Le Grand
Bijoutier
PREMIER
ACTE
Le bureau de l’industriel. Quand le rideau monte, le vieux cambrioleur dirige sa lampe sur un tableau que le cambrioleur est en train de décrocher du mur. Un coffre-fort secret est encastré derrière le tableau. Le cambrioleur entame l’ouverture du coffre avec des gestes prudents mais fermes.
Le Vieux Cambrioleur : Un petit nounours bien foutu, hé, hé, hé… Mais on se
laisse pas impressionner, nous, pas vrai ?
Le Cambrioleur (c’est un jeune homme d’aspect plaisant, habillé
à la perfection des pieds à la tête) : Silence ! Pas un mot
pendant le travail, sauf si c’est indispensable.
Le Vieux Cambrioleur : Il n’y a
personne dans la maison.
Le Cambrioleur : Il y a toujours du personnel. N’oublie
pas que j’exige toujours un maximum de prudence. Passe-moi la chignole ! (Il la lui prend et continue son travail.)
Le Vieux Cambrioleur (rigole silencieusement) : J’imagine la gueule de
l’industriel quand il découvrira…
Le Cambrioleur : Tais-toi, vieux crétin ! Tu as
déjà vu mille fois des choses pareilles.
Le Vieux Cambrioleur : Sûrement pas un
comme ça ! Je parie qu’il n’a jamais imaginé qu’il peut être cassé lui
aussi, avec son propre couteau par-dessus le marché, ha, ha, ha…
Le Cambrioleur : Ta gueule ! Tu riras chez toi,
vieil abruti !
Le Vieux Cambrioleur : Écoute-moi,
fiston ! On laissera les outils dans le nounours, les outils de sa propre
fabrication, dans son propre nounours bien percé, hi, hi, hi…
Le Cambrioleur : Et alors ?
Le Vieux Cambrioleur : Ce sera écrit dans
tous les journaux, le monde entier se moquera de lui.
Le Cambrioleur : Je ne suis pas un humoriste, je ne
travaille pas pour amuser la galerie.
Le Vieux Cambrioleur : Pourtant c’est
ça, la vraie gloire, quand on se moque de la victime. Rappelle-toi mon pauvre
vieux patron (Il se signe.), paix à
son âme, comme il était friand de ce genre de farces.
Le Cambrioleur (ému) : Oh,
papa… C’est vrai, il était encore de l’école romantique…
Le Vieux Cambrioleur : C’était un
artiste du métier, toujours plein d’idées, de manœuvres éblouissantes…
Le Cambrioleur : Nous vivons dans un autre monde. Le
romantisme est mort, c’est maintenant l’ère de la Nouvelle Objectivité… (Il pose un outil.) Je ne trouve pas de
câble dans le mur, apparemment il n’y a pas d’alarme… Passe-moi l’autre
chignole. (Il la reçoit et commence à
s’en servir.)
Le Vieux Cambrioleur (enchanté) : Oh, ce bruit… Ce doux bourdonnement… La plus
belle musique au monde. J’en frissonne de plaisir dans la colonne vertébrale.
Le Cambrioleur : Je la trouve trop bruyante. Je
l’aimerais mieux pianissimo. Si quelqu’un entrait dans la pièce voisine, il
l’entendrait…
Le Vieux Cambrioleur : Je ne crois pas…
Mais essaye de la régler moins fort.
Le Cambrioleur : Je n’y arrive pas. (Fâché.) Pourquoi il me fait chier, cet
outil ?
Le Vieux Cambrioleur : Elle est toute
neuve, c’est la première fois qu’on s’en sert. (Pris d’une peur superstitieuse.) Eh, fiston, et si cet industriel a
trafiqué ses produits pour qu’on ne puisse pas s’en servir contre lui ?
Le Cambrioleur : Idiot ! Cette chignole est tout
simplement médiocre. Cet industriel doit se sentir trop sûr de son marché et il
ne soigne pas assez la qualité. Mais je tordrai le cou à sa réputation !
Le Vieux Cambrioleur : Tu n’as qu’à
mettre une annonce dans les journaux : cambrioleurs, faites gaffe,
n’achetez pas cette chignole !
Le Cambrioleur : Je vois que les journaux te sont
montés à la tête. Mais l’idée me plaît, je le ferai si je n’arrive pas à ouvrir
ce nounours… Ah là, je ne suis pas loin de la serrure !... (Un craquement.) Et merde ! Le foret
est cassé ! (En colère, il jette la
chignole par terre. Puis, après quelques secondes d’hésitation.) La pince,
vite ! (D’un geste habile il extrait
le foret de la serrure.) Le crochet numéro deux ! (Il manipule quelques secondes, puis le
coffre s’ouvre.)
