
s'approche la Sagesse toujours vieille.
*
Sagesse acariâtre, nerveuse, qui
cherche et trouve constamment la loi, les tenants et les aboutissants, la
racine commune en tout : maigre consolation pour le doux bonheur superficiel
sur les ondes duquel nous flottions jadis "comme un bouchon de
liège".
C'est ainsi qu'au pas de course, selon la
loi des séries décroissantes, nous perdons nos chances, la vie
s'éloigne à vitesse redoublée. Au fur et à mesure
que nous perdons nos forces la vie nous retient de moins en moins ; en
même temps nous devenons de plus en plus difficiles et exigeants. Nous
n'apprécions plus que le plus beau, le parfait. Nous exigeons un choix
de plus en plus sévère parmi ceux qui nous choisissent de moins
en moins.
La seule consolation est que de cette
façon nous sommes de moins en moins intéressés par la vie.
Pourquoi nous
intéresserait-elle ? Elle n'apporte plus rien de neuf.
Une jeune fille d'une beauté
éclatante ? Nous avons connu sa mère. La blancheur du menton
nous fait trop penser au double menton qu'il deviendra : nous le savons,
nous avons vu l'original.
De plus en plus de cheveux dans la soupe,
des cheveux invisibles que nous
voyons dans le bouillon : nous nous rappelons l'animal poilu dont il est
fait.
Et même si de temps en temps…
Comment Heine dit-il déjà ? "Und wenn ich den Sieg
geniesse, fehlt das Beste mir dabei…"[1] Tout
comme Endre Ady dans "Gloire et ivresse, source de migraine".
Ne m'en veux pas, mon cher melon. Je
prétends simplement que tu as un soupçon de goût de courge.
Ce n'est pas de ta faute. Ne te sens pas insulté. Crois-moi, ce n'est
pas discourtoisie de ma part puisque la courge n'a rien de laid ou de
répugnant comme ce qui lui permet de grossir… Qu’aurais-tu
dit si j'avais… Sache au contraire que j'ai été grand
seigneur en évoquant la courge. J'ai un vieil ami végétarien
qui affirme : si depuis dix ans je ne mange plus de viande, c'est parce
que j'ai compris que toute chair a un goût de charogne. C'est moi, vieux
rimailleur, qui te le dis.
Et maintenant adieu.
Car si tu avais représenté la
vie même… C’est ainsi que je prendrai un jour congé de
la vie, en baillant, en traînant les pieds, car j'aurai compris combien
elle ressemble à la mort.
[1] Délaissé par ma jeunesse, de Heinrich Heine : "Même jouissant de la victoire, il y manque la meilleure part"