Frigyes Karinthy :  "Malades rieurs"

 

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FatalitÉ

 

Des quadragénaires bavardent autour de la table. Il est question de la vie, de la chance et de la malchance. Des gens heureux et des gens malheureux.

Les uns se vantent, les autres se plaignent.

Béla se contente de hausser les épaules.

Ni veine ni déveine, ni bonheur ni malheur, dit-il ensuite. Ces choses exceptionnelles distinguent les gens, tout au plus jusqu'à la trentaine. Quand nous atteignons la quarantaine, nous pouvons tout simplement nous tendre la main, nos bilans se soldent à peu près à zéro. En quarante ans un homme normal a traversé tout ce qu'un homme peut traverser en ce monde, "un peu de plus, un peu de moins, solde : néant", comme l'a écrit à l'âge de quarante ans notre ami A. dans un de ses poèmes inspirés lorsqu'il a été brusquement, tel un gamin de vingt ans, pris d'une fièvre révolutionnaire propre à détruire et à renier sa vie marquée des plus brillants succès bourgeois.

- Tu reconnais tout de même l'existence de la chance et de la malchance ? – demande quelqu'un.

- Naturellement. Pendant un moment. Comme aux cartes. Il existe des séries. Mais si tu observes le bilan de la banque de Monte-Carlo, non pas sur un mois, mais sur un an, il apparaîtra que chaque année il montre exactement le même solde en proportion des chances de la banque et du joueur. Ce que vous appelez le Hasard, ne peut bigarrer la vie au point de la rendre désordonnée et excitante que sur une courte période. Dans la longue perspective du temps tout se compense, tout est rapporté à un commun dénominateur par une Loi inconnue que l'on appelle le Destin.

Géza fanfaronne :

- Mon œil, cause toujours, avec ta théorie de la quarantaine. Moi j'ai quarante ans et je touche du bois, toute une série de trucs qui n'ont pourtant pas épargné la plupart de mes connaissances, m'ont été évités. Enfant, je savais déjà que dans certaines choses j'ai un ange gardien et je suis persuadé qu'il continuera de veiller sur moi comme il l'a toujours fait. Évidemment je ne parle pas d'argent ou de succès, c'est autre chose, ça ne dépend pas tout à fait du talisman que l'on  porte déjà au berceau. Mais de quelque chose de plus proche qui concerne les aspects physiques ou corporels…

- Par exemple ?

- Par exemple, pour ne dire que cela, je n'ai jamais été malade une seule seconde. Mes frères et sœurs ont attrapé toutes les maladies contagieuses imaginables, moi qui vivais avec eux, rien. J'ai combattu du premier jour jusqu'au dernier de la grande guerre. J'ai été en Serbie, prisonnier à Komitac, je me suis évadé ; je me suis battu en Galicie et à Doberdo dans l'enfer du front italien – pas un de mes cheveux n'a souffert. J'avais un camarade à l'armée, il était partout avec moi jusqu'à la captivité en Russie, il a, lui aussi, été épargné presque jusqu'à la fin mais ça s'est passé deux jours avant notre libération, il voulait s'allumer une cigarette avec le briquet qu'il m'a emprunté, il l'a essayé pendant cinq minutes, la pierre faisait des étincelles sans rien enflammer, il l'a jeté, il a demandé une boîte d'allumettes. Une heure plus tard il a été emmené par des Cosaques. Nous avons appris par la suite qu'il avait été dénoncé par un gardien parce qu'il aurait transmis des signaux lumineux en morse aux Allemands. On ne l'a pas cru, on l'a exécuté d'une balle dans la tête. Tu vois, c'est ça la déveine. Mais quant à moi…

Béla hausse de nouveau les épaules.

- Tu es sûr que tu as déjà tes quarante ans ?

- Tu vas rigoler : c'est aujourd'hui mon anniversaire. Si je suis ici parmi vous c'est que j'avais pensé que nous allions prendre un verre à ma santé. Prosit, Messieurs. Dans cinq minutes cela fera quarante ans qu'une mère heureuse a mis au monde le bébé né coiffé le plus chanceux du monde qui aujourd'hui a la chance et l'honneur de vous voir tous autour d'une table amicale pour me permettre de vous dire un modeste bis hundert und zwanzig ![1]

Les vieux garçons rient et lèvent leur verre.

- Vive Géza ! À ta santé !

- Bois toi aussi, vieil ours !

Béla sourit.

- Bon, d'accord. Tu m'as convaincu ! Prosit, chère exception qui confirme la règle. Tu ne bois pas ?

- Mais si… mais pour moi… c'est trop… c'est trop fort…

- Allons… tu n'as jamais eu de problèmes… avec l'estomac…

- Justement, cher ami, je ne veux pas en avoir… Il ne faut jamais provoquer l'ange gardien… Juste la moitié… ça suffira… merci, avec de l'eau de Seltz… Garçon, de l'eau de Seltz !

- Oui Monsieur, elle est sur la table…

Et l'instant suivant se produit le cas unique dans les statistiques des faits divers enregistrés depuis quarante ans : la bouteille d'eau de Seltz explose entre les mains de Géza, réduisant son bras en miettes, en tout point de la même façon que l'éclat de shrapnell qui avait rendu András invalide, le tout premier jour de la guerre mondiale.

 

Suite du recueil

 



[1] Jusqu’à cent vingt ans.