Le Vieux Cambrioleur : Hourra !
Le Cambrioleur : Ramasser ! Vite ! (Il arrache la lampe des mains du vieux et
pendant que l’autre ramasse les outils, il attrape une poignée de bijoux dans
le coffre et commence à les examiner soigneusement à la lumière de la lampe.
Soudainement il s’écrie.) Mais… (À ce
moment s’ouvre la porte de la pièce voisine, on allume l’électricité, et
l’industriel apparaît sur le seuil, les mains dans les poches de son pyjama de
soie.)
Le Vieux Cambrioleur (bouche bée) : Merde alors !
Le Cambrioleur (ébahi) : D’où
sortez-vous ?
L’industriel (sourit) : J’aurais
plus le droit de vous demander la même chose. En effet, je suis chez moi.
Le Cambrioleur (indigné) : Mais
vous deviez vous trouver à une séance de l’Union du Patronat.
L’industriel : C’est
vrai. Vous êtes bien informé. Mais j’avais mal à la tête, je me suis recouché.
J’espère que vous n’avez rien contre ?
Le Cambrioleur : Bien sûr que si. Je considère comme
une négligence de se recoucher à cause d’une petite céphalée, quand
d’importants intérêts commerciaux dépendent de votre présence. Dès lors je
comprends pourquoi sortent de vos usines des produits d’aussi piètre qualité. (Il lui tend le foret cassé.)
L’industriel : Ah,
aurais-je affaire à un de mes clients ?! Enchanté !
Le Cambrioleur : Plus maintenant. J’avais pensé qu’il
était loyal que j’ouvre votre coffre-fort avec des outils fabriqués dans vos
usines. Mais désormais…
L’industriel : J’ignore
ce que vous leur reprochez. Je vois au contraire que vous vous en êtes servi
utilement.
Le Cambrioleur : Je le dois à mon seul talent, parce
que le fonctionnement de la chignole était lamentable. Tout d’abord elle est trop
bruyante, ce qui est une faute fondamentale, ensuite le foret a cassé. Cela m’a
mis dans une telle colère que je l’ai jetée par terre.
L’industriel : C’est
ce qui m’a réveillé.
Le Cambrioleur (au
vieux cambrioleur) : Cela doit t’apprendre qu’on n’est jamais
assez prudent.
Le Vieux Cambrioleur : Comment
aurait-on pu deviner qu’on avait affaire à un mec aussi bordélique ?
Le Cambrioleur : Il faut penser à tout. Mais même comme
ça, on n’a pas prévu quelque chose d’encore plus grave… (À l’industriel.) Monsieur, ces bijoux sont faux !
Le Vieux Cambrioleur (pousse un grognement) : Quoi ?!
L’industriel : Oh,
vous vous en êtes aperçu ? Félicitations, Monsieur, vous avez de bons
yeux.
Le Cambrioleur (troublé) : Vous…
vous le saviez ?
L’industriel : Naturellement.
Et puisque maintenant vous le savez aussi, je crois que rien ne vous empêche de
les remettre.
Le Vieux Cambrioleur : Oh, oh, pas si
vite ! Peut-être qu’ils ne sont pas faux, peut-être qu’il l’a admis
seulement, pour que nous les rendions.
Le Cambrioleur (regarde alternativement tantôt les bijoux,
tantôt l’industriel, puis jette les bijoux avec mépris dans le coffre-fort et
se tourne agressivement vers l’industriel) : Est-ce qu’à vos yeux il
est compatible avec votre situation sociale et financière de garder de faux
bijoux dans votre coffre ?
L’industriel : Je
suis désolé de vous avoir déçu. Si j’avais eu la chance de vous croiser ici un
an plus tôt dans des circonstances similaires, je peux vous assurer que vous en
auriez trouvé de vrais.
Le Cambrioleur (légèrement
troublé devant tant de courtoisie) : Pardonnez mon agressivité de
tantôt, mais avouez qu’il y avait de quoi me mettre hors de moi. Je travaille
toujours avec soin et précision. Je ne suis pas venu chez vous par hasard. Je
suis venu chez un des bourgeois les plus riches de la ville, après une
soigneuse enquête préalable, j’ai passé près d’une semaine à observer la
maison, cela m’a coûté du travail et des frais. Mais tout cela n’est rien par
rapport à la catastrophe qui n’aurait pas manqué de se produire si je n’avais
pas reconnu ces excellentes falsifications : ma réputation en affaires
aurait été anéantie. J’espère que vous admettrez que mon indignation était
fondée.
L’industriel : Je
l’admets. Mais puisque je vous ai empêché de les emporter, cela n’a plus
d’importance maintenant. En revanche, je veux bien m’engager à rembourser vos
frais, si tout cela reste entre nous…
Le Vieux Cambrioleur (avec un large sourire) : Ça devient intéressant…
Le Cambrioleur : Je n’y suis pas tout à fait…
Le Vieux Cambrioleur (à l’industriel) : Alors comme ça, on a vendu le butin,
hein, Papa ? Ni vu ni connu, bien sûr, parce que ça aurait craint dans la
boîte si ça s’ébruitait, hein, mon vieux ? Mais quelqu’un pourrait avoir
un jour l’idée de vous interroger : où il est ce
magnifique trésor… ? Hi, hi, hi… Je tombe juste ?
L’industriel : Parfaitement.
Je vois que vous êtes un vieux très intelligent.
Le Cambrioleur : Si je comprends bien, votre situation
actuelle n’est pas très brillante ?
L’industriel : C’est
le moins qu’on puisse dire.
Le Vieux Cambrioleur (à l’industriel) : On veut quand même être payé cash, mon
vieux, et largement, pensez à nos frais.
Le Cambrioleur : Tais-toi enfin. Ramasse les affaires
et range tout à sa place. (À l’industriel
en hochant la tête avec des reproches mais aussi un peu de sympathie.) Ça,
je ne l’aurais pas pensé. Une firme aussi ancienne, aussi respectable…
Aujourd’hui on ne peut plus faire confiance à personne.
L’industriel : Hélas,
la crise économique ne nous a pas épargnés nous non plus. Vous n’en souffrez
pas, vous ?
Le Cambrioleur : Bien sûr que si. Le prix des bijoux a
chuté de plus de moitié. Il faut savoir que je suis un spécialiste, je ne
travaille qu’en bijoux – or la demande sur le marché est près de zéro
actuellement.
L’industriel : D’accord,
mais vous ne payez pas d’impôts ni de charges sociales, et la marchandise ne
vous coûte rien. Vous pouvez la revendre à n’importe quel prix.
Le Cambrioleur : Vous faites erreur, Monsieur. J’ai
d’énormes frais de fonctionnement. Je dois mener un train de vie luxueux,
descendre dans les hôtels les plus chers, suivre la mode pour me vêtir,
posséder un parc de voitures, et je l’avoue, je suis même contraint de
fréquenter les champs de courses.
L’industriel (amusé) : Les
champs de courses… Allons, allons.
Le Cambrioleur : Je suis désolé, mais la plupart de mes
clients sont des millionnaires et je dois m’adapter à leur train de vie. Cela
peut me prendre des semaines de préparer un coup, et pourtant, même en cas de
succès, ça ne me rapporte guère.
L’industriel : même
si vous ne gagnez pas plus que vos frais, vous menez une vie agréable.
Le Cambrioleur : Sans m’y plaire. J’en ai par-dessus la
tête des gens que je fréquente, le plus souvent ils sont indifférents et vides,
il est impossible de s’entretenir de sujets sérieux et nobles avec eux.
Croyez-moi, je fermerais volontiers boutique si je savais quoi faire ensuite.
J’ai trente-trois ans, je ne peux pas vivre sans travailler, comme un vieux
rentier.
L’industriel (avec un intérêt ravivé) : Sinon, vous auriez le
capital pour cela ?
Le Cambrioleur : J’ai cent mille livres sterling à mon
nom dans les grandes banques anglaises.
L’industriel (lève sur le jeune homme un regard épaté et
recueilli, puis brusquement semble incrédule) : Cent mille livres sterling ? Pas possible…
Le Cambrioleur : Peu m’importe que vous me croyiez.
Mais pensez que j’exerce mon métier depuis dix-huit ans, et jamais personne n’a
pu m’accuser de manquer d’assiduité.
L’industriel (excité) : Mais
n’est-ce pas une folie de risquer chaque jour la prison quand on possède une
telle fortune ?
Le Cambrioleur (hausse
les épaules) : Je ne peux pas vivre sans travailler. (Avec emphase.) Quel droit avons-nous à
la vie si nous ne travaillons pas ? Et quel est le sens de la vie sans
travail et sans succès ?
L’industriel (excité, fait les cent pas puis s’arrête
devant le jeune homme, désigne un fauteuil et l’invite à s’asseoir) : Prenez place, je vous
prie. (Le cambrioleur est troublé, mais
la courtoisie parfaite de l’industriel a raison de sa réticence et il s’assoit.)
Voulez-vous une cigarette ?
Le Cambrioleur : Merci, je ne fume pas.
L’industriel : Préférez-vous
un petit cognac ?
Le Cambrioleur : Merci, je ne bois jamais d’alcool.
Le Vieux Cambrioleur (pendant qu’il range tout et raccroche le tableau au mur) : Remarquez,
moi c’est pas pareil, je boirais bien la part de mon
patron.
Le Cambrioleur (indigné) : Tu
n’as pas honte ? C’est quoi, ce style ?
L’industriel (au vieux) : Mon cher ami, cela va de soi ! Vous
m’obligerez si vous trinquez avec moi. (Il
verse pour eux deux.)
Le Cambrioleur : Je dois avouer, Monsieur, que je me
sens un peu gêné. Vous êtes trop obligeant. Je ne sais vraiment pas comment… Je
ne me suis jamais trouvé dans une situation semblable, je n’aurais jamais cru
possible qu’un…
L’industriel : C’est
tout naturel.
Le Cambrioleur : Je n’ai jamais douté un instant que
les Messieurs du beau monde dans la compagnie desquels je passe le plus clair
de mon temps m’enverraient sans hésiter en prison s’ils découvraient qui je
suis. Il serait exagéré de dire que j’ai des remords de les mener en bateau,
néanmoins j’ai des sentiments inconfortables à leur égard. J’irai jusqu’à dire
que la dissimulation permanente heurte ma dignité. Par contre vous, sachant qui
je suis…
L’industriel (s’est assis et a allumé une cigarette) : Allons… c’est peu de
chose…
Le Cambrioleur : Ne me comprenez pas mal, je n’ai
nullement honte de mon métier. C’est mon bon et très cher père qui me l’a
appris, comme lui, du sien. Quand j’étais plus jeune, il m’a souvent expliqué
que notre métier traditionnel n’est nullement inférieur à tous les autres, au
contraire : sur le plan moral, notre position ouverte et directe est bien
plus pure et plus honnête que beaucoup d’autres moyens de gagner sa vie. Ce
n’est pas la profession, aimait dire mon cher père, mais c’est le caractère qui
rend l’homme intéressant et respectable.
L’industriel : C’est
très juste. Ça ne regarde personne comment un gentleman acquiert sa fortune. Et
je vais vous prouver que ce que je dis, je le pense sérieusement. Je n’irai pas
par quatre chemins, j’ai une proposition à vous faire… (Après une courte pause pendant laquelle le cambrioleur manifeste une
attention tendue.) Associons-nous.
Le Cambrioleur (sursaute presque de sa chaise mais retombe
pris de panique et bredouille) : Vous…
Vous… voulez… vous…Vous voulez exercer le métier que je fais ?
L’industriel (rit) : Non,
non… Je ne suis plus assez jeune. J’ai songé plutôt le contraire.
Le Cambrioleur (bêtement) : Le contraire ? Je ne comprends pas.
L’industriel : Pourtant
c’est simple. Moi j’ai besoin de capitaux pour redresser mon entreprise. Vous
possédez ce capital, et comme vous l’avez dit, vous abandonneriez volontiers
l’exercice de votre métier actuel, si vous saviez quoi faire après. Eh bien, je
vous offre une opportunité : je suis prêt à vous prendre dans ma firme
comme associé de rang égal, si vous y investissez le capital convenable…
Le Cambrioleur (après un certain silence) : C’est impossible. C’est
impossible.
L’industriel (sourit) : Pourquoi ?
Le Cambrioleur : Parce que… je ne sais pas comment
dire… C’est tellement invraisemblable. Vous pensez cela sérieusement ?
L’industriel : Naturellement.
Le Cambrioleur (après une pause) : Non, Monsieur, je regrette, c’est impossible.
Vous ne craindriez pas que moi…
L’industriel : Non,
j’écoute mon instinct et je vous fais pleinement confiance.
Le Cambrioleur : C’est un grand honneur pour moi,
merci. Mais pardonnez ma sincérité, je ne peux pas vous en dire autant.
L’industriel (étonné) : Vous
auriez peur de moi ?
Le Cambrioleur : Non, il ne s’agit pas de votre
personne. Vous êtes quelqu’un de très respectable. Je suis méfiant à l'égard de
votre profession.
L’industriel (étonné) : Tiens
donc. C’est sérieux ?
Le Cambrioleur : Loin de moi vouloir vous offenser,
mais on se méfie en général de ce qu’on ne connaît pas. Autant j’ai un jugement
sûr de ce qui relève de mon travail, autant je me sens ignorant dans le monde
des affaires.
L’industriel : Cela
importe peu. Quelqu’un qui s’est avéré être aussi excellent dans votre métier,
retombera très bien sur ses pieds dans
le monde des affaires en très peu de temps.
Le Cambrioleur : C’est très aimable, merci. Mais c’est
maintenant que je devrais investir mon capital, en revanche il me faudrait du
temps pour me faire une idée de la situation de votre entreprise.
L’industriel : Faites-la
examiner par des experts, des experts de votre choix, ils vous diront que sa valeur
s’élève à plusieurs fois vos cent mille livres sterling, elle est seulement
momentanément dans l’embarras.
Le Cambrioleur : Je n’en doute pas, mais…
L’industriel : Attendez !
Ne prenez pas de décision tout de suite. Réfléchissez, récoltez des informations,
et faites-moi savoir votre décision, disons, d’ici deux jours.
Le Cambrioleur : C’est entendu. Mais je doute que ma
réponse soit différente dans deux jours. (Il
regarde sa montre.) Je regrette, je dois partir.
L’industriel (avec bonhomie) : Auriez-vous prévu une autre petite excursion
comme celle-ci dans les heures qui viennent ?
Le Cambrioleur : Je ne traite jamais plus d’une affaire
dans la même journée. Non, c’est une affaire strictement privée.
L’industriel : Une
affaire strictement privée signifie le plus souvent une aventure galante.
Le Cambrioleur (sincèrement indigné) : Qu’est-ce que vous
imaginez ? J’ai rendez-vous avec ma fiancée.
L’industriel : Oh,
pardon. Encore que, permettez à l’homme d’expérience de vous faire
remarquer : un mariage n’est jamais pressé.
Le Cambrioleur : Moi, je me soumets sans hésitation aux
ordres d’un sentiment pur. C’est la première fois que je suis amoureux.
L’industriel : Je
vois. Un premier amour, et vous voulez déjà vous marier.
Le Vieux Cambrioleur (soupire) : Ça nous ennuie d’ailleurs beaucoup.
Cambrioleur : Toi, tu te tais.
L’industriel : Ça
t’ennuie, mon vieux ? Pourquoi donc ?
Le Vieux Cambrioleur : C’est moi qui en
souffrirai le premier, vous devez me croire, Monsieur. Et puis il y a aussi la
conscience… (Pause, le cambrioleur baisse
la tête.) Ce jeune homme n’en fait apparemment pas grand cas, il me semble.
Le Cambrioleur (peiné) : Ne
me torture pas, même toi… (Avec une
vigueur feinte.) De toute façon ça n’a rien à voir. On ne charge pas les
étrangers de nos affaires privées.
L’industriel : Vous
m’offensez, mon cher ami. Je vois que vous portez le poids d’un problème plus
grave. Honorez-moi de votre confiance, je pourrai peut-être vous aider. J’en ai
déjà tant vu dans ma vie.
Le Vieux Cambrioleur : Il s’est passé
que…
Cambrioleur : Attends.
Écoutez-moi, Monsieur. J’ai toujours été un fils respectueux de mon père et je
n’ai jamais regretté de suivre ses instructions et ses conseils. Le pauvre, sur
son lit de mort, m’a fait promettre de ne jamais me laisser embourber dans une
affaire amoureuse sérieuse.
Le Vieux Cambrioleur : Alors, dans un
mariage ! Seigneur bon et bienveillant !
Le Cambrioleur : Vous ne pouvez pas savoir ce que ça me
coûte de rompre cette promesse.
Le Vieux Cambrioleur : Et à moi,
alors ! Ma conscience à moi, c’est pour les chiens ? À moi aussi il
me l’a fait promettre, mon bon patron, que Dieu l’ait en sa sainte garde…
Le Cambrioleur : Je n’y peux rien… J’aime et on m’aime.
Qu’y puis-je ?
Vieux Cambrioleur : Faire tes paquets et déguerpir avec le
premier train.
Le Cambrioleur : On ne peut pas échapper à son destin.
Et c’est le destin qui me l’a fait rencontrer. Elle a surgi dans ma vie,
soudain, inattendue, comme un miracle.
L’industriel : Oui,
oui, un premier amour apparaît toujours comme un miracle. Mais la plupart des
miracles ne durent que trois jours.
Le Cambrioleur : Oh, celui-ci dure déjà depuis plus
d’une semaine. Ça faisait une semaine avant-hier que j’ai trébuché
dans son petit pied sur la plage.
L’industriel : Elle
devait avoir de jolis petits pieds, mais soyons francs, trébucher dans un joli
pied ne peut pas encore être qualifié de miracle.
Le Cambrioleur : Savez-vous le nombre des plages que
j’ai déjà fréquentées par le monde sans jamais trébucher ? Cela ne pouvait
pas être l’œuvre du hasard que parmi des centaines de pieds, c’est justement
celui-là qui m’a fait trébucher, au point de me faire tomber à genoux. Pas sur
le nez, pas sur les mains, mais précisément à genoux. J’ai senti dès le premier
instant que cela avait une importance décisive, que cette fois je n’avais
aucune échappatoire, puisque c’est tombé à genoux que j’ai levé mon premier
regard sur elle.
Le Vieux Cambrioleur : Quelle poisse
que tu n’aies pas marché sur le pied d’une vieille et grosse mémé !
Le Cambrioleur : Voilà, c’est ça. C’était elle. Son
petit corps merveilleux et aérien flottait presque dans la lumière du soir,
elle était une sainte préraphaélite…
L’industriel : Bravo !
Je n’aurais pas cru que vous puissiez vous enthousiasmer à ce point pour une
femme. Cela me plaît. Et dites-moi, est-ce un roman en rapport avec votre
métier ? Est-ce un amour bohème ?
Le Cambrioleur : Dans ma vie privée je ne peux avoir de
relation qu’avec des dames à tous points de vue irréprochables.
L’industriel (interloqué) : Vous ne voulez tout de même pas dire qu’il
s’agit d’une fille de bonne famille de par ici ?
Le Cambrioleur : Mais si. Pourquoi ?
L’industriel (son premier étonnement était sincère, une
alarme bourgeoise, mais ensuite il profite de l’excellente occasion) : Ciel, mon cher ami,
permettez-moi de faire appel à votre conscience. Vous savez que vous pouvez
vous faire pincer à tout moment ? Vous gâchez pour toujours la vie d’une
jeune fille innocente, si vous l’épousez et vous vous entêtez à poursuivre
votre métier…
Le Cambrioleur (baisse la tête, puis après une pause) : Je n’ai pas encore osé
mener ma réflexion aussi loin. (Il se
secoue.) Mais cela ne sera peut-être pas nécessaire. Je me sens sûr de moi,
il est impossible qu’un malheur m’atteigne.
L’industriel (en bon tacticien, il sait que son premier
tir a atteint son but, il n’insiste pas davantage) : À vous de voir.
Le Cambrioleur : Hélas, je n’ai pas obtenu l’accord de
sa mère…
Le Vieux Cambrioleur (avec un geste de
mépris): Ne sois pas
aussi gosse, fiston. Tu es bien pris dans le filet, on te sortira de l’eau
quand on voudra. Si sa vieille fait encore des chichis, c’est pour te harponner
encore plus et mieux traire la vache après.
Le Cambrioleur : Je t’interdis ce ton ! Sa chère
maman, en parente aimante, pèse l’affaire avec circonspection. Il n’est que
trop respectable que même étant veuve et pauvre, elle ne court pas les bons
partis. Cela ne lui en impose nullement que j’habite au Grand Hôtel, que je
circule en auto, elle dit qu’avec ça je pourrais aussi bien être un escroc.
L’industriel : Pardon,
en quelle qualité ces dames vous connaissent-elles ?
Le Cambrioleur : En homme d’affaires. J’essaye de jouer
l’homme d’affaires d’assez haut vol, qui a des intérêts dans toutes les parties
du monde. Mais cela non plus ne plaît guère à la chère maman. Elles descendent
d’une très vieille famille de la noblesse, dit-elle, et elle préférerait voir
sa fille choisir un propriétaire terrien ou un haut fonctionnaire vivant de ses
rentes. Mais s’il faut que ce soit un homme d’affaires, au moins que ce soit
quelqu’un ayant ses racines, ses entreprises, ici ou…
L’industriel (rit) : C’est
bien, très bien. Je partage pleinement l’opinion de cette chère maman. Je n’ai
pas compté sur une aussi parfaite alliée…
Le Cambrioleur (se penche soudainement en avant, à l’écoute) : Chut… (Il tend l’oreille.) J’entends des pas
dans l’escalier. Des pas légers, furtifs. Des pas de femme.
L’industriel (écoute) : Je
n’entends rien. Ou… Peut-être. Mais comment savez-vous que c’est une
femme ?
Le Cambrioleur : À ses pas. Une femme jeune et svelte.
L’industriel : C’est
peut-être ma fille. Elle a dû remarquer la lumière ici. (Il observe alentour.) Aucune trace du… Oui, je crois que tout est
en ordre. Nous menons des pourparlers d’affaire confidentiels. Mais le
vieux ?
Le Cambrioleur : C’est mon secrétaire. (Il reste à l’écoute.) Elle semble très
habile, je ne serais pas étonné qu’il s’agisse d’une professionnelle… (En chuchotant.) Elle doit être blottie
juste derrière la porte…
L’industriel (à haute voix) : Hello, darling. Je
suis d’avis qu’il n’est pas comme il faut pour une jeune femme du monde
d’écouter aux portes.
La Jeune fille (entre) : Tu as l’oreille fine, Papa. (Elle remarque les étrangers.) Oh, pardon ! Mais ces Messieurs,
comment ont-ils fait pour entrer ?
L’industriel : Nous
traitons une affaire commerciale très importante et confidentielle, ma chérie.
La Jeune fille (dévisage son père de haut en bas) : En pyjama ?
L’industriel (un peu gêné) : Ces Messieurs sont arrivés en retard, j’étais
déjà au lit.
La Jeune fille : En
bas tout est noir, le personnel dort, qui a fait entrer ces Messieurs ?
L’industriel : Moi-même.
Je ne voulais pas que quiconque soit au courant de leur visite… Et maintenant,
mon ange, ne pose pas d’autre question et laisse-nous travailler, s’il te
plaît.
La Jeune fille (avec un sourire sous-entendu) : Dis-moi, Papa, n’y a-t-il pas
une femme qui se cache derrière tout ça ? Le vieux monsieur pourrait être
un père cruel, le plus jeune, un fiancé trompé. Mon cher pauvre père, tu t’es
fait pincer ?
Le Cambrioleur (à la fois choqué et admiratif) : Mais, Mademoiselle,
comment pouvez-vous parler ainsi ? Qui plus est, de votre père ?
L’industriel : Ton
idée me flatte, ma chérie, mais hélas tu te trompes. Ce jeune gentleman n’est
pas un fiancé trompé, mais il est mon associé à compter d’aujourd’hui. (Le cambrioleur et le vieux cambrioleur sont
abasourdis, ils en ont le souffle coupé. L’industriel aimerait fournir une
explication de leur étonnement muet, il leur dit comme en quêtant des excuses.)
Je n’aurais pas pu le cacher longtemps à ma fille… Et comme nous étions
d’accord dans les grandes lignes…
Le Cambrioleur (incapable de prononcer un mot) : Je… Je… Je…
La Jeune fille : Ne
craignez rien, je ne le dirai à personne. Mais Papa, j’ignorais que tu
cherchais un associé.
L’industriel : L’usine
a besoin d’argent, mais je ne voulais pas t’inquiéter.
La Jeune fille (au cambrioleur) : Vous êtes un homme
d’affaires ?
Le Cambrioleur : Non.
La Jeune fille : J’en
étais sûre, vous paraissez trop honnête. Je suis certaine que vous n’avez pas
l’intention de dépouiller Papa…
Le Cambrioleur (un peu étonné) : Qu’est-ce que vous entendez par là ?
La Jeune fille : Oh,
Papa est du genre naïf et n’aime pas beaucoup travailler. Il préfère courir les
jupons.
Le Cambrioleur (indigné) : Excusez-moi,
Monsieur, comment pouvez-vous tolérer cela ? Ça ne me regarde pas mais je
trouve indigne qu’une jeune fille parle comme cela de son père.
La Jeune fille (rit) : N’est-il pas mignon de s’indigner de cette
façon ? Pardon, mais je n’aurais pas cru que des âmes aussi innocentes et
angéliques habitent encore sur cette Terre. Mais comment pourrez-vous gérer une
grande firme si vous êtes aussi naïf dans les affaires également ?
Le Cambrioleur : Mais moi je ne compte nullement…
La Jeune fille : Vous
comptez ou pas, Papa finira par vous faire mener ses usines dès que vous aurez
appris le métier, ça, je vous le garantis.
L’industriel : Je
crains, ma chérie, que tu décourages notre ami.
La Jeune fille (au cambrioleur) : Mais ne vous faites pas trop de
soucis. Je serai là moi aussi au début et je vous aiderai. Quand
commencez-vous ?
Le Cambrioleur : Mais moi… Moi…
L’industriel (lui coupe aussitôt la parole) : Je suis d’avis qu’il vaut
mieux qu’on aborde les détails demain dans mon bureau. Ce sera une occasion de
connaître nos affaires.
La Jeune fille : C’est
très bien, j’y serai également. À quelle heure demain ?
L’industriel (au cambrioleur) : Disons, à dix heures le matin, ça va ? (Le cambrioleur, subjugué par une telle
supériorité impertinente, est incapable de répondre.)
La Jeune fille (légèrement effrayée) : Ce n’est pas un peu trop
tôt ?
L’industriel (rit) : Je
crains que notre ami doive se passer de ton aide. À l’heure où tu te lèveras,
il aura déjà quitté l’usine.
La Jeune fille : Ça
non, alors. (Au cambrioleur.) Soyez
sûr que si je fais une promesse, je l’assume… Maintenant je vais me coucher, je
compte être fraîche et exacte demain matin. Bonne nuit (Elle tend la main au jeune homme.) Ravie d’avoir fait votre
connaissance. (Elle se tourne vers
l’industriel, elle l’embrasse.) Tu as toujours été chanceux dans la vie,
Papa, fais confiance à mon instinct : tu as tiré la bonne carte. (Elle sort.)
Le Cambrioleur (revient à lui) : Que signifie tout cela, Monsieur, c’est inouï…
Je ne trouve pas de mots.
L’industriel : Vous
auriez pu me démentir ouvertement. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
Le Cambrioleur : Parce que je déteste les situations
pénibles, je ne voulais pas vous contredire.
L’industriel : J’avoue
que je comptais là-dessus. Et croyez-moi, ce n’est pas uniquement dans votre
intérêt que fait ce petit mensonge. Un jour vous me serez reconnaissant de vous
avoir forcé la main.
Le Cambrioleur : Je n’ai rien accepté. On ne peut me
forcer à rien.
L’industriel : Vous
êtes un gentleman, votre promesse faite à ma fille vous oblige.
Le Cambrioleur (interloqué) : J’ai promis quelque chose ?
L’industriel : C’est
elle qui vous attendra à dix heures demain matin, et vous n’avez guère dit que
vous ne viendriez pas. On ne pose pas un lapin à une dame…
Le Cambrioleur : Cela est vrai, et je ne veux pas le
faire. Mais mon avis aura pu changer entre-temps.
L’industriel : J’espère
bien que vous ccepterez mon offre. En réalité vous
devriez être heureux que je vous dispense d’avoir à décider. N’oubliez pas que
si vous êtes vraiment amoureux et sur le point de vous marier, vous devez
renoncer à la vie que vous menez.
Le Cambrioleur (après un assez long silence) : Je crains que là vous
n’ayez raison…
L’industriel : Et
ce ne serait pas bête de chercher quelque chose, or vous ne trouverez pas de
meilleure occasion…
Le Cambrioleur (ébranlé) : Je
ne sais pas… Nous en reparlerons demain.
Le Vieux Cambrioleur (effrayé): Pour l’amour du ciel…
Le Cambrioleur : Je n’ai encore rien décidé. Je vais
réfléchir.
Le Vieux Cambrioleur : Jeune homme,
écoute-moi. Il n’y a rien à réfléchir. Il faut courir à la gare et mettre les voiles
tant qu’il n’est pas trop tard…
Le Cambrioleur : Tais-toi. (À l’industriel.) Bonsoir, à demain.
L’industriel : Je
peux compter sur vous ?
Le Cambrioleur : J’ai donné ma parole, à dix heures à
l’usine.
Le Vieux Cambrioleur (suppliant): Mais non…
Le Cambrioleur : En avant ! (Il s’incline devant l’industriel.) Monsieur…
L’industriel : Je
vous raccompagne.
Le Cambrioleur : Ne vous fatiguez pas, nous sortirons
comme nous sommes entrés (Au vieux
cambrioleur.) Bouge-toi, vieux !
Le Vieux Cambrioleur (sort par la fenêtre et
crie du dehors): La voie
est libre ! (Le cambrioleur le suit.)
L’industriel : Ciel,
soyez prudent. Si on vous voyait !
Le Cambrioleur (on ne voit plus que sa main accrochée au
bord de la fenêtre) : Ne
craignez rien, j’y serai à dix heures. À demain ! (Il disparaît.)
L’industriel (se penche à la fenêtre avant de lui crier) : Monsieur, encore une
seconde.
Le Cambrioleur (d’an bas) : Je vous en prie.
L’industriel : Votre
nom, Monsieur, s’il vous plaît.
Le Cambrioleur : Oh, pardon ! J’ai oublié de me
présenter… Comment on est censé s’appeler aujourd’hui ?
Le Vieux Cambrioleur : Zut alors, moi
aussi j’ai oublié dans ce chambard… Je jette un œil dans mon carnet. Quel jour
sommes-nous déjà ? Ah oui, jeudi…
Rideau rapide